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Instaurer un droit de la nationalité pour les colonisés

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L’émergence d’un droit de la nationalité propre aux colonisés est conditionnée par

celle d’une catégorie distincte du Français et de l’étranger, qu’on va nommer « indigène » : elle sera le produit de différents facteurs parmi lesquels l’imaginaire du colonisateur, le droit en vigueur avant la conquête, les pratiques administratives ou diplomatiques jouent un rôle aussi important que la législation relative à la nationalité ou le droit international public. Toutefois, tous les contextes ne seront pas également propices à son apparition, laquelle ne va pas de soi. Pourtant, l’émergence de cette catégorie n’est pas une pure innovation au regard de la longue histoire du droit colonial français : l’Ancien Régime avait déjà, auparavant, consacré celle de « sauvage ». En effet, on trouvait cette disposition générale dans toutes les concessions de privilèges coloniaux :

Ordonne que les descendants des Français qui s’habitueront aux dits pays, ensemble les sauvages qui seront amenés à la cognoissance de la foy et en feront profession80, soient désormais censés et réputés pour naturels François et comme tels puissent venir habiter en France, quand bon leur semblera, et y acquérir, tester, succéder, accepter donations et legs tout ainsi que les vrais régnicoles et naturels François, sans être tenus de prendre aucune lettre de déclaration ni de naturalité. 81

D’une part, les descendants des Français ayant émigré dans les colonies se voyaient garantir la conservation de leur nationalité (« Ordonne que les descendants des Français qui

s’habitueront aux dits pays… soient désormais censés et réputés naturels François ») ; d’autre

part, les sauvages vivant dans ces territoires n’étaient pas Français : ils pouvaient le devenir en se convertissant au catholicisme.

En droit, il s’agissait d’une des dispositions les plus libérales du droit de la nationalité d’alors : il était plus facile pour un Peau-Rouge de Nouvelle-France de devenir régnicole qu’à un riche marchand étranger établi en France82. En effet, comme le disait Jacques Lafon, « Sous

80 C’est moi qui souligne.

81 On trouve pour la première fois cette disposition en 1634 dans la charte royale de la Compagnie des Cents Associés, donnée par Louis XIII à l’instigation de Samuel Champlain pour la colonisation de l’Amérique du Nord. Cf. P. SAHLINS, Unnaturaly French, op. cit., pp. 182-183 ; Bernard DURAND, Premiers modèles et premières leçons de la justice coloniale in Bernard DURAND & Martine FABRE (dir.), Le juge et l’outre-mer, T.1, Phinée le devin ou les leçons du passé, Lille, CHJ, 2005, pp. 13-41., notamment pp. 19-20. Cf. aussi Michel MORIN, La colonisation française et britannique en Amérique du Nord et le statut des peuples autochtones, ibid., pp. 147-156, notamment pp. 150-153 ; H. SOLUS, Traité de la condition des indigènes en droit privé, op. cit., p. 155. 82 En droit, car dans la pratique, à partir du règne de Louis XIV, les naturalisations sont accordées de manière quasi-automatique : « Naturalization, following the correct protocol and gained procedure, gained an automatic quality, and only in special and extenuating circumstance was it subjected to the discretionary opinions of the king or his concillors. To claim that naturalization gained an automatic quality seems counterintuitive, because legally speaking the privilege cas a discretionary gift of the king. In fact, the increasingly automatic procedure of naturalization was the administrative couterpart of the shift of citizenship form politics to law, the depolitcization of French citizenship in early modern France. Especially beginning in the reign of Louis XIV, everything turned on administrative law, on protocol.” P. SAHLINS, Unnaturally French, op. cit., pp. 77-78; plus largement, cf. pp. 65-107.

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l’Ancien régime, ce qui l’emporte, c’est la catholicité. A partir du moment ou un homme libre est catholique, il est régnicole. »83

La nationalité, dans les colonies, se voyait ainsi assigner un rôle particulier : traduire en droit la justification religieuse qui présidait à la constitution du premier Empire colonial français.

En sera-t-il de même dans le second Empire colonial, dont la constitution est justifiée cette fois par la mission civilisatrice ? Dans ce cas, comment le colonisé pourra-t-il se convertir à la civilisation84 ? Cette dernière ne pourra-t-elle être que française ?

