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L'image poétique

Dans le document Marier la source et la blessure (Page 73-79)

L’image, dans son acception générale est la représentation d’un sujet ou d’un objet. Elle suggère à l’esprit ce qui est absent à la vue. Or, en poésie, l’image appartient aux domaines psychique et ontologique. Elle fait référence à une réalité concrète et tan- gible, mais d’une autre manière se situant du côté de la spiritualité et non plus de la matérialité.

Née d’une sensation, l’image poétique « formée de mots qui la rêvent » (Edmond Jabes) a le pouvoir de faire revivre une expérience, de faire éprouver une émotion.

L'image poétique n'est pas l'écho d'un passé. C'est plutôt l'inverse : par l'éclat d'une image, le passé lointain résonne d'échos et l'on ne voit guère à quelle profondeur ces échos vont se répercuter et s'éteindre. Dans sa nouveauté, dans son activité, l'image poétique a un être propre, un dynamisme propre. Elle relève d'une ontologie directe1.

Qu’elle soit le fruit d’une transformation du réel ou la juxtaposition de réalités oppo- sées, elle « donne à voir » (Éluard). Elle séduit d’abord les sens puis l'esprit. Elle a sa propre réalité née du rapport établi entre sentiments, mots, impressions, sensations. Lorsque le poète Homère parle de « l'aurore aux doigts de rose », c'est une réalité connue qui rencontre une réalité imaginaire. Ici, s'incarne franchement « l'esprit du poète exprimant les accords de son être sensible au contact de la réalité2 ».

Différents auteurs se sont penchés sur la nature de l’image poétique qui, selon Bo- cholier, « doit arriver sur ses propres ailes3 ». Ainsi, au mois de juin 1913, Georges

Duhamel publie, dans le Mercure de France, un compte rendu d’Alcools, recueil poé- tique de Guillaume Apollinaire. Il traite de l’image en ces termes : « Deux idées, si dis- tantes soient-elles dans le monde des réalités, sont toujours, pour le poète, liées par

1 Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, Paris, Quadrige / PUF, 1957, p. 1

2 Pierre Reverdy, Sable mouvant suivi de Cette émotion appelée poésie, Paris, Gallimard,

Poésie, 1974, p. 115

3 Gérard Bocholier, Pierre Reverdy, Le phare obscur, Champ poétique, Éd. Du champ

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un fil secret et tenu. Il appartient au plus grand art de tendre ce fil jusqu’à sa limite d’élasticité; ».

Voilà donc le point de départ de Reverdy quant à l'image, sujet dont il discuta avec André Breton. Il résume l’évolution de la poésie instillée par les écrits de Rimbaud tout en désapprouvant l'idée que l’expression poétique puisse procéder du hasard ou de l'inconscient. Ni l'écriture automatique, ni celle provoquée sous hypnose ne trouvent un écho chez lui. Il conçoit que :

L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparai- son, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte. Plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique4.

Breton médita cette définition et s'en inspira. Ce qu'il faut retenir de ces propos c'est essentiellement qu'une image poétique puissante provoque un choc, cet effet effer-

vescent (Reverdy). Donnant une autre vie aux mots qui la composent, elle crée de

nouveaux espaces. Ainsi en est-il avec : « Et les cœurs enchaînés suivent le bruit des ailes la ligne aux pas de sang / Dans la grimace rouge et menaçante du couchant (SV.65), une lanterne est allumée dans les arbres (SV. 71), Et le chemin perdu se cache sous le pont (SV. 92) Les arbres se sont endormis (SV.93), Le tonnerre aplanit le toit (SV. 98), le jour perd ses pétales (PT. 275), Un soupir douloureux s'achève / Dans les replis du rideau le jour se lève (PT. 211) ».

