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Une incompatibilité révélée par le droit international des droits de l’homme

Chapitre II : Critique de l’efficacité pratique des sanctions économiques

Section 2 : Mise en cause de la légalité des sanctions contre l’Irak

A. Une incompatibilité révélée par le droit international des droits de l’homme

L’examen de la compatibilité des sanctions avec les droits indérogeables sont susceptibles de révéler l’intention du Conseil de ne pas les respecter (1), tandis que le même examen à la lumière des droits dérogeables démontre que le régime de sanctions ne permet pas d’assurer que son application soit temporaire (2).

1. Droits indérogeables et l’intention du Conseil de sécurité de ne pas les respecter

Lorsque le professeur Bossuyt s’interroge sur la compatibilité des sanctions économiques globales avec le droit à la vie et à un traitement humain, droits indérogeables ayant une valeur coutumière398, ce dernier cite la résolution 3348 (XXIX) adoptée le 17 décembre 1974. Celle- ci affirme qu’une crise alimentaire : « porte aussi profondément atteinte aux principes et aux

397 Ibid, p. 399

398 Christof Heyns et Thomas Probert, « Securing the Right to Life : a cornerstone of the human rights system »,

in: EJIL: Talk! Disponible en ligne ; Pawel Lukow, « A difficult Legacy : Human dignity as the Founding Value of Human Rights », in: Human Rights Review, vol. 19, n°3 (Septembre 2018), pp. 313-329

84 valeurs de caractère plus fondamental qui s'incarnent dans le droit à la vie et à la dignité humaine tel qu'il est consacré dans la Déclaration universelle des droits de l'homme399 ».

Inutile d’insister davantage sur la situation alimentaire en Irak afin de constater la violation manifeste du droit à la vie, et de l’interdiction du traitement inhumain, cruel ou dégradant. Le fait de vivre avec une ration alimentaire journalière n’atteignant jamais les 2 500 kilocalories requises, suffit à constater le traitement inhumain et dégradant que subit la population du fait des sanctions.

Enfin, l’augmentation de la mortalité infantile impose de constater la violation du droit à la vie. Débattre sur la véracité des chiffres avancés, on l’a déjà dit, ne suffit pas à déresponsabiliser le Conseil de sécurité. Le simple fait d’admettre que le Conseil puisse causer la mort d’une poignée d’enfants au nom du maintien de la paix et de la sécurité internationales ne nous paraît pas raisonnable. Davantage encore dans le contexte où les sanctions économiques globales ne parviennent à toucher que les populations fragiles tout en épargnant l’élite politique. Doit-on pour autant considérer, comme le professeur Bossuyt ou Denis Halliday400, que le Conseil de

sécurité ait réalisé un génocide du fait de l’adoption des sanctions contre l’Irak ?

Selon ces auteurs la preuve de l’intention du Conseil de sécurité, prérequis essentiel au constat de la réalisation d’un génocide, réside dans le maintien des sanctions malgré la connaissance de la situation humanitaire en Irak. A cet égard, le professeur Bossuyt affirme :

« Dès lors qu’on disposait d’éléments prouvant que des milliers de civils mourraient à cause des sanctions et que des centaines de milliers d’autres allaient mourir prochainement par suite du maintien de ces sanctions par le Conseil de sécurité, les morts en question ne pouvaient plus être considérées comme un simple

399 Résolution 3348 (XXIX) 17 décembre 1974, « Déclaration universelle pour l’élimination définitive de la faim

et de la malnutrition » (citée par Marc Bossuyt, op. cit., par. 29, p. 8)

400 Marc Bossuyt, op. cit., p.18-19 : « Il est clair que le régime des sanctions contre l’Iraq vise à infliger

délibérément au peuple iraquien des conditions de vie (manque de nourriture, de médicaments, etc.) devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. Peu importe que cette destruction physique délibérée ait officiellement pour objectif la sécurité de la région » ; Denis Halliday, dans un entretien du 11 janvier 2003 avec l’Humanité : « J'ai démissionné pour retrouver ma liberté de parole et pour ne pas partager la responsabilité des crimes commis en Irak, même s'ils sont autorisés par l'ONU qui a couvert treize années de sanctions génocidaires contre le peuple irakien » ; Hans von Sponeck, op. cit., p. 171 : « The conclusion that, inter alia, (…) the Genocide Convention, (…) was violated by the UN SC from the beginning of the Oil-for-Food Programme in 1996 by, for example, severe limitations of rights of children to health, development of their personalities and education is therefore sound ».

