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Chapitre 4 : Résulats

4.6. La trajectoire sociale et le processus d’autotigmatisation

4.6.1. Impact relationnel : les amis

De manière assez unanime, les participants reconnaissent que leur situation familiale a influencé leurs relations avec leurs amis. En effet, certains reconnaissent ne pas avoir invité d’amis à la maison par peur d’être jugés :

Ben c’est sûr que je dirais que j’ai pas eu la même enfance que les autres. Aller chez des amis, que des amis aillent chez nous, c’était pas des…j’ai une meilleure amie et c’était la seule qui venait chez nous, parce que ma mère c’était pas beau à voir. Elle était tout le temps couchée, elle pleurait. (Participante 7)

À noter que cette participante demeure hésitante à l’âge adulte à recevoir des amis au domicile familial. Aussi, certains participants nomment une certaine forme de jalousie qu’ils ressentaient à l’égard des familles de leurs amis qu’ils considéraient « normales ». Dans certains cas, ce sentiment d’envie est encore présent malgré la tendance à diminuer au passage du temps. Derrière cette jalousie se cache l’envie d’avoir une famille plus typique, sans responsabilités dépassant ce qui est normalement attendu à un âge donné. Effectivement,

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il est possible de croire que la parentification est l’un des facteurs qui contribue à cette forme d’envie :

Ben en fait, je me comparais beaucoup aux autres. Ils [suivaient des cours] de karaté, de danse, mais moi je n’avais comme pas ça, parce que j’avais comme d’autres tâches à la maison que je devais faire. (Participante 2)

Tu fais avec qu’est-ce que t’as, c’est con à dire, mais c’est ça pareil. C’est sûr que t’essayes de pas trop envier, mais ça c’est difficile. (Participante 3)

Je trouvais ça plate, je voyais mes amis et tout ça. Avec leur famille, y faisaient des activités, leur mère toute fine faisait plein d’affaires. Moi j’étais là, ben la mienne, je ne sais pas trop ce qu’elle fait et je ne la vois pas souvent. Fait que, c’était plate, j’étais mal à l’aise. Je trouvais ça plate. (Participante 4)

Les extraits présentés illustrent bien l’idée que la parentification peut contribuer au développement d’un sentiment d’envie à l’égard des amis. Dans une certaine mesure, la vision parfois idéalisée des autres milieux amène le recours à des stratégies qui ont facilité ou non l’adaptation des participants sur le plan social. Ces stratégies sont présentées dans les quatre prochaines sections.

4.6.1.1 Utilisation de l’humour avec les amis

Certains participants vont adopter l’humour pour parler du trouble de santé mentale de leur parent avec leurs amis :

[…] mes autres amis, j’ai l’impression qu’ils ne comprennent pas à quel point ça peut venir me chercher, fait que j’aime mieux ne pas aborder le sujet tout simplement. Ils sont au courant…tu sais souvent, même-moi souvent c’est un peu…j’en parle, mais à la blague. Comme ça, je n’ai pas besoin de m’impliquer émotionnellement. Ils sont au courant, mais leur vision c’est comme « ça ne me dérange pas, je suis même capable d’en faire des jokes » […] (Participante 7)

Cette participante reconnaît qu’elle fait preuve d’humour en partie pour ne pas s’engager émotionnellement dans le sujet du trouble de santé mentale de sa mère. Lors de l’entrevue, elle rapporte aussi qu’encore aujourd’hui, elle a beaucoup de difficulté à discuter de sa situation familiale en raison de la forte charge émotive qu’elle y accorde. Cela dit, elle a semblé relativement à l’aise tout au long de l’entrevue et a fait preuve de beaucoup d’introspection.