Prenons le temps de voir aussi quelques exemples tirés de l’œuvre de Jean-Noël Pontbriand5 : « au pied du lit, ton linge s'est endormi (R.21), le soleil monte les esca-

liers de l'âme (R.54), le matin ruisselle sur le plancher (R.61) », où rêve et réalité for- ment une entité nouvelle. Puis chez Roland Giguère6 : « L'orme dort dans ses feuilles

(I.75), la nuit détale dans sa pénombre (I.17) ». Donc, : « La valeur de l'image se me-

4 Pierre Reverdy, op.cit., Manifestes du surréalisme, cité par André Breton, p. 34

5 Extraits de poèmes de Jean-Noël Pontbriand, Résonnances, Québec, Éditions du Noroît,

1998

6 Extraits de poèmes de Roland Giguère, Illuminures, Québec, L'Hexagone et Roland Gi-

67 sure à l'étendue de son auréole imaginaire7 ». Sa force d’évocation engendre des

émotions. Elle sollicite l’imagination par laquelle, selon Bachelard, « l’homme atteint l’être, le bien-être ». De l’avis de Jean Grosjean à propos de la poésie : « Chaque phrase doit retourner l’âme du lecteur pour semer peut-être ou du moins l’aérer au profit des racines qui dorment en nous8 ».

Bergson conçoit que « le poète est celui chez qui les sentiments se développent en images et les images elles-mêmes en paroles, dociles au rythme, pour les traduire ». Il résume sa conception des images poétiques ainsi : « Nées de l’émotion, elles tendent à l’émotion ». Le travail du poète à l’affût des paroles imaginantes (Marie-Louise Gou- hier) consiste à garder vivante et communicative cette émotion. Tout au long de sa quête, il s'écarte de la connaissance didactique et se tourne vers le plaisir de la con- naissance émotive. Il privilégie le sentir au lieu du savoir.

Transmissible et originale, la véritable image poétique crée un espace de communion.

A contrario, une image où s’immisce un concept perd ses qualités et n’a plus d’écho,

ni de résonances. Bachelard, dans son ouvrage L'eau et les rêves, insiste sur le fait que : « L'image est une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et de forme9 ». II poursuit avec cette phrase de Jacques Bousquet : « Une image coûte au-

tant de travail à l'humanité qu'un caractère nouveau à une plante10 ». Le poète nous

« redonne à nos images premières11 ». Il devient alors possible de reconnaître le mer-

veilleux qui se cache sous le quotidien. En ce sens, Bachelard entend que le travail du poète consiste à : « [...] s’évertuer à chercher derrière les images qui se montrent, les images qui se cachent, aller à la racine même de la force imaginante12 ».

Pour Breton, il est faux de prétendre que « l’esprit a saisi les rapports des deux réali- tés en présence. Il n’a, pour commencer, rien saisi consciemment. C’est du rappro- chement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière,

7 Gaston Bachelard, L’air et les songes, Paris, José Corti, 1943, p. 5 8 Lorand Gaspar, op.cit., Approche de la parole, p. 74

9 Gaston Bachelard, L'eau et les rêves. Paris, José Corti, 1942, p. 9 10 Ibid., p. 9

11 Georges, Jean, La poésie, Paris, Éd. Du Seuil, 1966, p.142 12 Gaston Bachelard, op.cit., L'eau et les rêves, p. 8

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lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles13 ». La valeur

de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue; elle est, par conséquent fonc- tion de la différence de potentiel entre les deux conducteurs. Prenons comme exemple, dans la poésie de Reverdy : « Quand le matin réveille le dormeur / […] Le soleil se déploie / les nuages détalent / Et les étoiles tombent éteinte dans la mer / Le jour s’est déplié comme une nappe blanche (PT. 348) ».

