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UNE CATEGORIE EN CONSTRUCTION 1834-1889

Lorsque la France décide de mener une nouvelle expédition coloniale en terre d’islam, il existe déjà un cadre juridique élaboré régissant sa présence en Méditerranée musulmane. L’alliance avec l’Empire ottoman, qui a débuté sous François 1er, et le réseau commercial développé sous l’Ancien régime, les « échelles du Levant et de Barbarie », en sont la cause.

Trois institutions, que la France sait développer à son profit pendant tout le « long XIXème siècle », ont été mises au point entre le XVIème et le XVIIIème siècle : les Capitulations, le protectorat religieux des catholiques romains d’Orient, et le statut de protégé.

En droit musulman90, la distinction entre personnes passe par la seule religion et repose sur la loi de la guerre : d’une part, les musulmans jouissent du plus haut degré de capacité légale, d’autre part, les dhimmis, non-musulmans91, se voient garantir en principe par un « traité » de reddition (dhimma : « engagement », « obligation », « responsabilité »), un quasi-contrat, contre le versement d’un tribut recognitif de leur soumission, la djizya,92 leur vie, leur propriété, leur liberté religieuse, leur organisation propre en échange de leur soumission à l’oumma, la communauté des musulmans. Leur infériorité se manifeste notamment par des impôts spéciaux, des distinctions vestimentaires, l’interdiction de porter des armes, de construire de nouveaux lieux de culte, l’obligation de céder le pas aux musulmans. Dès lors qu’un musulman n’est pas

90 Le droit musulman est un« droit de juristes », « créé et développé par des spécialistes indépendants » de l’Etat , « conscient de son caractère d’idéal religieux », où « la tolérance vis à vis de la validité des « expédients juridiques » (hiyal) contribue à contrebalancer, dans la pratique, les exigences théoriques » (Joseph SCHACHT, An introduction to islamic law, Oxford University press, 1964, Introduction au droit musulman, trad. fr. Paul Kempf et Abdel Magid Turki, Paris, Maisonneuve et Larose, 2ème éd., 1999, p. 13, p. 165).

Il repose sur quatre sources principales : le Coran, dont seuls 600 versets sur les 6219 qui le composent constituent des prescriptions juridiques ; la Sunna, les dires ou actions du prophète, composée de témoignages autorisés, les hadith ; viennent ensuite l’ idjma, l’accord unanime des docteurs et kiyas, le raisonnement par analogie.

91 Je suis ici Joseph SCHACHT ( Introduction au droit musulman, op. cit., pp. 111-113) qui expose les thèses de l’école d’interprétation hanéfite, l’école officielle dans l’Empire ottoman , et les exposés de Jacques LAFON (Les capitulations ottomanes : un droit para-colonial ?, Itinéraires, op. cit., pp. 75- 101, notamment pp. 75-83 ; La Sublime Porte et les chrétiens, ibid., pp. 63-74, notamment pp. 66-69).

92 La base juridique de la dhimmitude est un verset du Coran (IX, 24) : « Combattez ceux qui ne croient point… jusqu’à ce qu’ils paient la djizya ». L’obligation pour les musulmans de convertir les infidèles cesse dès qu’ils versent un tribut.

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concerné directement, ils jouissent d’une complète autonomie juridique, symbolisée par des tribunaux de statut personnel (qui déborde souvent le droit familial, le mariage, la filiation, les successions). Ce statut a été appliqué de manière plus ou mois souple.

Par ailleurs, le non-musulman qui n’est pas « protégé par un traité » est appelé harbi (« en état de guerre », « étranger ennemi ») : il est originaire du dar-el-harb, du monde de la guerre, contrairement au dhimmi, originaire du dar al-islam, le territoire de l’islam. La loi ne lui accorde aucune protection, ni pour sa vie ni pour ses biens, à moins qu’il n’ait reçu un sauf-conduit temporaire (aman) ; à l’origine, celui-ci peut valablement être accordé par n’importe quel musulman, homme ou femme, pleinement responsable ; dans l’Empire ottoman il est accordé par le sultan. Il est alors appelé musta’min, et sa position est généralement analogue à celle du dhimmi, à ceci près qu’il n’est pas obligé de payer la djizya pendant un an ; s’il restait en terre d’islam plus longtemps, il deviendrait dhimmi.