55 4.6.1.2. Présentation d’un soi inauthentique

D’autres participants iront jusqu’à mentir auprès de leurs amis quant à leur réelle occupation ou situation familiale. Par exemple, ils peuvent en arriver à mentir sur les tâches ménagères qu’ils font ou encore le fait qu’ils participent à des groupes de soutien dans des organismes communautaires. Voici un extrait qui présente bien ce comportement :

[…] Tu sais, je leur demandais « tu le [tâche ménagère] fais-tu toi des fois? », ils me disaient « Ben non! Pourquoi? » Je leur disais « Ben pour rien, pour savoir, moi non plus je ne le fais pas. » […] parce que des fois ils me demandaient « tu vas où les fins de semaine? », parce qu’on avait des fins de semaine avec [organisme communautaire] et là je m’en venais comme trop mêlée dans mes menteries, j’étais tannée. (Participante 2)

Cette participante, qui appartient au groupe « allant bien », est possiblement celle qui a le plus ressenti le besoin de mentir auprès de ses amis. En effet, tout au long de l’entrevue, la participante soulève la lourdeur et la souffrance associées au fait de ne pas avoir présenté un soi authentique à ses amis. Sur un autre plan, la participante 10 rapporte avoir eu l’impression de jouer une pièce de théâtre dans la famille élargie :

[…] je ne voulais pas montrer peut-être ce qui se passait chez nous, je n’en parlais pas. Je ne sais pas, même pas juste moi, le comportement de ma mère était différent. Mon père était différent aussi, il était plus patient […] (Participante 10) Ainsi, la présentation inauthentique de la situation familiale ne semble pas se limiter seulement auprès des amis, mais aussi auprès de la famille élargie. Dans le cas présent, la participante rapporte avoir ce sentiment d’inauthenticité avec la famille de sa mère qui n’était pas au courant du trouble de santé mentale du père.

4.6.1.3 Sentiment de honte à l’égard de ses amis

Dans certains cas, les participants admettent ne pas discuter de leur situation familiale par honte. Ce sentiment est plus fortement présent auprès de deux participantes provenant du groupe « allant bien » :

Je pense que ça me gênait. Elle me faisait honte si on veut, je sais qu’elle était déjà venue me voir à une game de soccer et j’étais gênée. Je me disais « ah!

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Pourquoi elle est là! » Je me sentais mal à l’aise qu’elle soit là, ça me tentait moins d’en parler dans ce temps-là. (Participante 4)

[…] la perception que la société a [des troubles de] santé mentale, moi j’avais peur de perdre mes amis. On va me dire qu’on est des fous. (Participante 10)

Il semble que le sentiment de honte soit fortement associé à la crainte de ne pas être compris :

De m’occuper de mon petit frère ça passait bien quand même, je passais pour la grande sœur gentille, mais de m’occuper de ma mère, ça je ne disais pas ça. Ce n’est pas dans la norme, mais tu sais, s’il avait fallu que je dise que je m’occupais de ma mère, clairement il aurait fallu que je parle du reste et ce n’est pas mon but, fait que je n’en parlais pas. […] mais aussi j’ai l’impression que les autres n’allaient pas me comprendre. (Participante 7)

L’idée que les autres ne comprendraient pas la situation familiale dans laquelle les participants étaient plongés est assez récurrente. Ainsi, il semble que cette idée de ne pas pouvoir être bien compris contribue à nourrir le sentiment de honte qui est au cœur du processus d’autostigmatisation.

4.6.1.4. Retrait social

Quatre participantes, dont trois faisant partie du groupe « allant moins bien », mentionnent s’être isolées particulièrement durant la période de l’adolescence. À ce sujet, deux causes sont nommées. Premièrement, les participantes croient, qu’étant donné les nombreuses responsabilités qu’elles ont dû assumer, le temps leur manquait pour avoir des activités sociales. Deuxièmement, le fait d’avoir une situation familiale différente a pu amener certains participants à un retrait volontaire, car ils ne souhaitaient pas voir leur situation familiale être exposée devant leurs amis :

C’est sûr que ça m’a fait maturer plus vite, je ne pense pas que ça a été nocif, mais je me suis beaucoup renfermée. J’ai comme été plus en retrait, parce que je me disais je n’ai pas à vivre les mêmes choses que les autres. Tu sais, les autres, ils parlent plus de leurs cours de danse, mais moi ce que j’ai fait, ben j’ai changé les couches de mon frère, je lui ai donné le lait et j’ai préparé à souper. (Participante 2)

C’est spécial à dire, mais j’avais moins d’amis parce que justement je prenais plus de temps avec ma mère. (Participante 3)

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[…] plus le secondaire avançait, plus je suis devenu…ce n’est pas vraiment le bon mot, mais plus sauvage. Je fais mes affaires, je vous laisse faire vos affaires, laissez-moi tranquille. (Participant 9)

Il est possible de voir à travers les différents propos qui viennent d’être présentés que certains participants se sont tranquillement éloignés de leurs amis. Parfois pour mieux prendre soin du parent ou de la maison et, pour d’autres, pour ne pas avoir à partager leur « secret » familial. La seule participante qui provient du groupe « allant bien » et qui a utilisé cette méthode mentionne avoir souffert de cet isolement et identifie le moment où elle a refait une place à ses amis comme positif.

