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Nous l’avons souligné lors du chapitre 1 : le corps valorisé est le corps contrôlé, que l’on cherche à perfectionner. L’atteinte physique engendre le préjugé que l’individu est dépossédé de son corps : au sens propre, par l’absence biologique et tangible du membre absent, mais aussi au sens figuré, au travers des représentations faites des corps infirmes et incapables. Dès lors, le processus actif dans lequel sont impliqués nos entretenu·e·s vient remettre le corps dans une logique de contrôle. Le processus de déstigmatisation s’opère de deux manières : l’acte de surmonter le handicap correspond à l’image valorisée du dépassement de soi, et l’incorporation de dispositifs technologiques vient alimenter la fascination techo-scientifique, en cours dans la société actuelle.

Surmonter, se reconstruire

Le corps porté aux nues, celui qui constitue l’idéal à atteindre est celui sur lequel

on travaille. Georges Vigarello évoque les évolutions du XIXe siècle qui « montrent

combien, pour une part de l’élite, les valeurs de santé sont déjà mêlées à un affinement de la silhouette, combien l’image valorisée de l’entretien du corps tient à celle d’un travail conduit entre soi et soi. » [Vigarello, 1999, p.214] Un travail

qui prouve notre capacité à maîtriser cet outil imparfait qui fait notre rapport au monde. Lorsque le corps est atteint, cette maîtrise prend un sens tout particulier.

Sylvie : Si je peux dire ça [rire] on se prend en main soi-même.

Hugues : Les personnes qui sollicitent My Human Kit ne sont pas des clients, mais des personnes responsabilisées, en charge de la réussite de leur propre projet.

On observe dans nos témoignages la lutte pour la reprise en main de soi suite au bouleversement que constitue l’atteinte physique. Sylvie a connu le basculement, d’un corps non-atteint à une situation de corps stigmatisé. Pour autant, même si elle est consciente d’un tournant dans sa vie, elle a progressivement réalisé que son identité propre n’avait pas changé

Sylvie : Je suis Sylvie, comme avant, j'ai la même date de naissance et voilà...

L’atteinte physique est venue ébranler son « corps construit », l’obligeant à remettre celui-ci au travail, notamment pour dépasser le regard porté sur elle. De manière générale chez les personnes interrogées, le stigmate est vécu comme un élément à assumer, à combattre, à surmonter. La métaphore d’une lutte qui traduit un processus de reconstruction de soi. Dès lors, cette « reprise en main » d’un corps perçu comme atteint s’entoure de valeurs positives.

Sylvie : Et puis y a la fierté des gens qui nous connaissent qui disent « ils se laissent pas abattre ces deux-là! ».

Christophe : Moi pour moi en fait c'est une possibilité supplémentaire. Quand il nous manque une jambe, on a la possibilité d'avoir quelque chose qui est pas comme les autres. C'est plus... un peu une réflexion philosophique, ce projet il correspond exactement à ce que je pense de mon handicap en fait. C'est que j'ai pas quelque chose en moins, j'ai quelque chose en plus. J'ai une expérience, j'ai la possibilité de faire des choses sur ma jambe qu’une personne qui n'est pas amputée ne peut pas faire.

Christophe donne une nouvelle fois la vision du handicap comme opportunité : celle d’utiliser le manque pour créer « à la place de ». Il représente une figure très forte de parfaite autonomie, qui rappelle la valeur de l’indépendance dont Serge Tisseron parlait [2007].

Christophe : Bah je trouve ça.... je trouve ça génial d'être ... autonome. D'être indépendant d'une société pour se fabriquer son propre... sa propre adaptation. On fait ce qu'on veut, on l'améliore, le but c'est ça aussi... […] Et le deuxième niveau de réparation, c'est que s'il casse un morceau de sa main, on n'est pas obligé de la renvoyer au fournisseur. Il réimprime un élément de sa main, pfuit, c'est réparé. Ça donne de l'indépendance. La reconstruction de soi et le dépassement des obstacles sont aussi le prétexte pour modifier la vision de l’infirmité. La démonstration du contrôle vient provoquer les idées préconçues. Ainsi, Adamou cherche à dépasser non seulement son handicap, mais à se prouver en tant qu’être capable dans plusieurs domaines. Son action se veut représentative, elle veut changer les conceptions figées qui structurent la

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vision du handicap, notamment au Niger où celui-ci est encore considéré comme une fatalité :

