• Aucun résultat trouvé

La galerie des glaces de l’écrivain La fictionnalisation de la figure auctoriale dans la «Trilogie Autobiographique» de Jean Genet

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La galerie des glaces de l’écrivain La fictionnalisation de la figure auctoriale dans la «Trilogie Autobiographique» de Jean Genet"

Copied!
132
0
0

Texte intégral

(1)

« TRILOGIE AUTOBIOGRAPHIQUE » DE JEAN GENET

Par

Laurence Gagnon

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l’obtention du grade de

Maîtrise ès Lettres

Département des littératures de langue française, de traduction et de création

Août 2019 © Laurence Gagnon

(2)
(3)

Un écrivain est une créature imaginaire. On le rêve, on ne le rencontre pas. Il n’existe pas, il fait semblant. Ce n’est guère qu’un nom, une espèce d’image convenue ou de légende tardive, la photo- graphie d’un homme seul fait de plusieurs. – Jean Michel Maulpoix, L’écrivain imaginaire.

Ne criez pas à l’invraisemblance. Ce qui va suivre est faux et personne n’est tenu de l’accepter pour argent comptant. La vérité n’est pas de mon fait.

. – Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs

(4)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... 7

Remerciements ... 9

Introduction ... 11

Chapitre I : la mise en fiction de la figure de l’auteur ... 17

I. L’amorce d’un pacte autobiographique. Le nom propre : Jean Genet ... 21

I.I Manifestations référentielles ... 21

I.II Jean Genet par Jean Genet ... 23

I. III L’Autre (et) Jean Genet ... 25

II. Les éléments référentiels de mise en contexte ... 29

II. I Les références spatio-temporelles ... 30

II. II La mention de personnes référentielles dans le texte de fiction ... 38

Chapitre II : Les considérations métatextuelles ... 44

I. Deux univers fictionnels ... 44

I. I L’univers du narrateur ... 46

I. II L’univers fictionnel au cœur de la fiction ... 48

I. III Changement d’univers, changement de narration ... 50

II. Le travail de l’écrivain : un démiurge imparfait ... 52

II. I L’écrivain, le dieu ... 52

II. II L’insécurité et le besoin de justification ... 64

II. III Le conditionnel et l’arbitraire : une forme de perte de contrôle ... 69

Chapitre 3 : Passer de la mise en fiction de soi à la mise en fiction de l’Autre ... 77

I. Devenir un personnage ... 77

II. L’acte créateur : la toute-puissance d’un dieu ... 80

II. I Les histoires de genèse ... 81

II. II Une création qui échappe à son maître ... 84

III. Se dédoubler dans l’Autre : le principe des poupées gigognes ... 85

III. I Le narrateur-auteur se projetant dans ses personnages ... 86

III. II Les personnages reprennent le rôle de l’écrivain ... 89

(5)

Conclusion : une dramaturgie du moi ... 111

I. Signes typographiques et indications : un premier pas vers la dramaturgie ... 111

II. Vocabulaire dramaturgique et allusions au milieu théâtral ... 114

II. I Personnages ou acteurs ? ... 114

II. II Le déguisement théâtral comme travestissement ... 116

II. III Mise en scène et auto-mise en scène ... 121

III. Mise en abyme ... 124

Annexes ... 126 Annexe 1 ... 126 Annexe 2 ... 127 Annexe 3 ... 128 Bibliographie ... 129 Corpus principal ... 129

Sur les genres de l’autobiographie ... 129

Sur la narratologie et la théorie littéraire ... 129

Sur la notion d’auteur et de figure d’auteur ... 130

Sur la théâtralité, le travestissement et les théories de genres ... 131

(6)
(7)

Résumé

Jean Genet, enfant terrible de la littérature française au XXe siècle, commence sa carrière avec une suite de trois romans dans lesquels il sème des parcelles autobiographiques. Si la limite entre fiction et référentialité demeure floue, tant dans Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose et Journal du voleur, la présence de ces éléments référentiels permet de saisir une figure auctoriale, construite au sein de la fiction, qui renvoie à la personne civile de l’écrivain Jean Genet. Dans ces univers fictionnels, la figure d’auteur se donne à voir à travers une série de personnages incarnés, de déguisements revêtis, d’actes de mise en scène qui, par leur multiplication, la dévoilent tout autant qu’ils la rendent insaisissable.