Lorsque cette différence existe à peine, comme cela peut être le cas dans la compa- raison, l’étincelle ne se produit pas. L’élément de surprise créant un choc existentiel est indispensable. C’est pourquoi Breton s’intéresse aux messages de l’inconscient. À ses yeux, cette instance psychique recèle la matière première de la création. L’accès à l’inexploré est le moyen de renouer avec la pensée profonde de l’être. Michel Car- rouges sur la démarche des surréalistes précise :

Quand le poète accède au royaume des métamorphoses, je veux dire à ces zones et à ces moments de bouleversement et d’illumination de la poésie, il est fatalement assailli avec impétuosité par des vagues d’images irrationnelles qui lui causent les plus vives impressions et le plongent encore davantage dans les profondeurs orageuses de la poésie. C’est l’inusuel seul qui peut produire un effet poétique14.

L’image poétique s’engendre par une attitude d’ouverture au subconscient, « source vive qui jaillit des nappes de mots-images en suspension » (Breton). Placé dans un état réceptif, l’auteur accueille un flux d’images qui, au premier abord, lui semblent dépourvues de sens. Au milieu de terres inconnues, franchissant les barrières de la censure et de l’interdit, elles font lentement leur chemin et le travail du poète est de les « saisir en plein vol » (Reverdy). Elles se forgent à partir de la découverte d’une langue où les mots qui coulent de source se croisent et s’entrechoquent et c'est ainsi qu'« un bon poème sort tout fait. La retouche n'est qu'un heureux accident et, si elle n'est pas merveilleuse, elle risque de tout abîmer15 ».

13 André Breton, op.cit., Manifestes du surréalisme, p. 52

14 Michel Carrouges, op.cit., André Breton et les données fondamentales du surréalisme,

p. 133

15 Jean Rousselot, Pierre Reverdy, Poètes d'aujourd'hui, Paris, éd. Pierre Seghers, 1951,

69 L’étrangeté des images découle de la fusion d’entités en apparence éloignées l’une de l’autre. Mais le caractère nébuleux recouvre souvent une signification originelle. En ce sens, Baudelaire affirme pour sa part : « Parce que la forme est contraignante l’image jaillit plus intense ». C’est dire la force d’incantation des mots. Le voyage intérieur que suscite l’image enclenche un processus de transformation lequel conduit vers une plus grande spiritualité. « [Les images] [s]oit qu’elles expriment les profondeurs de la vie intérieure, soit qu’elles manifestent l’action des mythes collectifs ou même les étranges correspondances entre la vie de l’homme et celle de l’univers16 ».

Dans une coupe à bord d’horizon Je bois à la rasade

Une simple gorgée de soleil Pâle et glacé17

À propos de l’image, Reverdy dit encore qu’elle « est l’acte magique de transmutation du réel extérieur en réel intérieur, sans lequel l’homme n’aurait jamais pu surmonter l’obstacle inconcevable que la nature dressait devant lui18 ». Le réel est en lui et en

dehors de lui. Il pense, il réagit, mais lorsqu'il imagine, c'est la part de l'irréel qu'il aborde et cet irréel n'existe qu'en lui-même. Pour lui, la meilleure expression du réel auquel il est très attaché, réside dans « la justesse nécessaire des rapports lointains». Lorsqu'il parle de la justesse, il distingue imitation et description. L'image est plus qu'une analogie. La justesse fait référence à un rapport direct entre les choses par ailleurs éloignées. « La rue est plafonnée de bleu » ( PT. 243).

Elle fait éclore un nouveau possible. Il conçoit que : « Les mots se désincarnent […], ce qu'ils représentent en propre s'efface au profit de ce qui se dégage du mouvement

16 Michel Carrouges, op.cit., André Breton et les données fondamentales du surréalisme,

p. 212

17 Chappuis Pierre, cité par Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, p.149, extrait de :

À l'horizon tout est possible publié par la Revue neufchâtelaine, mars 1959

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de la combinaison où ils se sont engagés19 ». En ce sens pour lui, la comparaison peut

difficilement être utile à l'expression poétique. Penchons-nous maintenant sur l'apport à la poésie contemporaine.

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