Contrairement à ce qui se passe en Occident chrétien, la nationalité ne vient pas se superposer à la religion93 ; en terre d’islam règne la personnalité des lois. Toutefois, alors que le christianisme, jusqu’à l’apparition des mouvements anabaptistes, repose sur la fiction de la conversion individuelle de tout chrétien par le baptême, l’islam, comme le judaïsme, est une religion où la conversion n’a pas besoin d’être répétée à chaque naissance : l’homme converti, qui a le droit d’épouser des femmes adhérant aux religions du livres, à la différences des femmes musulmanes qui ne peuvent épouser que des musulmans, transmet sa religion à ses enfants. De plus, à la différence du judaïsme, et comme le christianisme, cette religion peut être identifié à des Etats : à la chrétienté répond le dar al-islam. Enfin, si, en terre d’islam, la notion d’extranéité n’a aucun sens s’agissant d’un musulman, quel que soit son pays d’origine, elle est par contre esquissée s’agissant du non-musulman, qui peut être soit harbi, soit musta’min, soit dhimmi.

Or cette contrainte juridique peut aller à l’encontre de l’intérêt politique d’un souverain musulman, surtout lorsqu’il s’allie avec le souverain d’un Etat chrétien (comme François 1er et ses successeurs) contre d’autres souverains d’Etats chrétiens (comme Charles Quint). La solution trouvée est le régime des Capitulations.

Les Capitulations, apparues au plus tard en 1569, mais au moins esquissées dès 1536, sont les « actes unilatéraux des autorités de l’Empire ottoman, des Etats barbaresques ou de

certains Etats d’Orient ou d’Extrême-Orient ou traités passés entre ces autorités et les pays occidentaux, aux termes desquels les étrangers dans ces pays dits « hors chrétienté » échappaient, dans une large mesure et sans réciprocité, à l’autorité des gouvernants et

93 « … La nationalité, au sens territorial ou nous l’entendons, [n’existe pas] en Islam. » J. LAFON, Les capitulations, un droit para-colonial ?, art. cité, p. 78.

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tribunaux locaux et étaient soumis dans la mesure correspondante, à leurs autorités nationales, spécialement aux consuls de leurs pays ».94 Elles ont aussi une dimension fiscale : les Occidentaux bénéficient d’exemptions d’impôts.

A l’origine actes unilatéraux du sultan concédant gracieusement des privilèges, elles deviennent des traités bilatéraux inégaux à partir de la Capitulation perpétuelle du 30 mai 1740 entre la France et l’Empire ottoman95, permettent, au XIXème siècle, aux Occidentaux de jouir d’un statut privilégié en Afrique, en Asie, en Océanie96, et donnent lieu à de nombreux abus, les consuls ayant tendance à donner systématiquement gain de cause à leurs ressortissants.

Les Capitulations dans le monde musulman sont justifiées par la distinction entre personnes selon le seul critère religieux et surtout, plus généralement, par l’arriération juridique de l’Etat non-occidental, ou par le caractère peu civilisé de la société considérée comme incapable de respecter un Etat de droit. D’une certaine manière, l’adoption de codes occidentaux, notamment civils, par le Japon de l’ère Meiji ou par la Turquie kémaliste sera la conséquence extrême des Capitulations.

Le droit joue ainsi un rôle extrêmement important dans la légitimation de la domination occidentale au XIXème siècle : c’est le système juridique qui est censé indiquer si l’Etat est pleinement civilisé. Mais dès lors que le droit s’occidentalise, les Occidentaux, en justifiant le maintien du traité inégal par l’incapacité de la société à le respecter, inclinent vers le racisme : comme cette inaptitude n’est pas mesurable, elle peut être justifiée éternellement. Mais la mise en œuvre des Capitulations résulte des rapports de force militaires et diplomatiques.

94 J. SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit..

Cf. Jacques LAFON, Les capitulations ottomanes : un droit paracolonial ?, art. cité ; Denis ALLAND, article Capitulations, in D. ALLAND, S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, op. cit. ; Albert LOURDES, Les capitulations : justice frontière ou cheval de Troie ?, in Bernard DURAND & Martine FABRE, Le juge et l’outre-mer, T.1, Phinée le devin ou les leçons du passé, Lille, CHJ, 2005, pp. 119-146; Jacques VANDERLINDEN, La justice européenne outre-mer avant la colonisation. Fragments en guise d’ouverture à une recherche, Ibid., pp. 43-73. ; Louis-Joseph Delphin FERAUD-GIRAUD, La juridiction française dans les échelles du Levant et de Barbarie ,Paris, A. Durand, 1859, 1ère éd. (1 vol.), 1866 , 2ème éd. (2 vol.) ; Paul DISLERE & R. de MOUY, Droits et devoirs des Français dans les pays d’Orient et d’Extrème-Orient, Paris, Paul Dupont, 1893 ; Francis REY, De la protection diplomatique et consulaire dans les Echelles du Levant et de Barbarie, Paris, L. Larose, 1899. 95 Comme l’a montré Jacques LAFON (Les capitulations ottomanes, art. cité, p. 83), « la capitulation apparaît comme un amân accordé non pas individuellement à un musta’min isolé, mais collectivement à des musta’mins sujets d’un roi allié, qui se porte garant en quelque sorte de l’amitié et de la paix que chaque musta’min doit manifester à la communauté musulmane en contrepartie des privilèges obtenus. ». Il souligne que le délai d’un an au bout duquel un musta’min résidant en terre d’Islam devient dhimmi est étendu par un pratique coutumière à dix ans (ibid., pp. 88-87).

