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« La frontière entre l’extérieur et l’intérieur du corps, outre son indéniable réalité objective, se construit dans l’imaginaire. » [Heydacker, Ville, 2003, p.205] Un

imaginaire qui permet de faire émerger la figure du cyborg qui pourrait être une piste pour arrêter de penser « le manque », et inviter à penser « autre » (le « moins » étant imposé par une pensée de la norme).

35 Nous rappellerons ce qu’Hugues a également formulé lors de l’entretien : « si on peut augmenter, on peut aussi réduire ». Les méthodes scientifiques développées pour l’augmentation humaine peuvent

Comment repenser le handicap ?

Ce changement de paradigme est proposé par la sociologue norvégienne Ingunn Moser. Dans son article « De la normalisation aux cyborg studies :

comment repenser le handicap » [Moser, 2005], elle cherche un mode de réflexion

satisfaisant permettant à des personnes en situation de handicap de retrouver une vraie dignité au sein de la société. Les différents discours autour du handicap (normalisation, réadaptation, discours prothétique et de l’acteur-réseau) ne la satisfont pas, car ils reconduisent des cadres normatifs qui finissent sans cesse par exclure son sujet.

Elle propose alors de sortir du modèle normatif discriminant pour s’orienter vers un modèle hybride, composite et évolutif, celui du cyborg : « Le cyborg est une

métaphore pour ce qui est plus qu’un mais moins qu’une multitude. Une métaphore pour une entité qui est à la fois machine et humain, mais néanmoins une entité unique. Une entité incorporée. Cette incarnation est un point de départ pour la subjectivité, un sujet ou un « Je » qui est également composite et qui émerge au cours des relations, qui n’est ni uniforme ni identique à lui-même. » [Ibid., p.154]

La figure du cyborg, en ce qu’elle propose une approche radicalement différente de l’existence humaine, lui semble celle qui permettra un changement de représentation salutaire : « Il ne s’agit ni d’un humain avec des ajouts ni d’une

machine avec des ajouts. Il ne peut pas plus être réduit à ses composants. Les cyborgs sont matériellement hétérogènes, et malgré tout sont encore des « entités » incorporées à part entière. » [Ibid., p.154]

La vision cyborg permettrait alors d’affirmer le handicap comme une différence logique et pleinement intégrée à nos sociétés, pour sortir de logiques individualistes, et penser l’humanité comme profondément hétérogène et plurielle : « Ne faudrait-

il pas opérer la même révolution axiologique et symbolique pour les vivants, en faisant de la différence du handicap, moins un non-événement, qui doit être banalisé par l’égalité des droits, qu’un mode de vie qu’il faut aborder comme une altérité réelle objective, mais qui peut et doit enrichir le monde des gens indifférenciés ? En ce sens, le handicap ne serait pas seulement une source de sollicitude, de respect formel, favorisant son effacement ou son insertion- adaptation par des compensations, mais pourrait participer, par sa différence, à la constitution d’une socialité plurielle et non plus magiquement uniforme. »

[Wunenburger, 2007, p.151]

Cependant, il reste essentiel de considérer le cyborg comme un nouveau paradigme du corps vu comme un corps entier et multiple. La limite de ce mode de pensée se heurte une nouvelle fois à certains modes de pensée transhumaniste, qui refuse l’entièreté du corps pour le détacher en unités quantifiables.

Paradigme informationnel du corps et résistances

En ce qu’elle segmente le corps en données, la « métaphore informationnelle » du corps qu’expose Michèle Robitaille autorise la légitimation de la pensée transhumaniste. La perpétuation de la vision mécaniste, qui s’adapte aujourd’hui à la tendance Big Data et aux manipulations du génome, enfonce nos modes de représentation du corps dans un découpage toujours plus précis du corps. Parce que

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le domaine médical contribue aussi à cette vision, tout en offrant les critères d’acceptabilité nécessaires, la logique transhumaniste se diffuse aujourd’hui largement : « Notons que les notions d’information, de programmation et

re-programmation résistent bien à la pression à l’inférence, c’est-à-dire qu’elles ont été objectivées et naturalisées par les médias et sont à ce jour clairement ancrées dans le discours du sens commun. Simples à comprendre, imagées et donc abondamment utilisées, ces notions sont utiles aux chercheurs transhumanistes lorsque vient le temps de promouvoir leur projet auprès du public et des gouvernements. » [Robitaille, 2011, p.43]

« Dans l’univers de la technoscience toute forme vivante tend désormais à être perçue comme une somme organisée d’informations » [Le Breton, 20157, p.312].

Le postulat des transhumanistes est que nous naissons « cyborg » et que nos liens avec la machine sont déjà si ancrés en nous que nous ne pouvons pas retirer cet élément de notre identité corporelle. La représentation informationnelle du corps faite par les transhumanistes décode le corps en modules d’informations qu’il devient aisé de manipuler. Cette métaphore de l’information est acceptée et comprise par le public, avec la crainte que cela ne viennent justifier certains projets controversés. Loin de la vision incarnée d’Ingunn Moser, ce sont deux visions du posthumain qui sont appelées à s’opposer.

