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Écrire pour exprimer

Dans le document Marier la source et la blessure (Page 57-63)

Orphée, le poète/musicien, charme les bêtes par son discours en chantant sa nostal- gie. Le mythe devient une source de fascination profonde inspirant de nombreuses œuvres à travers les âges.

Le désir du poète est de créer une œuvre d'art vivante, recréatrice d'émotion (Breton). Il ne cherche pas à convaincre, ni à plaire. Son objectif n’est pas d’informer, ni d’élucider des concepts ou des notions : « On n'écrit pas pour soi. Si écrire est un moyen de révélation au premier chef, c'est aussi un moyen de communication. Mais pour le poète, […] il s'agit d'émouvoir. Ce qui n'est rien de moins que de faire jaillir la source du rocher1 ». Il s’exprime Ŕ se met en œuvre Ŕ en puisant dans l’expérience de

sa propre vie. Il aborde la réalité des choses avec son intuition. Il s’y investit avec toute sa sensibilité. La recherche de sa propre parole fonde le processus de création dans lequel il s’engage. Il exprime ce qu’il ressent de manière personnelle : « Au pro- cès immémorialement intenté par la connaissance rationnelle à la connaissance intui- tive, il appartiendra au poète de produire la pièce capitale qui mettra fin au débat2 ».

Les textes poétiques recréent une expérience personnelle vécue. Parfois, ils apparais- sent obscurs, énigmatiques. Souvent perçus comme arides et semblant réservés à des personnes initiées, ils sont mis de côté. Toutefois, bien qu’une œuvre puisse comporter des aspects nébuleux, elle n’en demeure pas moins significative. Char dit : « Salut à celui qui marche à mes côtés au terme du poème. Il passera demain debout sous le vent3 ».

Un doute persiste : sont-ils vraiment hermétiques ? À cette opinion assez répandue, il convient d’en apporter une nouvelle. Faute de quoi, l’essence fondamentale de ces écrits restera dans l’ombre. Toute la richesse de ces textes requiert du temps : « Une œuvre n'est pas forcément obscure parce qu'elle est fermée. Seulement, au lieu de

1 Pierre Reverdy, Oeuvres complètes, Cette émotion appelée poésie, Écrits sur la poésie

(1930-1960), Paris, Flammarion, 1974, p.28

2 Georges Mounin, op.cit., Avez- vous lu Char ?, p.92 3 Ibid., p. 29

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heurter les murs pour y pénétrer, il s'agit de prendre l'issue qui lui distribue la mière4 ». D’ailleurs, ce vif attrait qu’ils exercent depuis si longtemps démontre qu’ils

possèdent une force vitale. Pour Rilke, « la poésie est la vérité ineffable ».

L’écriture exige de se départir des artifices et idées préconçues. Le poète avance pro- gressivement sur la voie de l’intériorité. Le retour sur soi fait avec confiance permet d’affiner sa perception. Son attitude d’accueil lève les barrières qui le tenaient éloigné de sa nature profonde. Le mouvement de repli et d’ouverture, vécu sans excès, tend à un plus grand équilibre de l’être. À travers cette relation réactualisée, le désir instinctif de se co-naître l’amène à ouvrir une voie vers l’autre. Ces moments de rencontres inédites apportent un dynamisme et une force de création. La reconnaissance de pen- sées mises au jour crée un effet d’entraînement par lequel le moi découvre ce qu’il est.

Je est un autre.

S’aventurer dans la profondeur de l’être provoque un contact renouvelé avec la mé- moire et les souvenirs. L’attitude méditative et l’intuition ont la capacité d’élargir la conscience de soi et d’amener l’être vers la vie spirituelle :

Spiritualiser, c'est changer de plan, et passer du plan relatif au plan absolu. C'est d'un seul coup atteindre la réalité pure. […] C’est passer dans un autre mode que celui où nous sommes réduits à l’état peu enviable de prisonniers. C'est quitter le domaine instable des sens et des sentiments pour s'établir dans le domaine de l'esprit5.

Découvrant une part de lui-même cachée ou ignorée pendant longtemps, le poète re- définit son rapport avec le monde. Il démêle valeurs, pensées et certitudes. Revisitant son enfance, fouillant sa mémoire, il accède à une co-naissance de soi. Écrire, c’est laisser libre cours à l’imaginaire et explorer la matière des mots qui, dans la vie cou- rante, est confinée à une fonction utilitaire. Le langage familier appartient à tout le monde et à personne. Inscrit dans une convention, il se trouve confiné à une dimen- sion pragmatique. Il sied aux préoccupations du quotidien et à la réalité des choses usuelles.