En remerciement de la médiation française qui permet à l’Empire ottoman de préserver son intégrité territoriale menacée par les Autrichiens et les Russes (traité de Belgrade de 1739), la capitulation de 1740, qui sera en vigueur jusqu’en 1923, est signée entre le roi de France et le sultan (ibid., p. 89).

96 Outre les pays musulmans méditerranéens qui sont tous concernés, il y a eu des Capitulations notamment en Chine, en Corée, en Egypte, en Ethiopie, en Inde, en Iran, au Japon, à Madagascar, au Mandchoukouo, au Siam, à Zanzibar, et dans le Royaume des Pomarés (Tahiti).

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Le protectorat religieux97 des catholiques romains d’Orient98, ensuite, est le moyen que trouve la monarchie française pour contrer l’accusation de trahir les intérêts de la catholicité qui revient périodiquement : afin de prendre à revers la maison d’Autriche, elle s’est alliée avec des puissances protestantes ou musulmanes. Or l’Empire ottoman ne reconnaît pas l’Eglise catholique comme église constituée contrairement aux Eglises orthodoxe et arménienne. Par ailleurs, Rome obtient le ralliement ou provoque la scission d’Eglises orientales, les églises uniates. La France décide de réinterpréter les Capitulations : elle assurait la protection des catholiques originaires de pays européens, les chrétiens « francs », elle considère désormais qu’elle assure la protection de tous les catholiques romains de l’Empire ottoman.

Ainsi, la monarchie française peut justifier son alliance ottomane en termes d’intérêts catholiques puisqu’elle devient l’intercesseur de Rome à Istambul. Etabli dès le XVIIème siècle, ce « protectorat religieux de la France », est une « sorte de monopole des relations politiques

des Eglises catholiques avec les autorités ottomanes et avec l’extérieur, y compris la papauté ».99 Il est étendu aux chrétiens maronites sous Louis XIV.

Au XIXème siècle, la France sait exploiter et développer cet avantage qu’elle détient par rapport aux autres puissances occidentales : ni la Russie (avec les orthodoxes), ni la Grande Bretagne (avec les juifs) ne réussissent à recréer un tel système, sauf pour obtenir une clientèle minuscule (le protectorat religieux britannique sur l’église protestante).

Mais les intérêts commerciaux de la France, la nécessité d’assurer une influence permanente dans les ports qui lui sont ouvert (les « échelles ») où les marchands français, organisés en « nation française », sont peu nombreux, et celle d’assurer la sécurité des personnels des consulats et des ambassades l’amènent à créer une troisième institution : les protégés.

Les protégés sont « dans certains pays de capitulations, les personnes physiques ou

morales et les groupements qui y bénéficient, dans une mesure variable, du statut reconnu aux ressortissants d’un Etat étranger et de sa protection diplomatique et consulaire, sans toutefois

97 Protectorat religieux : « protectorat exercé par un Etat, en vertu d’un traité ou d’une coutume, à l’égard des sujets chrétiens d’une autre entité territoriale organisée, en particulier par la France à l’égard des établissements et missions catholiques en Orient et Extrême Orient ». J. SALMON, Dictionnaire de droit international public, op. cit.

98 Jacques LAFON, Les capitulations : un droit para-colonial ?, art. cité, pp. 90-91 ; La Sublime porte, art. cit. ; cf. aussi La protection des Lieux saints- Un conflit franco-espagnol (1868), Itinéraires, op. cit., pp. 45-62.

Henry LAURENS, L’Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, 2ème éd., Paris, Armand Colin, 2004, p. 28 ; Esquisse d’une histoire de la présence française au Proche-Orient du XVIIe siècle à la Première Guerre mondiale in H. LAURENS, Orientales III. Parcours et situations, Paris, CNRS éditions, 2004, pp. 119-132, notamment p. 119 ss.

99H. LAURENS, L’Orient arabe, op. cit., p. 28. Henry LAURENS, Le Royaume impossible. La France et la genèse du monde arabe, Paris, Armand Colin, 1990, p. 121 note 18.