Nous viserons, dans ce mémoire, à cerner de quelle manière la figure de l’auteur se fictionnalise dans ces trois romans de Jean Genet, à l’aide de procédés inspirés de la dramaturgie. Nous examinerons à cette fin l’œuvre genetienne sous le regard des plus récents travaux sur la figure de l’auteur, notamment ceux effectués à l’Université de Tel-Aviv. Cette étude se fera également à la lumière des considérations des différents genres appartenant à l’autobiographique et aux enjeux qu’ils convoquent.

Abstract

Jean Genet, the enfant terrible of 20th century French literature, starts his career with

three loosely autobiographic novels. Although the limit between fiction and non-fiction remains unclear, in Our Lady of the Flowers as well as in Miracle of the Rose and the Thief’s Journal, the mere presence of these referential elements allows to grasp an auctorial figure, constructed within fiction itself, which directly refers to the civil person that is Jean Genet. In the novels’ fictional worlds, the author’s figure shows itself through a series of characters impersonated, of disguises worn, of staging acts which, by their abundance, allow such a figure to be revealed as much as it keeps it partially concealed.

In this thesis, we will aim to find in which way the auctorial figure fictionalizes itself within these three novels, using methods, images and language directly inspired by the world of theatre. We will consider the works of Genet under the magnifying glass of the most recent studies on the auctorial figure, especially those conducted at the University of Tel-Aviv. Our work will also consider the different issues that arise when dealing with a written text which belongs to any of the autobiographic genres.

(8)
(9)

Remerciements

Je tiens à remercier en premier lieu ma directrice, Diane Desrosiers, pour sa patience tout au long de l’écriture de ce mémoire. Elle a su calmer mes plus profondes inquiétudes, orienter mes recherches, mais également me guider dans le nouvel environnement qu’était pour moi le Département des littératures de langue française, de traduction et de création. Ses conseils m’ont été précieux et continueront de l’être tout au long de mon parcours académique.

Je remercie également les professeurs qui m’ont apporté du soutien, quoi que de manière plus indirecte : Jane Everett, pour la rigueur qu’elle m’a enseignée, Michèle Bokobza Kahan de l’Université de Tel-Aviv, pour l’inspirante conférence donnée lors de mon premier trimestre à la maîtrise et Robert Dion et Dominique Garand de l’Université du Québec à Montréal, pour leurs encouragements dès les premières étapes de mes études de deuxième cycle.

Merci également à tous ceux qui m’ont appuyée pendant ces trois années de rédaction. Votre compagnie, vos encouragements, mais aussi les moments de clarté que vous avez inspirés et les sanctuaires d’écriture que vous avez offerts ont été d’une importance capitale.

Finalement, merci au Département des littératures de langue française, de traduction et de création pour son soutien constant.

(10)
(11)

Introduction

Né en 1910 à Paris, Jean Genet est un enfant de l’Assistance publique dont l’adolescence troublée lui vaut de multiples emprisonnements dans des pénitenciers pour la jeunesse et des prisons pour adultes. L’écrivain commence sa carrière dans les prisons de la France occupée, d’abord avec un poème intitulé « Le condamné à mort » (1942), puis avec une suite de romans inspirés de sa propre expérience : « Ces livres ne sont pas tant l’apologie de Jean Genet que la mise en texte d’un certain milieu, de certains êtres, de certaines qualités qui auparavant n’avaient pas eu le droit à une place dans la langue et la littérature françaises1. » De fait, que ce soit dans le Paris des maquereaux et des tantes de Notre-Dame-des-Fleurs (1943), dans les prisons pour jeunes délinquants du nord de la France de Miracle de la rose (1946), ou dans les milieux des petits criminels de l’Europe du début du XXe siècle de Journal du voleur (1949), les narrateurs2 de ces romans racontent à la fois leur propre histoire, magnifiée et améliorée, à la fois celle des autres, qu’ils aient un référent ou non dans la biographie de la personne civile du nom de Jean Genet.

