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Si le numérique, dans sa capacité à structurer des collectifs et à diffuser des savoirs, a remis cette controverse au goût du jour, si les objets connectés relatifs à la santé permettent de plus en plus de possibilités de se « connaître », la médecine de soi- même est une question plus ancienne. Dans ses modalités et dans l’opposition expert/profane, celle-ci apporte des éclairages essentiels sur notre manière

24 Gallot, Clémentine, 2017, Body positive : quand l’amour propre prend corps. En ligne :

[http://next.liberation.fr/vous/2017/02/05/body-positive-quand-l-amour-propre-prend-corps_1546478], consulté le 30 avril 2017.

25Leportois, Daphnée, 2017, Va-t-on enfin réhabituer nos yeux à des corps normaux? En ligne :

d’aborder le corps. La revendication d’un savoir empirique, si elle a toujours existé, trouve aujourd’hui de nouveaux espaces d’expression et de légitimation.

Médecine de soi-même

« Une originalité s’est affirmée : seul le sujet dispose des informations pertinentes, seul, en définitive, il accède à l’interne du corps. La conséquence est importante : cette médecine récusant le médecin n’est plus seulement une option possible, un choix, mais une nécessité, un recours obligé. L’observateur extérieur est partiellement frappé d’infirmité » [Vigarello, 1999, p.74]. La légitimité première

d’une action de santé sur soi-même serait que chacun·e connaîtrait mieux son propre corps que n’importe quel « observateur extérieur ». Cette connaissance intime nous placerait ainsi dans une situation privilégiée pour gérer les activités de notre corps.

La gestion du régime alimentaire pourrait être un premier exemple de la prépondérance supposée du savoir profane sur celui des experts. L’historien Georges Vigarello, en abordant la question des prémices des régimes alimentaires, cite Cornaro, noble vénitien à l’origine du manuel « De la sobriété, conseils pour

vivre longtemps ». L’homme, qui vécut centenaire, y décrit son mode de vie et

détaille ses conseils pour gérer sa santé soi-même. « L’homme ne saurait être le

médecin parfait que de lui seul », écrit-il, car lui-seul peut connaître les effets des

aliments sur son corps, et ainsi décider du régime qui lui convient le mieux. Le « bien manger » se révèle dépendre des particularités individuelles, laissant présager « la possibilité d’une médecine de soi-même » [Ibid., p.73]

Le rapport au médecin est un rapport d’abdication du corps, dans une logique de confiance envers l’expert. Néanmoins, « l’emprise de la médecine a trouvé sa

limite dans une résistance de la population à abdiquer son autonomie. […] L’histoire du corps au XXe siècle est celle d’une dépossession et d’une

réappropriation qui aboutira peut-être un jour à faire de chacun le médecin de soi […]. Un rêve encouragé par l’idée d’une transparence du corps, un corps mis au jour, exploré dans ses profondeurs, et finalement accessible en direct au sujet lui- même. » [Moulin, 2006, p.15] En devenant individu, en ayant de plus en plus accès

à des connaissances sur son propre corps, chacun·e se trouve en mesure d’équilibrer sa relation à l’expert.

D’aucuns mettent cependant en doute cette connaissance de soi-même. Ressentir n’est pas connaître. « Il est impossible que les hommes connaissent assez toutes les

figures et tous les mouvements des petites parties de leur corps et de leur sang pour connaître que si ils mangent [ce fruit] ils seront guéris. » [N. de Malebranche, cité

par Vigarello, 1999, p.99] Dès lors, la connaissance supposée de son corps se révèlerait insuffisante à agir sur celui-ci. Elle ne se composerait que de ressentis et ne reposerait pas sur suffisamment de compétences techniques pour justifier une vraie maîtrise. « Il n’y a pas plus mauvais médecin que de soi-même et on risque

de se tuer quand on n’a pas les premières notions de notre art. »[La Gazette de

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Légitimation d’un savoir profane : conditions et mise en œuvre

Pour autant, ce savoir intime du corps, et l’expérience de santé qui en résulte, reste une donnée essentielle dans la compréhension du corps. Le savoir profane se base sur une « expérience existencielle » [Broca, Koster, 2011, p.104]. Il est composé de sommes de vécus individuels, des expériences quotidiennes de la maladie. Il est

« un savoir de malades en tant que malades » [Broca, Koster, 2011, p.104]. Preuve

historique de la construction du savoir par l’expérience : les débuts de l’inoculation

au XVIIIe, amorcés par des processus d’essai/erreur, restent longtemps considérés

comme des « remèdes de bonne femme ». Il s’agit pourtant du « premier essai

d’une modification organique délibérée » [Vigarello, 1999, p.147], une avancée

qui se révèlera majeure. Il faudra l’appui politique de nobles (acquis au procédé par des expérimentations personnelles) et que des scientifiques en fournissent des études chiffrées pour que l’efficacité du procédé soit enfin reconnue. « De plus en

plus présente dans le monde de la santé, la notion d’« expertise profane » renvoie à l’idée que (i) des personnes sans formation académique sur un sujet – mais concernées par ce sujet parce qu’elles en ont une expérience personnelle – sont capables de développer des connaissances et des analyses spécifiques ; et que (ii) ces connaissances et ces analyses peuvent et doivent être prises en considération dans les processus de décision, que ces décisions concernent des individus, l’élaboration de protocoles, l’organisation du système de soins ou les politiques de santé en général. » [Akrich, Rabeharisoa, 2012, p.70]

Le web occupe aujourd’hui une place prépondérante dans la constitution d’une nouvelle forme de savoir profane en terme de santé : « Ce que le Web favorise en

effet de manière privilégiée n’est pas tellement la forme vulgarisée des savoirs, mais des formats différents qui ne relèvent ni de la popularisation, ni de la rhétorique académique » [Méadel, 2010, p.112]. Il devient un espace de

légitimation, à la fois par la large diffusion de savoirs dont les formes évoluent, et par la construction de collectifs qui partagent une expérience sensible et des données empiriques. Comme le souligne Cécile Méadel, le web permet désormais la diffusion d’un savoir autrefois difficile d’accès, et cela s’observe de manière particulièrement dynamique dans le domaine de la santé où les acteur·rice·s ont

« un rôle moteur ». Malgré de nombreuses attaques, ce savoir commence à obtenir

une certaine reconnaissance, notamment grâce à ses contributions au débat public. Le web a ainsi vu se développer des sites spécialisés en information de santé (Doctissimo en est le meilleur exemple), mais aussi des communautés en ligne (grâce aux systèmes de forums, de listes de discussions, d’échanges mails, de chats…). Au sein de ces communautés échangent des acteur·rice·s de tous horizons, liés par des questionnements autour des problématiques de santé qui les concernent. On voit dès lors se renforcer la notion d’un « savoir profane ».

Ainsi, cette reconnaissance progressive de ces savoirs empiriques propose un socle sur lequel baser l’action. Nous allons désormais voir les facteurs concrets qui encouragent l’action de notre terrain.