Adamou : Pour casser tout ce qu'on dit autour du handicap, j'ai été très actif, j'ai été fonctionnaire dans mon pays, mais j'ai été aussi militant dans tout ce qui est associatif, sur le plan culturel, et tout ce qui touchait au handicap, et aussi j'ai animé des émissions radio, donc tout ça, ça change du handicapé, de l'image qu'ils ont du handicap. Et c'était dans l'optique aussi de montrer aux personnes en situation de handicap qu'on peut se faire une place. […] Je me rappelle, quand j'ai été affecté à l'intérieur du pays, un groupe de jeunes handicapés est venu me dire qu'ils étaient fiers, fiers que l'un d'entre eux soit fonctionnaire, et qu'il conduise une voiture. Parce que leur rêve, c'était pouvoir conduire une voiture. Voilà, c'est des choses insignifiantes, mais qui veulent dire beaucoup. [Nous

soulignons]

« Accumulant les signes sociaux et codes corporels de la normalité, ces figures forcent le processus de déstigmatisation en imposant la relativisation de la déficience dans la représentation de la personne. La déficience est ainsi à la fois obligatoirement perçue puisque affichée, et dans le même temps le processus de stigmatisation, c’est-à-dire la disparition de la personne sous le voile enveloppant et opaque de l’infirmité, est stoppé par l’affirmation incarnée d’appartenances sociales, du partage des codes sociaux, bref d’une humanité.» [Marcellini, 2007,

p. 2013]

Cette figure du contrôle place ces personnes dans une « affirmation incarnée», qui entame un processus de déstigmatisation. Cette reconstruction de soi, et la multiplication de preuves de compétences forment un premier volet de ce processus, qui vient être complété par l’image valorisée de la réparation techno-scientifique.

Déstigmatisation par une valorisation techno-scientifique

Sylvie : Moi j'ai un neveu bah... Il a une tante bionique quoi. Aujourd'hui, il vient avec un pote à la maison, il dit « viens voir ma tante, elle est pas comme tout le monde, elle a un bras bionique » [rire]. C'est assez excellent. Nous avons vu dans le chapitre 1 que la représentation des corps handicapés a évolué, et se confond désormais avec des imaginaires associés au super-héros, à la science-fiction, à la fascination technologique. L’image d’un être « bionique » est présentée comme attirante, une figure qui n’est pas infirme mais qui tire de ses modifications machiniques des pouvoirs ou des capacités hors-normes (mais un hors-normes cette fois valorisé). Pour Anne Marcellini, qui évoque cette fascination dans l’image du sportif handicapé, c’est l’affichage d’ « une

fonctionnalité normative ou mieux, supra-normale » [Marcellini, 2006] qui vient

entamer la déstigmatisation avec comme point de repère et échelle de valeur la notion d’efficacité. « Le principe de réparation ou de compensation

« fonctionnelle » du corps atteint, dans une représentation machinique et technologique du corps, serait ainsi l’axe symbolique de valorisation d’un nouveau corps hybride biotechnologique ou bionique, sous-tendu par l’idéologie du progrès et dont l’acceptabilité sociale reposerait, pour part, sur l’efficacité fonctionnelle. »

Dès lors, la chercheuse précise que la déstigmatisation du corps handicapé peut s’opérer dès lors où celui-ci présente des critères de réparabilité. Parce que le progrès est tel qu’il permet les innovations les plus folles, le corps atteint peut voir sa déficience comblée, dès lors où il répond à ces critères techniques. Une logique qui exclut donc « les personnes identifiées comme présentant des troubles de

l’esprit non réparables et non contrôlables » [Ibid., p.61]. Le corps « réparable »,

associé à l’image valorisée du progrès techno-scientifique, procède donc à une déstigmatisation du corps atteint. Une image positive qui reste l’apanage du « réparable », et continue d’exclure des handicaps sur lesquels ce type d’action reste à ce jour impossible.

Dans le processus de prototypage de prothèses, on assiste aussi à un processus d’innovation : la recherche de solutions technologiques et esthétiques vise à faire avancer les modes de fabrication et de mise à disposition de ces dispositifs. Si l’open-source garanti une mise à disposition des résultats obtenus, la démarche même d’innovation a une visée individuelle. On travaille, sur son propre corps, à une innovation de soi. Le corps ainsi réécrit, rejette honte et gêne, et devient un objet à montrer.