« Ne criez pas à l’invraisemblance3. » Cette mise en garde du narrateur de

Notre-Dame-des-Fleurs donne le ton : dans les premiers romans de Genet, la ligne est mince entre référentialité et fictionnalité.

Le « Genet » de Notre-Dame-des-Fleurs est un prisonnier qui mêle le récit de sa propre expérience carcérale à la prison de Frêne avec celui, inventé, de Divine,

Mignon-

1 G. Uvsløkk, Jean Genet. Une écriture des perversions, p. 14.

2 Il sera expliqué plus loin pourquoi nous nous référons aux narrateurs des trois romans de Genet que nous étudions en employant le pluriel.

3 J. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, p. 244. Désormais, les références à cette œuvre seront indiquées par l’abréviation NDF.

(12)

les-Petits-Pieds et Notre-Dame-des-Fleurs – un travesti, un proxénète et un assassin – dans le Montmartre des années 1930. Les deux niveaux diégétiques s’entremêlent de manière constante, brouillant ainsi la frontière entre l’intériorité du narrateur et celle des personnages de fiction; ceux-ci deviennent ainsi des nouvelles facettes du narrateur, des avatars qui transcendent les différents niveaux de fiction.

Dans Miracle de la rose, le personnage d’Harcamone, point focal du récit, devient, lui aussi, un prétexte; la fascination que le narrateur entretient pour ce beau condamné à mort n’est que le point d’entrée vers le récit de sa propre expérience carcérale. Il s’agit en fait de ses rencontres et de son éveil sexuel au contact d’autres jeunes délinquants, qu’il façonne de ses mots à la manière d’idoles religieuses, imaginant pour eux une histoire nouvelle.

Ce sont aussi les rencontres amoureuses qui sont au centre de Journal du voleur; chaque endroit où le mène son vagabondage est le prétexte pour le narrateur d’une introspection basée sur les sentiments amoureux développés pour l’un de ses compagnons du crime. Si le titre porte à croire à un véritable récit autobiographique, l’imagination de nouvelles histoires pour le narrateur et les autres personnages, alternatives idéalisées, ramène l’œuvre à son statut de roman, à la limite entre fiction et référent.

Ce qu’ont en commun ces trois romans, c’est cette propension des narrateurs non seulement à se raconter, mais à s’écrire : tous trois s’identifient intratextuellement comme écrivains portant le nom de Jean Genet, ce qui renvoie, de manière extratextuelle, au nom sur la couverture. C’est ainsi qu’aux yeux de la critique, ces « trois livres […] constituent [un] projet autobiographique initial4 ». L’amalgame du narrateur et de l’auteur devient

(13)

presque inévitable, ce qui justifie d’examiner ces œuvres du point de vue de la figure auctoriale.

Si la notion d’ethos provient de la rhétorique antique5 et a inspiré les études modernes sur la manifestation de l’auteur dans l’œuvre de fiction – ou son absence, si l’on adopte l’approche structuraliste6 –, la plupart de ces études suivent la parution des romans de Genet de plusieurs années, une quarantaine en ce qui concerne l’étude de Maurice Couturier sur la figure de l’auteur. Ce dernier, comme plusieurs autres avant lui, écarte l’affirmation de Barthes selon laquelle l’auteur est absent de son œuvre, argumentant plutôt que « [l]’auteur est là quelque part au-delà de cette figure auctoriale que je façonne savamment au fil de ma lecture, et je l’entrevois parfois nettement à travers ses dénis, ses insistances, et aussi ses maladresses, pris qu’il est dans les mailles de ses désirs contradictoires7. »

La figure de l’auteur est donc une construction effectuée au fil de la lecture, un avatar dont les composants sont semés dans le texte et présentés de manière contrôlée, avant d’être réactualisées par l’acte de lecture. Chez Genet, par l’abondance de détails donnés sur cette persona, fictionnels ou référentiels, et par la manière dont ils sont communiqués, la figure de l’auteur se défile et devient difficile à saisir. Il s’agit, en fait, d’une mise en scène de soi, la figure de l’auteur agissant comme un personnage au sein de cette pièce de théâtre qu’est la fiction. Le roman, qu’il comporte plusieurs niveaux diégétiques comme Notre-Dame-des-Fleurs, ou un seul comme Miracle de la rose et Journal du voleur, devient

5 Sur la notion de l’ethos aristotélicien : sa caractéristique est double, puisqu’elle comprend « la construction d’une image dans le discours même et la force accordée à cette construction discursive. » (R. Amossy. La

présentation de soi. Ethos et identité verbale, p. 20.)