4 Pierre Reverdy, Gant de crin, Paris, Flammarion, 1968, p. 29 5 Pierre Reverdy, op.cit., Gant de crin, p.145

51 Or, le langage poétique nourrit des aspirations différentes. Il est le gardien de l’émotion vécue dans le temps et à travers le temps. En exprimant l’inexprimable, il immortalise des sensations et les fait revivre à d’autres. Véhicule de l’émotion, ce lan- gage éveille la sensibilité de l’être. La fonction du langage est ici liée à la dimension spirituelle. Pour Wordsworth, « la poésie est le souffle et l’esprit subtil de tout savoir; l’expression spontanée qui se lit sur le visage, de toute science6 ». Benjamin Péret,

quant à lui conçoit que la poésie est : « le souffle de l'homme, la source de toute con- naissance et cette connaissance elle-même sous son aspect le plus immaculé7 ».

Le poète ressent et fait ressentir à l’aide des mots et des images. Sa sensibilité, son style, l’expression de son authenticité, se dévoilent au fil de son travail. La singularité de ses écrits atteste sa marque d’influence, son empreinte dans le mouvement de la vie. « Car la poésie n’est autre chose que l’âme qui se révèle et se répand8 ».

Sans contraintes sur les plans pratique ou théorique, mettant de côté les idées et les concepts, il laisse émerger l’imagination poétique. En plongeant dans l’univers des mots, il découvre le langage vivant incarné. Attentif à ce qu’il ressent, il amorce son texte sans en connaître le point d’arrivée. Il accueille l’inconnu, puise dans ce creuset de nouveauté. Il voit surgir ces témoins de l’être, les mots de l’imagination et de la sensibilité exprimant l’émotion fragile et momentanée. Bachelard en parle en ces mots : « Pour un rêveur de mots, il y a des mots qui sont des coquilles de parole. Oui, en écoutant certains mots, comme l'enfant écoute la mer en un coquillage, un rêveur de mots entend les rumeurs d'un monde de songes9 ».

Son cheminement vers une plus grande conscience de soi et la recherche de sa parole imprègnent sa démarche d’écriture. Des périodes de tâtonnements et d’errance ponctuent son expérience de création. Des mots inattendus percent de

6 Georges Mounin, op.cit., Avez-vous lu Char ?, p. 94

7 Benjamin Péret, Le déshonneur des poètes, J.J. Pauvert, éditeur Liberté 23, coll. Liberté,

Jean-François Revel, (dir.), 1965, p.71

8 Œuvres de Maurice de Guérin : Journal, lettres, poèmes et fragments. Lettre à Eugénie

(24 mai 1830), 1850, p.134

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nouvelles fenêtres. Avec vigilance et assiduité, il réorganise son texte, replace cer- tains mots, retranche ceux qui enferment le texte ou le conduisent vers des lieux communs. Certains lui paraissent insuffisants, d’autres exubérants. Les mots vec- teurs d’émotion, ceux qui ont le pouvoir de faire revivre une expérience retiennent son attention. Par leur sonorité et leur pouvoir d’évocation, ils suggèrent des pen- sées percutantes et tonifiantes. Sans relâche, il défriche le langage, le redécouvre. À travers la régénération des mots, le poète découvre son propre langage. Il s'emploie à retrouver le sens premier des mots parce qu'il sait que : « les mots en nos cultures savantes, ont été si souvent définis et redéfinis, ils ont été casés avec tant de préci- sion dans nos dictionnaires, qu'ils sont vraiment devenus des instruments de la pen- sée. Ils ont perdu leur puissance d'onirisme interne10 ».

L’expérience de vie du poète et le poème se fondent l’un dans l’autre. S’installe un perpétuel dialogue entre le moi qui vit et le moi qui écrit. Tout au long de son parcours, il apprivoise l'être insoupçonné qui se révèle. René Char à cet effet dit simplement : « Le poème doit d’abord avoir été le poète lui-même. Le poète est l’homme qui re- trouve la parole grâce à une ascèse qui le délivre de lui-même11 ».

La poésie vibre et fait vibrer. Les textes avivent des sentiments et ouvrent l’esprit de l’être pensant. Le poète, par son travail assidu, élargit sa conscience et accroît sa connaissance par les voies de la sensibilité et de l’intuition. Le poème s’engendre avec une émotion, l’infrarouge de la connaissance (Mounin) et il se déploie dans l’incarnation des mots. Il ne peut pas naître dans les dédales d’un langage imperson- nel. Valéry le conçoit ainsi quand il écrit : « La poésie est l’essai de représenter ou de restituer par les moyens du langage articulé, ces choses ou cette chose que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs12 ».

10 Gaston Bachelard, op.cit., La poétique de la rêverie, p. 30 11 Georges Gusdorf, op. cit., La parole, p. 73

53 Le poète élargit sa conscience et développe sa connaissance en empruntant les voies de la sensibilité et de l’intuition. Il crée un lieu de rencontre et un espace de commu- nion où il devient possible pour d'autres de retrouver ces mêmes sensations.

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