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avoir la nationalité de cet Etat »100. Les protégés sont à l’origine des employés locaux des

consulats et des ambassades, et des courtiers des marchands français, généralement non musulmans101 : l’autorité française s’arroge le droit de leur délivrer des patentes de protection102, afin d’assurer leur sécurité. Se forment ainsi de véritables dynasties au service de la France ; le plus souvent la protection est héréditaire et s’étend à toute la famille. Cette protection, à compter du début du XIXème siècle, connaît une forte expansion afin de constituer une clientèle locale, ce qu’accentuent les rivalités entre puissances qui vont toutes dans ce même sens : désormais, les protégés sont essentiellement des non-musulmans vivant dans un cadre urbain, et des notables musulmans.

Ces protégés, sans avoir la nationalité française, jouissent des mêmes droits que les Français dans le cadre des Capitulations ; sans être « citoyens », ils sont « sujets».103 Ils continuent à jouir, devant les juridictions consulaires, de leur statut personnel.104

La qualité de protégé ne s’acquiert selon aucune règle écrite particulière, elle est accordée par le consul ou l’ambassadeur, elle se transmet selon des règles assez floues. Elle peut être retirée à tout moment par la France.

La multiplication des protégés s’avère catastrophique pour les puissances musulmanes : elle diminue leurs ressources fiscales, accroît une présence étrangère qui jouit d’un statut privilégié et donne une dimension internationale à de simples conflits locaux. Jusqu’aux années 1860 et surtout 1870, les rapports de forces entre les puissances occidentales et la Sublime Porte, qui ne doit sa survie qu’à leurs rivalités, ont raison dans la pratique de presque toutes les tentatives de cette dernière de limiter ce phénomène, faute de pouvoir le supprimer.

Après la chute de l’Empire ottoman, les anciens protégés français se verront accorder des facilités pour être naturalisés. Ils seront notamment dispensés de condition de résidence.105

100 J. SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit.

101 Cf. J. LAFON, Les capitulations : un droit paracolonial ? , art. cité. , pp. 96-101.

Les Européens préféraient ne pas avoir à traiter avec des musulmans dans les Echelles, et l’Empire ottoman interdisait l’apprentissage des langues occidentales aux musulmans jusqu’à la fin du XVIIIème siècle : de ce fait les drogmans, ces interprètes officiels, étaient dhimmis.

102 En principe, le droit de nomination des protégés par les ambassadeurs était subordonné à la délivrance par la Porte d’un diplôme de franchise, un barat, qui faisait bénéficier le protégé des privilèges reconnus aux étrangers par les Capitulations. Mais, à la fin du XVIIIème siècle, la pratique des puissances étrangères consistant à accorder directement leur protection par le biais de « patentes de protections » est systématisée.

103 H. LAURENS, Le Royaume impossible, op. cit., p. 63.

104 P. DISLERE & R. de MOUY, Droits et devoirs des Français dans les pays d’Orient et d’Extrème-Orient, op. cit., p. 46 ; Louis-Joseph Delphin FERAUD-GIRAUD, La juridiction française dans les échelles du Levant et de Barbarie, 2ème éd., op. cit., T. II, p. 76.

105 Loi du 28 juillet 1925 sur la naturalisation des anciens protégés français en Turquie, loi du 18 mars 1931 autorisant la naturalisation d’anciens protégés français.

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Grâce à ces outils, la France peut affirmer son statut de grande puissance en Méditerranée orientale musulmane, notamment au Levant, et sa domination, qui s’appuie sur les écoles catholiques et l’Alliance israélite universelle. Le français est la seconde langue administrative de l’Empire ottoman réformé. 106

Jusqu’aux années 1880, l’Algérie aura été le seul territoire colonisé de la Méditerranée musulmane : elle cohabite avec des territoires où s’exerce une forme beaucoup moins brutale de domination occidentale, domination pratiquée pourtant en des lieux d’une toute autre importance stratégique et économique.

C’est dans ce contexte que peut cette fois émerger, entre 1834 et 1870, cette troisième catégorie du droit de la nationalité française qu’est l’indigène (chapitre 1), jusqu’à ce que l’avènement de la IIIème République et des Républicains, entre 1870 et 1887, traduise une hésitation entre l’assimilation, qui implique la disparition de la catégorie, et la mission civilisatrice, concept beaucoup plus flou, qui implique son maintien (chapitre 2).

106 Cf. la série d’articles de Jacques LAFON consacrés à la diplomatie culturelle de la France au Proche Orient, in Itinéraires, op. cit., p. 159 ss.

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CHAPITRE 1 :

L’EMERGENCE DE L’INDIGENE