6 On se souvient que Barthes a déclaré la mort de l’auteur dans l’essai du même nom avant de revenir sur sa décision quelques années plus tard dans Le plaisir du texte. Les travaux sur le sujet ont depuis écarté cette théorie de l’absence de l’auteur dans le texte, et c’est sur ces études que nous nous pencherons.

(14)

justement ceci : un théâtre où la figure de l’auteur passe par les différents procédés dramaturgiques : mise en scène (de soi, dans l’Autre), travestissement, mise en abyme.

Il va sans dire que les trois romans mentionnés plus haut comportent une part de référentialité et une part de fictionnalité, l’un et l’autre agissant comme les deux extrémités d’un spectre plutôt que comme deux entités séparées. Le roman genetien se caractérise par la difficulté qu’on éprouve à poser un diagnostic générique, ou du moins à quantifier les parts fictionnelle et référentielle qui s’y entremêlent presque sans distinction. C’est que malgré l’intention de parler des milieux criminels et carcéraux, mais aussi de celle de la scène homosexuelle de la première moitié du XXe siècle, la dimension fictionnelle et romanesque qui y est présente sème le doute quant à l’identité générique des récits : sont-ils autobiographiques, fictionnels, ou les deux? Il devient alors nécessaire d’examiner les différents genres de l’autobiographique, dont les définitions ne sont fixées ni dans le temps ni dans les nuances qui les différencient.

Dans le cas d’un roman autobiographique ou tout texte relevant partiellement ou en totalité du genre référentiel, reconnaître la figure de l’auteur passe d’une part par la présence d’éléments renvoyant au référent de celle-ci. Ainsi, dans les trois romans que nous étudions, il convient de souligner l’identité onomastique entre les narrateurs et la personne civile de l’auteur. De ce premier point de contact entre univers fictionnel et référentiel découle un nombre important d’autres éléments qui brouillent la frontière entre ces deux univers. Nous tenterons en premier lieu d’identifier ces composants et de montrer de quelle façon ils contribuent à concrétiser les narrateurs comme principale figure auctoriale. Nous nous attarderons d’abord à identifier ces indices référentiels d’après les différents ouvrages biographiques sur Genet – notamment celui, très complet, d’Edmund White – et à montrer

(15)

comment ils contribuent à créer une illusion référentielle8 au sein des trois romans, tout en

établissant les bases pour la construction d’un personnage quelque peu théâtral d’auteur-narrateur-écrivain.

D’autre part, la figure auctoriale se manifeste dans le geste d’écriture et son mimétisme au sein de la fiction; les narrateurs des trois romans sont des écrivains qui se racontent et, de ce fait, se mettent en scène, et se donnent à voir dans l’acte scripturaire. L’écriture devient mimétique du moment où il y a mise en scène du geste d’écriture. De ce fait, la figure de l’auteur se donne à voir à la fois par le geste d’écriture – le choix des mots, la manière dont le texte est ordonné, le contrôle exercé sur la diégèse (ou, comme nous le verrons, les diégèses) – et par la mise en fiction de soi en position d’écriture, au moment où ce geste est posé. La figure auctoriale semble donc à première vue circonscrite dans cet alter ego fictionnel d’un narrateur, également écrivain, posant un regard sur son propre geste et son propre contrôle sur une diégèse qui dépend entièrement de lui.

Or, en dernier lieu, nous verrons que ce n’est pas si simple, tant dans Notre-Dame-des-Fleurs, où on se trouve en présence de deux niveaux diégétiques, mais aussi dans Miracle de la rose et Journal du voleur. C’est que les personnages genetiens, complètement fictionnels ou se voulant référentiels, se retrouvent contaminés, d’une certaine façon, par la figure auctoriale qui les prend en charge. Nous démontrerons que, de ce fait, on assiste non seulement à une mise en scène de soi et de l’Autre, mais à une mise en scène de soi à travers l’Autre, ou sous un visage différent. Ainsi travestie, la figure auctoriale devient difficilement saisissable, parce que présente partout à la fois, mais nulle part dans son intégralité.