85 contrecoup – le Conseil de sécurité était pleinement responsable de ses actes et de toutes leurs conséquences attestées401 »

Le professeur Bossuyt constate que le Conseil aurait dû réaliser un examen approfondi relatif à l’impact des sanctions avant de les imposer. Il propose un test, sous forme de six questions, qui auraient permis de limiter davantage les sanctions économiques adoptées contre l’Irak402. Les questions sont les suivantes : 1) Les sanctions sont-elles prises pour des raisons valables ? ; 2) Visent-elles les parties responsables ? ; 3) Sont-elles correctement ciblées ? ; 4) Un délai raisonnable est-il fixé pour la durée d’application des sanctions ? ; 5) Sont-elles efficaces ? ; 6) Echappent-elles à l’accusation de violation des « principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique » ?

Dans le cas de l’Irak, un examen prospectif répondant à ces six questions aurait permis de déterminer avec certitude que la population serait gravement touchée par les sanctions. Des sanctions globales ne seraient pas apparues comme nécessaires pour forcer l’Irak à retirer ses troupes du Koweït ou à coopérer à la destruction des armes chimiques, puisque la population n’exerce aucune pression sur Saddam Hussein. La démonstration tend à remettre en question l’existence même des sanctions économiques globales, puisqu’elle incite à cibler davantage les personnes qui seront soumises aux sanctions.

2. Droits dérogeables et l’insuffisance des garanties offertes par le régime des sanctions

On pourrait opposer au Conseil de sécurité les obligations de respecter les droits des enfants403, le droit à l’éducation404, ou encore de ne pas empirer l’état de santé d’une

population405, ni son accès à l’eau potable406, ou de ne pas porter atteinte à son droit d’être à

l’abri de la faim407.

Quand bien même l’on admettrait que le Conseil puisse y déroger lorsqu’il agit dans le cadre de sa mission de maintien de la paix et de la sécurité internationales de la même manière qu’un

401 Marc Bossuyt, op. cit., p. 19 ; Hans von Sponeck, op. cit., dit la même chose, p. 170, en se référant au

« Sanctions Assessment Handbook, assessing the humanitarian implications of sanctions », publié par les Nations Unies en octobre 2004 et selon lequel l’intention peut être démontrée si l’on constate le maintien des sanctions malgré la connaissance de l’effet des sanctions sur la population.

402 Ibid, p. 11-12

403 Convention de New York relative aux droits de l’enfant de 1989 ; Article 24 du PDCP 404 Article 6 du PIDESC

405 Article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)

406 Droit que le Comité des droits économiques, sociaux et culturels tire de l’esprit général du PIDESC, voyez

l’Observation générale n°3

86 Etat peut y déroger en situation d’urgence, l’organe politique des Nation Unies aurait dû assortir ce régime de garanties. Ce dernier devait fournir l’assurance que les dérogations avaient « un caractère exceptionnel et temporaire408 ».

A la lumière de ces considérations, il a été reproché au Conseil de ne pas avoir clairement fixé les conditions dans lesquelles les sanctions pouvaient être levées. La résolution 687 soulignait que le Conseil lèverait l’embargo « après avoir constaté que l'Irak a[vait] pris toutes les mesures prévues aux paragraphes 8 à 13409 ». Ces mesures sont celles relatives au désarmement du Gouvernement Irakien, à l’élimination de ses armes de destruction massive et au respect du Traité de non-prolifération.

