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Les corps qui, soumis à la brutalité des regards, pouvaient éprouver gêne et complexes, se trouvent, suite à ces actions sur le corps, en mesure de se montrer de nouveau.

Le complexe du short

« Des lieux du corps masculin auparavant soumis à la nécessité de la discrétion par pudeur ou crainte du ridicule s’imposent aujourd’hui sans difficulté, « sans complexe », deviennent les signes même de la vitalité ou de la jeunesse. Les shorts se sont banalisés pendant l’été, non seulement dans les stations balnéaires, mais aussi dans les villes. Les jambes de l’homme ont cessé de prêter au sourire [...]. L’homme cool n’a plus peur de les montrer en public. » [Le Breton, 20157, p.236]

Montrer son corps lorsque celui-ci est soumis à la désobligeance des regards peut-être une épreuve. Si, chez Sylvie, seule femme interrogée sur notre terrain, le motif de la robe a été évoqué (Sylvie : Avant j'osais pas mettre des robes, parce que voilà avec la prothèse…), chez les hommes c’est le fait de se mettre en short qui a été mis en avant, comme enjeu vestimentaire. Le short vient prendre ici une dimension symbolique très forte, attachée au dévoilement d’un corps assumé.

Christophe : Moi ce que j'espère, c'est que certaines personnes qui n'osaient pas se mettre en short par exemple puissent le faire.

Adamou : Moi je trouve que c'est génial, et le jour où ça va être vraiment efficace, je pense que ce jour-là je me mettrai en short. Parce que je l'ai jamais fait. Ne serait-ce que pour aller à la plage ou machin. Après, j'ai un autre rapport avec l'eau, parce que je viens d'un pays où il n'y a pas de mer [rire], donc je me méfie, mais y a rien de tel quand il fait chaud de pouvoir porter un short. Donc y a tout ça quoi. A l'heure actuelle je peux pas le faire, j'ai toujours caché mon appareillage, que ce soit ici ou quand j'étais au pays. Je le cachais parce que ça n'avait rien qui pouvait se montrer, et

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que... ça marquait encore un peu plus ma différence. Et ça me mettait mal à l'aise, et ça me mettait hors du groupe. J'ai toujours caché. Et je voudrais qu'on arrive au point où on le cache plus.

Chez Christophe et Adamou, le short représente l’habit qui « montre ». On dévoile les jambes, en mettant à nu une partie de soi. Le dévoilement n’a pas pour objet la séduction mais une notion de confort qui est évoquée dans les deux entretiens : pour Christophe, c’est un habit fonctionnel, adapté à la pratique sportive. Pour Adamou le Nigérien, c’est la logique même de l’habillement lorsqu’on habite un pays chaud. La gêne du regard de l’autre entraîne ici un second handicap, celui du vêtement, qui se révèle inconfortable.

Porter ce short, c’est donc, dans l’esprit de Christophe et Adamou, marquer cette étape de la « divulgation volontaire » expliquée par Erving Goffman : « Mais il

convient de ne pas oublier que, parfois, l’individu stigmatisé en vient à sentir qu’il devrait être au-dessus de cela, et que, s’il parvient à s’accepter et à se respecter tel qu’il est, il n’aura plus nul besoin de cacher son imperfection. Il arrive donc qu’ayant laborieusement appris la dissimulation, l’individu poursuive en la désapprenant.» [Goffman, 1975, p.123]

Mise en scène ?

« Dans l’écoulement de la vie courante, le corps s’évanouit. Infiniment présent puisqu’il est le support inévitable, la chair de l’homme, il est aussi infiniment absent à sa conscience. Il atteint là son statut idéal dans nos sociétés occidentales où sa place au sein du lien social est plutôt celle de la discrétion, de l’effacement ritualisé, même si une touche d’originalité est jouable, mais jusqu’à un certain point seulement » [Le Breton, 20157, p.182]. L’ostentation inhérente aux

prototypes développés vient contredire cet effacement rituel. La discrétion semble, par la nature même du stigmate, être refusée à ces corps atteints. Dès lors, il s’agit de prendre le contrepied et de revendiquer de manière très visible l’objet qui vient remplacer le manque. Les actions développées rejettent l’idée d’effacement et de dissimulation : il faut montrer, et montrer comme on l’entend, et selon le message que l’on souhaite faire passer :

Adamou : Ça va plus être ces objets avec la même couleur, les mêmes machins, ça va être des choses qu'on peut personnaliser et qu'on va être contents de montrer à nos copains. Et là aussi, pour les fêtards, on a dit un truc avec les capteurs son, qui changent aussi l'apparence. Plutôt que d'être dans un coin à cacher son appareillage ou sa prothèse, on va être au milieu du dancefloor et on va le montrer !

Christophe : On pense à des ... enfin là moi je pense à des trucs un peu plus high techs là, où on mettrait des LEDs à l'intérieur de la jambe, où quand le petit pose son pied par terre, [il siffle], les LEDs s'allument de bas en haut pour justement changer le regard des autres enfants et en faire quelque chose d'attractif plutôt que ... plutôt que ce soit des interrogations. Voilà, et là ça changerait vraiment, psychologiquement, la façon dont l'enfant vit son handicap. Il s’apercevrait que ... c'est plutôt source d'attraction que de répulsion.

On assiste ainsi à une « remise en spectacle » des corps différents, visant à bousculer l’idée des corps normés. Pourtant, Anne Marcellini, sur l’exemple du sport, s’interroge sur cette propension à la mise en scène et pose le problème d’une possible « théâtralisation de la réparation fonctionnelle » [Marcellini, 2006, p.63]. Si la légitimité de revendication des corps « réparés » peut difficilement être mise en doute, on peut craindre une mise en spectacle qui deviendrait contreproductive. La fascination inhérente à ces développements bio-technologiques ne produit-elle pas de nouvelles représentations, basées uniquement sur le degré de progrès, en continuant d’exclure ceux qui ne participent pas à ce processus ?

Le corps, comme support communicationnel, devient ici objet de revendication. Il s’agit de prouver et de montrer. L’image d’un corps dompté, associée à un imaginaire techno-scientifique, vient déstigmatiser le corps handicapé, qui réclame ainsi sa place dans la société. Il faut cependant rester vigilant sur le potentiel spectaculaire de ces « réparations », qui portent en elles des symboliques fortes, mais dont la perception peut être biaisée. L’objectif affiché de ces revendications vise en tout cas un renversement : celui des préjugés sur le handicap.

C – Renversement

Dans la logique d’une communication affective basée sur l’imprégnation émotionnelle, la construction et la réécriture des corps handicapés se positionnent comme un processus médiatique (puisqu’il vise à être montré), qui a pour objectif d’agir sur la construction émotionnelle des représentations du handicap. Le souhait est alors de passer d’un corps qui provoque la gêne ou le malaise, à un objet de fascination et de désir.

Cet objectif n’est pas sans rappeler le transhumanisme, qui cherche à augmenter l’humain par des processus techno-scientifiques. Le risque potentiel est que la réparation fonctionnelle des corps en situation de handicap ne devienne prétexte à des expérimentations aux intentions plus floues. L’utilisation de moyens techniques avancés se révèle plus facilement acceptée lorsque le but de la guérison est avancé.

L’aboutissement de cette recherche questionnera nos manières de penser le handicap. Quel nouveau paradigme ce processus propose-t-il ? La figure du cyborg peut-elle permettre d’aborder autrement le handicap physique ?