8 Nous empruntons ce terme à M. Riffaterre, « L’illusion référentielle », dans R. Barthes, L. Bersani, P. Hamon, M. Riffaterre, I. Watt (dir.), Littérature et réalité.

(16)

Ce jeu de tension entre exhibition et dissimulation, entre fragmentation et reconstitutions, s’effectue à l’aide de procédés qui renvoient au milieu théâtral. Nous avons déjà parlé de mimétisme, de mise en scène, de jeu; les narrateurs-écrivains et la galerie de personnages qui les entourent sont des acteurs dans ces tragédies que sont les différents univers romanesques. Si les procédés sur lesquels nous mettrons l’accent sont présents dans les trois romans déjà mentionnés, c’est dans Notre-Dame-des-Fleurs que leur usage est le plus marqué; nous nous concentrerons donc sur celui-ci, tout en nous référant à Miracle de la rose et Journal du voleur en second plan.

(17)

Chapitre I : la mise en fiction de la figure de l’auteur

Avant de nous lancer dans notre analyse, il convient d’établir certaines bases et d’expliquer les concepts dont nous nous servirons plus loin. D’abord, rappelons que la mention d’autobiographie, selon Lejeune, s’attribue à un « [r]écit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité 9 . » Ainsi, le pacte autobiographique est cet accord entre auteur et lecteur selon lequel un texte donné est bien une autobiographie. Il se base en majeure partie sur l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage, ce qui est visible dès la page de couverture10. Or, l’autobiographie n’est qu’une des extrémités du spectre du genre autobiographique, ou « espace autobiographique11 » – dont l’extrémité opposée serait le roman en tant que genre strictement fictionnel. Si Lejeune affirme que l’autobiographie « ne comporte pas de degrés : c’est tout ou rien12 », le roman autobiographique, lui, s’inscrit à l’intérieur de ce spectre :

j’appellerai ainsi tous les textes de fictions dans lesquels le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a identité de l’auteur et du personnage, alors que l’auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l’affirmer. Ainsi défini, le roman autobiographique englobe aussi bien des récits personnels (identité du narrateur et du personnage) que des récits « impersonnels » (personnages désignés à la troisième personne); il se définit au niveau de son contenu. À la différence de l’autobiographie, il comporte des degrés. La « ressemblance » supposée par le lecteur peut aller d’un « air de famille »

9 P. Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 14

10 « Pour qu’il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. » (ibid., p. 15.)

11 Ibid., p. 41. 12 Ibid., p. 25.

(18)

flou entre le personnage et l’auteur, jusqu’à la quasi transparence qui fait dire que c’est lui « tout craché »13.

Quelques années plus tard, Gasparini renchérit de la façon suivante :

Le roman autobiographique va se définir par sa politique ambiguë d’identification du héros avec l’auteur : le texte suggère de les confondre, soutient la vraisemblance de ce parallèle, mais il distribue également des indices de fictionnalité. L’attribution à un roman d’une dimension autobiographique est donc le fruit d’une hypothèse herméneutique, le résultat d’un acte de lecture. Les éléments dont dispose le lecteur pour avancer cette hypothèse ne se situent pas seulement dans le texte, mais aussi dans le péritexte, qui entoure du texte, et dans l’épitexte, c’est-à-dire les informations glanées ailleurs14.

Quant à la notion d’autofiction, elle est d’abord élaborée par Serge Doubrovsky sur la quatrième de couverture de Fils :

Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman traditionnel ou nouveau. Rencontre, fils des mots, allitérations assonances, dissonances écriture d’avant ou d’après littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore, autofiction, patiemment onaniste, qui espère faire maintenant partager son plaisir.15

Cette définition imprécise est conceptualisée par plusieurs : Gérard Genette dans Palimpsestes : la littérature au second degré, Vincent Colonna dans sa thèse L'autofiction, essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, pour ne nommer que ceux-ci. Or, Gasparini en offre la définition la plus récente, celle qui, au cours du temps, sera utilisée par la critique, à tort ou à raison, comme un hyperonyme pour parler des textes se situant dans la zone liminaire entre fictionnalité et référentialité. Ainsi, pour lui, l’autofiction est un « [t]exte autobiographique et littéraire présentant de nombreux traits d’oralité,