Il conviendra de rappeler, pour conclure ce chapitre, que la réparation du corps n’est pas non plus une évidence. Si les possibilités technologiques s’étoffent et offrent de plus en plus de possibilité, le refus de la réparation doit aussi pouvoir être entendu. Nous rappellerons, à titre d’exemple, la position particulière d’une partie de la communauté sourde, qui refuse l’appareillage : « Une partie de la

communauté sourde occupe […] cette place de résistance. Elle le fait à partir d’une re-définition de la surdité, non pas comme handicap, mais comme spécificité. Elle le fait en récusant donc la souffrance et le malheur de la surdité, désignés alors comme visions « d’entendants ». C’est la revendication d’une écoute d’un discours différent, d’un point de vue différent sur ce que les « normaux » appellent le handicap et la réparation. » [Marcellini, 2003, p.279]

Hugues : Donc c'est ça qui est intéressant, c’est-à-dire que le potentiel en fait de ces technologies aujourd'hui, la question c'est pas de savoir s'il est là, la question c'est en gros des choix collectifs, et qui portent beaucoup sur des tensions qui sont des tensions d'une part d'intérêts, et des tensions sur la définition de la liberté.

L’importance d’un changement de paradigme sur le handicap trouve également ici son sens : celui de considérer le handicap comme un mode de vie et non comme une infirmité, une différence qui n’empêche pas une vie quotidienne ordinaire Le corps hybride, s’il n’en est encore, en ce qui concerne notre terrain, qu’au stade de prototype, se pose déjà comme un espace d’affirmation de soi. Par l’esthétisation et la personnalisation, c’est bien la construction d’un corps à soi qui se déploie, avec l’objectif de devenir figure de proue d’un changement de représentation sur le handicap.

En modifiant les caractéristiques attribuées à l’amputation (douleur, dépossession du corps, déficience), les corps réécrits s’affirment en objets de désir, qui devient le facteur de nouvelles interactions. L’absence biologique n’est plus sujette à répulsion, puisqu’elle est remplacée par un artefact construit pour susciter l’envie, la curiosité, inspiré par la fascination pour le progrès et la technologie. Le corps se montre, et se donne en spectacle, faisant planer sur cette modification corporelle délibérée et étudiée, le spectre de l’augmentation humaine.

L’objectif est clairement de renverser les anciennes conceptions du handicap, qui ont, comme le montre la problématique du regard, toujours cours aujourd’hui. Nous plaidons pour un mode de pensée qui soit plutôt celui du cyborg, dans une vision posthumaine et incarnée, et détachée du paradigme informationnel qui sert de support à un transhumanisme controversé.

Pour résumer :

La construction de prothèses DIY place cet objet dans une vision démédicalisée. En transformant la prothèse en accessoire de mode, le dispositif rejette un caractère « négatif », associé à la douleur et l’infirmité, pour devenir le support d’une transformation et d’écriture de soi.

Cette écriture vient s’imprégner de références fictionnelles et esthétiques (fascination technologique, figure du super-héros). Mais ces références, tout en restant une influence notable, sont également réappropriées par les acteur·trice·s, qui les détournent et les réinventent. Le corps handicapé affirme son droit d’être beau.

La seconde dimension majeure de ce processus d’écriture est celle de la participation et de la personnalisation. L’opportunité de personnalisation devient facteur de l’acceptation de la prothèse. Elle permet une plus grande appropriation du dispositif.

La participation active au processus de fabrication est une affirmation de l’autonomie. Il y a une fierté particulière dans ces réalisations, et un sentiment de liberté quant à la possibilité d’agir soi-même sur le dispositif. L’implication directe et active marque l’affirmation d’un droit d’être soi.

La norme place le contrôle du corps comme image valorisée. Dès lors, le contrôle du stigmate contribue à replacer le corps handicapé dans une logique de maîtrise de soi. La reconstruction de soi (à la fois concrète et symbolique) engage un processus de déstigmatisation.

Ce contrôle s’associe à l’image du progrès scientifique, à travers l’innovation que symbolise la prothèse bionique. La fascination technologique se mêle à la transformation du corps.

Le corps déstigmatisé n’a alors plus peur de se montrer, et de dévoiler les prothèses réalisées. Ce dévoilement interroge sur une nouvelle forme de « mise en scène » des corps handicapés, qui alors ne subissent plus le regard, mais cherchent à le provoquer.

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En suscitant l’interaction, l’objectif est de renverser les influences émotionnelles. Le rejet volontaire de la normalisation place la prothèse comme une parure, vise à susciter l’envie et la curiosité.

En interrogeant ce processus au prisme de l’augmentation humaine, on note que le caractère médical produit un contexte favorable au développement de ces innovations. La « réparation » devient un critère d’acceptabilité. L’influence idéologique du transhumanisme reste néanmoins présente, avec une logique de réflexion en « plus » et « moins ».

Une logique qui favorise l’exclusion, et qui invite à penser « autre ». Nous proposons la figure du cyborg, hybride et composite, comme base d’un nouveau paradigme du corps.

Une figure qui doit cependant se construire et s’affirmer dans une logique « complète et incarnée », et non dans la suite d’un paradigme informationnel du corps. Une occasion de rappeler également que la « réparation » des corps peut aussi être considérée comme une contrainte normative. Le handicap peut aussi s’affirmer comme une spécificité, qui n’appelle pas de correction.

Conclusion

« L’individu n’a pas un corps, l’individu est corps. La communication est une rencontre de mouvements qui construit le social, mouvements physiques, mais surtout affectifs, portés par des expressions vocales ou non. Le corps n’est pas qu’un agrégat musculaire, l’activité corporelle ne se limite pas à des mouvements percevables visuellement. Le corps est d’abord un medium qui permet l’émergence du sens. Etre éprouvé charnellement est le socle à partir duquel se construisent la pensée symbolique et le sens commun. La pensée émerge d’un corps en mouvement. »

[Martin-Juchat, 2008, p.122]

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