La résolution précitée ajoutait que le Conseil devait se réunir tous les soixante jours afin de déterminer si l’Irak avait rempli ses obligations410. Cette exigence sera remplie avec plus ou

moins des rigueur les sept premières années des sanctions411, mais elle commencera à être de

plus en plus négligée par le Conseil à partir de 1998412, jusqu’à finir par être complètement

éclipsée lorsque les débats sont accaparés par la volonté des Etats-Unis d’intervenir en Irak413.

Initialement, cette suspension était un moyen de forcer le Gouvernement de coopérer avec l’UNSCOM et la Commission spéciale414.

En-dehors de cet examen réalisé imparfaitement, les sanctions imposées contre l’Irak présentaient le désavantage de ne pas fixer avec précision le moment où celles-ci devaient être levées. Était-ce au moment où la destruction des armes serait constatée ? Ce n’est pas ce que prévoit la résolution 687 (1991) : celle-ci impose à l’Irak « d’accepter » cette destruction415, de « s’engager » à ne plus utiliser ou construire de nouvelles armes416, de « réaffirmer

408 Comité des droits de l’homme, Observation générale n°5 de 1981 relative à l’article 4 du PDCP, para. 3. Cette

Observation a été remplacée par une nouvelle réalisée en 2001 (n°29), mais qui réaffirme l’importance de ces garanties au paragraphe premier.

409 Résolution 687 (1991), para. 22 410 Ibid, para. 21

411 Selon le rapport annuel du Comité des sanctions de 1997 (S/1997/672), le Conseil de sécurité aurait examiné

37 fois le régime de sanctions depuis l’adoption de la résolution 687 (1991), voyez paragraphe 3. Cela équivaut à un examen tous les 63 jours approximativement.

412 Le rapport annuel du Comité des sanctions de 1998 (S/1998/1239), para. 6, rapporte qu’en un an, le Conseil ne

s’est réuni que deux fois afin de réaliser cet examen alors que ce dernier aurait dû se réunir six fois en respectant l’intervalle de soixante jours.

413 Hans von Sponeck, op. cit., p. 154, soulève à cet égard que l’année 2002 et plus particulièrement l’attentat du

11 septembre 2001 ont entraîné un glissement dans les débats au sein du Conseil de sécurité : « the focus of the Iraq debate shifted from improving the sanctions regime to preventing military confrontation ».

414 Résolution 1134 (1997), para. 8 : « Décide d'attendre, pour procéder aux révisions prévues aux paragraphes 21

et 28 de sa résolution 687 (1991), que la Commission spéciale ait présenté le rapport de situation unifié qu'elle doit soumettre le 11 avril 1998, après quoi lesdites révisions reprendront conformément à la résolution 687 (1991) à compter du 26 avril 1998 ».

415 Résolution 687 (1991), para. 8(a) 416 Ibid, para. 10 et 12

87 inconditionnellement » sa volonté de respecter le traité de non-prolifération417. En d’autres termes, la résolution 687 (1991) soumet la levée des sanctions à la coopération du gouvernement irakien. Cela a permis aux Etats-Unis et au Royaume-Uni de maintenir les sanctions en dénonçant la non-coopération du Gouvernement418.

Ces deux Membres permanents considéraient que Saddam Hussein était le principal responsable des réticences du Gouvernement à coopérer avec les Nations Unies. Ces derniers refusaient la possibilité de lever les sanctions, tant que Saddam Hussein dirigeait le pays419. Un tel argumentaire a pu prendre naissance grâce aux termes approximatifs de la résolution 687 (1991). Pour reprendre les mots du Secrétaire général Boutros-Ghali :

« Compte tenu du caractère à la fois imprécis et changeant desdits objectifs, il est difficile pour le Conseil de sécurité de convenir du moment où l’on peut considérer qu’ils ont été atteints et que l’on peut lever les sanctions420 »