13 Idem.

14 P. Gasparini. Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, p. 32. 15 S. Doubrovsky, Fils.

(19)

d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d’altérité, de disparate et d’autocommentaire qui tendent à problématiser le rapport entre l’écriture et l’expérience16. » Selon Michel Bertrand, cette définition aurait été élaborée « à la lumière de l’esthétique propre aux premiers récits de Genet, et tout particulièrement à celle de Notre-Dame-des-Fleurs17 ». À la lecture de ce dernier, il devient en effet évident, assez rapidement, que de chercher à séparer le vrai du faux, le vraisemblable de l’invraisemblable, est un exercice futile ; on a devant soi un jeu entre lecteur et narrateur, celui de l’ambiguïté générique entretenue par la disposition d’indices référentiels et fictionnels à quantité plutôt équivalente. Cela ne revient-il pas, de ce fait, à la définition de roman autobiographique? Voici la définition qu’en offre Gasparini :

Ce genre regroupe à mon avis tous les récits qui programment une double réception, à la fois fictionnelle et autobiographique, quelle que soit la proposition de l’une et de l’autre. Dans cette optique, le degré de véridicité des textes importe peu. C’est la richesse rhétorique des procédés de double affichage qui devient, à l’intérieur de cette classe de récits, un critère de classement et d’appréciation18.

Nous en tirons les observations suivantes. Le roman autobiographique semble définir les récits au genre ambigu dans lesquels les détails référentiels ne sont pas plus importants que les détails fictionnels ; c’est plutôt la manière dont les deux sont entremêlés qui est pourvue de valeur. L’ambiguïté est en fait recherchée et valorisée. L’autofiction, quant à elle, prend appui sur l’idée que le texte est avant tout un récit de vie, mais que certains détails sont fictionnels, ou encore que le déroulement d’événements référentiels est représenté de manière inexacte, mais qu’il y a une bonne base de référentialité.

16

P. Gasparini. Autofiction. Une aventure du langage, p. 311.

17M. Bertrand, « Fragments d’autofragmentation dans Notre-Dame-des-Fleurs », p. 72. 18 P. Gasparini. Est-il je?, op. cit.,p. 14.

(20)

Si les deux termes sont, selon la critique, employés de nos jours comme hyperonymes pour des récits à la limite entre autobiographie et fiction, leurs délimitations respectives sont poreuses et s’enchevêtrent. Nous considérerons, de ce fait, que les trois romans de Genet que nous étudions dans le présent mémoire se trouvent dans cette zone grise – ni romans autobiographiques ni autofictions, mais quelque part entre les deux. Il en reste que les considérations référentielles qui les composent renvoient avant tout à un seul nom : Jean Genet.

C’est sur la couverture de Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose ou Journal du voleur, qu’a lieu la première occurrence du nom « Jean Genet ». Elle renvoie à la personne civile de l’écrivain, mais de par sa présence à l’intérieur des trois textes de fiction, elle constitue le premier indice clair de la présence d’une figure auctoriale. La figure de l’auteur s’approche de la notion d’auteur implicite telle que définie par Wayne C. Booth, dans la mesure où il s’agit d’une projection idéalisée de l’auteur dans l’œuvre de fiction, une version recréée de lui-même19. Maurice Couturier précise davantage cette définition avec sa notion de figure d’auteur, dans la mesure où il insiste sur sa qualité de construction fictionnelle reconstituée par le lecteur à partir de plusieurs éléments. Pour lui, « l’auteur projette dans le texte des images plus ou moins fidèles de lui-même, il les éparpille entre les différents actants, tels des moi parcellaires, invitant le lecteur à s’identifier à son tour à chacun d’eux20 » ; ainsi, la figure de l’auteur est « l’auteur reconstruit comme principal sujet énonciatif du texte dans l’acte même de lecture21 », à partir des traces qu’il laisse dans le texte.

