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Chapitre II : Les considérations métatextuelles

II. III Mise en scène et auto-mise en scène

Le narrateur-écrivain, nous l’avons vu, se donne à voir d’une manière contrôlée. De ce fait, il adopte à la fois le rôle du metteur en scène et de l’acteur. Le contrôle qu’il exerce passe en partie par les gestes, dont le pouvoir n’est attribuable qu’à la puissance de ceux qui les exécutent :

Cette puissance nous est déléguée assez pour que nous la sentions en nous, et cela rend supportable le geste de nous baisser pour monter en auto, parce qu’au moment où nous nous baissons une mémoire imperceptible fait de nous une star, ou un roi, ou un truand (mais c’est encore un roi), qui se baissait de la même façon et que nous vîmes dans la rue ou à l’écran. Me hausser sur la pointe du pied droit et lever le bras droit pour prendre au mur ma petite glace, ou saisir sur l’étagère ma gamelle, est un geste qui me transforme en princesse de T…, à qui je vis un jour faire ce mouvement pour remettre à sa place un dessin qu’elle m’avait montré329.

Le geste, devient le point de départ de la mise en scène de soi, qui dépend de la puissance du jeu. Le geste est le début de la création d’une persona scénique pour ces « acteurs » du récit.

Le narrateur-écrivain incarne des personnages au sein de sa propre mise en scène. Se faire acteur de son propre récit, c’est aussi s’idéaliser : le narrateur-écrivain met en récit sa propre vie en prison pour en livrer les meilleurs fragments, ceux de sa vie intérieure. Cependant, comme tout acteur, il garde dans une certaine mesure, un souci de vraisemblance, comme en témoignent les paroles du juge chargé de son dossier criminel : « Le juge d’instruction a dit à mon avocat que, si je jouais la comédie, je la jouais à merveille : mais je ne l’ai pas jouée d’un bout à l’autre de l’instruction. J’ai multiplié les

fautes de défense, ce fut un bonheur330. » Ce passage est mimétique de ce que le narrateur-

écrivain effectue à travers l’entièreté du roman : mêler le vrai, le vraisemblable, le faux, dans une habile mise en scène de soi, un jeu, dans le but de contrôler la perception qu’autrui aura de lui.

Dans Miracle de la rose, le narrateur-écrivain se donne également des rôles à jouer. Il décrit sa réaction lorsque, pour le surprendre, Divers brise avec fracas et sans prévenir le tambour qu’il transporte. La métaphore qu’il évoque se transforme en un scénario :

Il venait avec une promptitude cavalière de relever mes jupes. Sur un canapé ou une mousse fraîche, je fus terrassé par ce poids de merveilles. Ce n’est que le sperme refroidi que la princesse violée par un garde du palais songe à sa dignité! Une scène rapide éclata en moi : ‘‘Partez, hurlai-je en moi-même! Partez! Mais partez donc! En face de vous je ne peux pas me dominer!’’ Le garde vainqueur baissait la tête et me regardait d’un air sournois comme s’il eût dit : ‘‘Je t’aurai, garce!’’. Je criai encore : ‘‘Je dois être blême de rage.’’331

À la manière dont il prend en charge le récit, le personnage invente une autre réalité, un autre fil d’événements dans une version améliorée de ce qu’il est en train de vivre, alors qu’il est lui-même une version magnifiée par l’écriture du narrateur-écrivain.

Nous l’avons vu, les personnages de fiction, ces acteurs, sont mis en scène par le narrateur-écrivain au sein du second niveau diégétique. En parlant de Culafroy et d’un de ses épisodes en solitaire au grenier de la maison d’ardoise, le narrateur-écrivain décrit le personnage :

Sa tête baissée, afin qu’il se vît dans la glace, l’obligeait à lever les yeux et ainsi s’observer de la façon sournoise que prennent au cinéma les acteurs : ‘‘Je pourrais être un grand artiste’’. Il ne formula pas nettement cette idée, néanmoins la splendeur qui s’attachait à elle lui fit baisser un

330 NDF, p. 218. 331 MR, p. 299.

peu la tête. ‘‘Le poids du sort’’, crut-il. Dans le palissandre brillant de la coiffeuse, il vit une scène fugitive […]332.

Le geste, ici aussi, convoque l’incarnation d’un personnage, ce qui affecte davantage la gestuelle de l’acteur. Le narrateur-écrivain associe également le « jeu d’acteur » de Culafroy à la tragédie, genre théâtral reconnu, mais qu’on peut également associer à l’expression excessive d’émotions : « Certain soir, Culafroy eut un geste large, démesuré de tragédien333. » Cette tendance à l’excès rend encore plus tangible les scènes que le jeune

garçon se joue dans la solitude :

Généralement, quand il était seul, il n’avait pas besoin d’énoncer à voix haute ses pensées, mais aujourd’hui un sens intime du tragique lui commandait d’observer un protocole extraordinaire, alors il prononça : ‘‘Mon désespoir est immense.’’ […] Autour de lui, le décor avait perdu son apparence d’irréelle merveille. […] Le drame qui s’y jouait en était à sa phase pathétique, au dénouement : il ne restait plus à l’acteur qu’à mourir.334

Culafroy incarne un personnage dans l’extravagance, ce qui fait naître le décor où il évolue. Plus loin, le narrateur-écrivain note, au sujet du même personnage : « Il s’endormit, comme au théâtre un pierrot ivre […]335. » Jusqu’à la fin, le personnage, en tant qu’acteur de sa propre existence rêvée, incarne différents rôles. Le narrateur-écrivain décrit ainsi l’agonie de Divine : « À cet instant, l’enfant fut comme envahi par une désordonnée troupe de souvenirs de lecture et d’histoires contées, à savoir : que la chambre de Bernadette Soubirous, à l’heure de sa mort, était pleine du parfum d’invisibles violettes. Instinctivement, donc, il renifla et ne reconnut pas l’odeur que l’on dit être l’odeur de la

332 NDF, p. 136-137. 333 NDF, p. 135-136. 334 NDF, p. 169. 335 NDF, p. 170.

sainteté. Dieu oubliait sa servante336 » En tant qu’instance de régie du récit, le narrateur-

écrivain est responsable à la fois de sa propre mise en scène, mais aussi de celle de ses personnages. Il incarne donc ici une facette de la figure de l’auteur, celle qui donne délibérément un aspect théâtral à son récit.