Pourtant, après la chute définitive de Napoléon en 1815, les colonies restituées à la France en application du traité de Paris du 30 mai 1814 ne paraissent pas, dans leur majorité, propices à la réapparition d’une catégorie du droit de la nationalité propre aux colonisés : dans les colonies de plantation que sont la Martinique ou la Réunion, la distinction entre hommes libres repose sur la couleur85, et non sur la nationalité.

Toutefois, les établissements français de l’Inde (Pondichéry, Chandernagor, Mahé, Yanaon, Karikal), dont la monarchie restaurée reprend progressivement possession en 1816, ont cette particularité : leurs habitants de couleur ne sont pas des esclaves ou des descendants d’esclaves originaires d’Afrique noire et on leur permet de continuer à être régis par leurs coutumes86.

Pour la première fois dans l’histoire moderne de la nationalité peut se produire la rencontre entre le Code civil, qui contient tout autant les dispositions essentielles relatives à la nationalité, en son titre 1er, que la législation civile à laquelle sont soumis tous les Français, et les droits civils semi-coutumiers auxquels sont soumis les originaires des comptoirs.

C’est un arrêté du gouverneur daté du 6 janvier 1819 qui promulgue les codes napoléoniens, mais d’une manière assez peu orthodoxe :

Art. 1er- Les différents codes composant aujourd’hui la législation française, à l’exception du code d’instruction criminelle, sont promulgués dans les Etablissements français de l’Inde, pour y avoir leur exécution en

83 Jacques LAFON, Histoire des droits coloniaux, in Itinéraires, op. cit., pp. 287-341, p. 328. Sur la condition de catholicité dans la « nationalité avant la lettre », cf. infra.

84 J’emprunte cette expression à Ismaÿl Urbain. Cf. infra. 85 Sur le préjugé de couleur, cf. glossaire.

86Sous la Révolution, les Indiens n’avaient pu participer aux élections et étaient considérés comme des hommes libres de couleur. Encore dans le giron français quand, le 28 mars 1792, l’Assemblée législative accordait aux libres de couleur les mêmes droits qu’aux blancs, les comptoirs furent occupés par les Anglais à partir de 1793. Cf. David ANNOUSSAMY, L’intermède français en Inde. Secousses politiques et mutations juridiques, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 308 ss ; pp. 238 ss.

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tout ce qui n’est pas contraire au règlement du 22 février 1777, à l’édit de 1784, aux autres édits, déclaration du Roi et règlements dont l’utilité a été consacrée par l’expérience, lesquels continueront d’être observés dans les tribunaux comme loi de localité. (…)

Art. 3- Les Indiens soit chrétiens, soit maures ou gentils, seront jugés, comme par le passé, suivant les lois, usages et coutumes de leur caste. Voici une « nation indienne» dont les membres appartiennent à différentes religions, le christianisme, l’islam (les « maures ») et l’hindouisme (les « gentils ») sans qu’aucune, sauf dans l’ordre d’énumération, ne jouisse d’une prééminence particulière.

Promulgué à titre subsidiaire, dès lors qu’il n’est pas contraire au droit légué par l’Ancien régime, dont les coutumes indigènes font partie, le Code civil s’applique en conséquence à titre subsidiaire aux Indiens. C’est la lecture constante de l’arrêté de 1819 que feront les magistrats officiant sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, afin d’élargir son champ d’application87 .

De ce fait, les natifs sont Français, en l’absence de disposition contraire au titre 1er du Code, notamment relatif à la nationalité d’origine. Contester la qualité de Français dont jouissent les Indiens reviendrait à condamner l’œuvre de francisation du droit indigène accomplie par les magistrats.

Une troisième catégorie du droit de la nationalité ne peut donc émerger : les natifs constituent une sous-catégorie de Français.

Par la suite, la loi du 24 avril 1833, applicable dans le minuscule Empire colonial d’alors, supprimera toute discrimination en matière de droits civils et politiques entre hommes de couleur libres et hommes blancs. Elle disposera :

87 Cette lecture sera consacrée par la Cour de cassation en 1902 (Calvé Kichenassamy Chettiar contre Calvé Sangara Chettiar – D.1902, I, p. 300) : « Attendu que si dans les établissements français de l’Inde, les hindous sont jugés suivant les lois, usages et coutumes de leur caste, ils sont néanmoins soumis dans les cas non prévus par leur législation particulière, aux dispositions générales des codes français, qui sont compatibles avec cette législation. » Cité in D. ANNOUSSAMY, L’intermède français en Inde, op. cit., pp. 241-242, (qui ne donne pas la date de cet arrêt).