4.6.1.5. Besoin de défaire les préjuger auprès de ses amis

Une autre stratégie positive sur le plan relationnel est la tendance souvent observée chez les participants à vouloir défaire les préjugés à l’égard des troubles de santé mentale que leurs amis ont ou pourraient avoir. Ainsi, trois participants provenant tous du groupe « allant bien » ont témoigné à cet effet, voici les extraits :

Au début, y’en avaient qui ne savaient pas trop c’était quoi, tu sais, y’avait comme tous les préjugés des hallucinations « elle se promène-tu dans rue ? », « elle as-tu un ami imaginaire? ». Les gros préjugés et tout. Mais juste de clarifier les choses avec eux, je leur ai dit « vous l’avez vu plein de fois ma mère et jamais vous aviez pensé ça ». Tu sais, c’est comme ça que je voulais le ramener pour pas qu’ils aient une image d’une madame qui a plein d’hallucinations. Dans le fond, c’est une personne comme moi et elles [ses amies]. C’était plus ça que j’essayais d’aller démontrer subtilement. (Participante 2)

Tu sais, on dit malade, mais ce mot-là fait peur un peu, parce qu’on a l’impression qu’elle va être folle. Je dis, elle a une maladie mentale, fait qu’elle va être folle. Mais ce n’est pas ça du tout. Ils voyaient ben mes amis, ils rentraient, ils voyaient que ma mère était ben correcte. Je voulais comme qu'ils voient ça aussi, dans un sens. Je ne m’en suis jamais caché. (Participant 6)

Peut-être plus en vieillissant, parce que quand j’étais jeune ma mère ne voulait pas que j’en parle [du trouble de santé mentale], parce qu’elle avait peur un petit peu de ce que le monde en penserait. Mais c’est en vieillissant que je me suis dit « voyons, ce n’est pas vrai! » Moins qu’on en parle, pire que c’est je trouve. Je me suis fait une idée là-dessus depuis ce temps-là. (Participant 11)

Il est possible de constater, particulièrement avec les participants 2 et 11, que la honte et la peur d’être jugé ont tendance à s’amoindrir avec le temps. Du moins, l’idée de parler

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ouvertement des troubles de santé mentale en général afin de diminuer les préjugés semble faciliter la vie des participants. De manière très intéressante, la participante 6 dont le père a reçu un diagnostic alors qu’elle était déjà à la fin de son adolescence, rapporte avoir elle- même eu des préjugés au sujet des troubles de santé mentale :

Ça l’a changé la personne que je suis aussi, parce que je faisais partie de la société pour qui [les troubles de] santé mentale était un tabou, mais là c’était pu tabou, c’était chose vécue. Ça, ça l’a changé. (Participante 10)

Avec les extraits présentés, il est possible de percevoir l’importance de s’intéresser aux préjugés sociaux qui contribuent au processus de stigmatisation. Le fait de parler ouvertement des troubles de santé mentale semble être un élément clé dans la réduction des jugements que les amis peuvent porter sur ce sujet. L’autre élément pertinent est aussi de montrer que le parent n’est pas si différent d’eux-mêmes, qu’il s’agit d’un humain comme un autre avec ses particularités. Cette tendance est observée uniquement dans le groupe « allant bien ».

Tableau 7

Sommaire des éléments contribuant aux particularités associées à la trajectoire sociale

Allant moins bien Allant bien

Identification du participant 1 3 7 8 9 12 2 4 5 6 10 11 Utilisation de l’humour Présentation soi inauthentique Honte* Retrait social*

Besoin de défaire les

préjugés    

Note. L’astérisque (*) signifie que les éléments sont perçus comme ayant contribué directement au processus

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