En 1827 le tribunal de la Chaudrie, la juridiction indigène, est supprimé et remplacé par un tribunal de 1ère instance calqué sur le modèle français ; enfin l’ordonnance royale du 7 février 1842, qui sera en vigueur jusqu’à la cession des territoires à l’Union indienne, consacre un système proche du modèle métropolitain (tribunal de 1ère instance ou justice de paix à compétence étendue, cour d’appel). La justice est rendue par des magistrats professionnels, formés au droit français. En matière de coutumes indigènes, on sollicite sur des points de droit abstraits un comité consultatif de jurisprudence indienne.

On schématise un peu, eu égard à la complexité de l’évolution. Sous l’Ancien régime, malgré son rôle dans la pratique, le tribunal de la Chaudrie ne fut jamais évoqué dans les ordonnances royales.

Le Comité consultatif disparaîtra en 1935, devenu sans objet, des arrêts de la cour d’appel étant intervenus sur la plupart des points ordinairement en litige.

Ibid., pp. 201 ss. ; Jean-Claude BONNAN, L’organisation judiciaire de Pondichéry au XVIIème siècle : l’exemple du tribunal de la Chauderie, in B. DURAND & M. FABRE (dir)., Le juge et l’outre-mer T.1, op. cit., pp. 157-167.

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Art. 1er : Toute personne née libre ou ayant acquis légalement sa liberté jouit, dans les colonies françaises : 1° des droits civils ; 2° des droits politiques, sous les conditions prescrites par les lois.

Art. 2 : Sont abrogées toutes dispositions des lois, édits, déclarations du roi, ordonnances royales… et notamment toutes restrictions et exclusions qui avaient été prononcées, quant à l’exercice des droits civils et des droits politiques, à l’égard des hommes de couleur libres et des affranchis . A la suite du décret sur l’abolition de l’esclavage qui restaurera la représentation des colonies au parlement et prévoira notamment celle des Etablissements de l’Inde, la nationalité française des natifs sera affirmée par le gouvernement provisoire de 1848 : par instruction du 27 avril 1848 (art. 6), tirant les conséquences de l’absence d’état civil, et du fait que les anciens esclaves, à cause de leur affranchissement, auront par contre un titre d’état-civil, celui-ci considèrera que sont dispensés de toute preuve de naturalisation, et donc réputés Français, les

« habitants indigènes » de l’Inde ou des comptoirs du Sénégal y justifiant d’une résidence de

plus de 5 ans et y ayant leur principal établissement88.

Le siège de député de l’Inde sera supprimé dès 1849, puis le Second Empire supprimera à nouveau la représentation des colonies aux assemblées.

Par la suite, un décret du 13 février 1853 déclarera applicable aux colonies la loi du 7 février 1851 d’après laquelle l’individu né en France d’un étranger qui y est lui même né devient Français, sauf s’il répudie la nationalité française à sa majorité.

Après le retour de la République et de la représentation de l’Inde à l’Assemblée nationale, la nationalité des natifs fera cette fois l’objet d’un bricolage juridique complexe89.

Pourquoi ? Entre-temps, la France occupe puis colonise une province ottomane qu’elle appelait « régence d’Alger », parce qu’elle était devenue un quasi-Etat. La révolution idéologique accomplie par l’expédition d’Egypte et la révolution juridique accomplie par le Code civil y rencontrent cette fois un contexte propice à l’émergence d’une catégorie et d’un droit de la nationalité propre aux colonisés. De 1834 à 1889, cette catégorie est en construction (titre I), puis donne lieu, à partir de 1889, à une législation pleinement autonome (titre II). En 1916, les principes idéologiques qui doivent la justifier seront mis en cause du fait d’autres descendants de libres de couleur, cette fois originaires d’Afrique noire.

88 « Sont dispensés de toute preuve de naturalisation, les habitants indigènes du Sénégal et dépendances, et des Etablissements français de l’Inde, justifiant de plus de cinq années de résidence dans lesdites possessions. » 89 Cf. infra.

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TITRE I :

UNE CATEGORIE EN CONSTRUCTION