19 W. C. Booth. The Rhetoric of Fiction, p. 74-75. 20 M. Couturier, op. cit., p. 22.

(21)

Cette définition se rapproche de celle d’ethos discursif, établie par Dominique Maingueneau dans Le discours littéraire. Il est une extension de l’ethos rhétorique antique, c’est-à-dire « une image verbale construite dans le discours par celui qui prend la parole pour mener son audience vers une adhésion et un accord22 ». Maingueneau argumente que « l’ethos est une notion discursive, il se construit à travers le discours, ce n’est pas une ‘‘image’’ du locuteur extérieure à la parole23 ». Ainsi, pour un texte littéraire, il s’agirait

de l’image – ou figure – de l’auteur dans le texte de fiction. Dans le cas de textes à tendance autobiographique comme ceux de Genet, cet ethos discursif est aussi associé à un ethos préalable qui concerne la personne civile de l’auteur, c’est-à-dire « la réputation préalable du sujet parlant […] qui oriente a priori la façon dont il sera perçu. Il peut s’agir de quelqu’un dont on a lu les textes ou écouté les discours24 ».

Si les différents théoriciens parlent parfois d’auteur « réel » pour renvoyer à la personne civile de l’auteur, c’est en ces mêmes termes que nous y ferons référence, ou en tant que référent, pour éviter toute confusion.

I. L’amorce d’un pacte autobiographique. Le nom propre : Jean Genet I.I Manifestations référentielles

Dans Notre-Dame-des-Fleurs, ce nom présent sur la couverture trouve son premier écho à l’intérieur du livre sous forme d’initiales uniquement (J. G.), à la fin de la dédicace sur laquelle s’ouvre le roman25. En plus de signifier la présence de l’auteur en tant que

22 M. Bokobza Kahan, « Métalepse et image de soi de l’auteur dans le récit de fiction », paragraphe 2. 23 D. Maingueneau. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, p. 205. Les italiques sont de l’auteur.

24 R. Amossy, La présentation de soi, op. cit., p. 73. 25 NDF, p. 7.

(22)

fonction-auteur26, ces initiales affirment davantage l’identité de l’auteur dans cette zone

liminaire entre le texte de fiction et l’espace extratextuel référentiel, comme une première étape à franchir avant que ce nom soit reproduit dans la fiction même. En effet, la présence paratextuelle du nom de l’auteur ne prend un sens particulier que si ce nom est le même que celui attribué au narrateur et au personnage ; s’enclenchent alors les amorces du pacte autobiographique. S’il est assez clair que Notre-Dame-des-Fleurs, tout comme Miracle de la rose et Journal du voleur, n’est pas une autobiographie au sens strict, de par l’appellation « roman » présente sur la couverture, l’œuvre s’inscrit tout de même dans l’espace autobiographique. Un lien est établi entre le nom de l’auteur tel qu’il apparaît sur la couverture, celui du narrateur et du personnage principal.

L’identité nominale de Jean Genet est également un indice de mise en scène de soi : « Jean Genet », en paratexte de la fiction, régit l’inscription textuelle du personnage « Jean Genet » à la manière d’une instance éditoriale27. Ainsi, l’effet de référentialité s’effectue entre la personne civile « Jean Genet », dont le nom est repris sur la page de titre et la dédicace, et le narrateur-personnage du texte de fiction; ces trois apparitions du nom de l’auteur à différents niveaux textuels concrétisent la présence de la figure de l’auteur dans la fiction.

26 Voir M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur? (Conférence) », p. 789-821.

27 M. Couturier, op. cit., p. 53. Chez Couturier, la figure de l’éditeur permet à l’auteur de s’éloigner de son propre texte, en faisant croire qu’il ne fait que prendre en charge sa mise en ordre. Dans le cas qui nous intéresse, la figure de l’auteur met en forme le texte, mais sans nier sa propre implication au sein de celui-ci. Nous en reparlerons dans la deuxième partie de la présente étude.

(23)

I.II Jean Genet par Jean Genet I.II. I DIRE SON PROPRE NOM

Tel que défini par Jérôme Meizoz et Dominique Maingueneau, le concept d’auteur réunit trois parties distinctes mais essentielles à son unité : la personne (civile), l’écrivain (« la fonction-auteur dans le champ littéraire ») et l’inscripteur, c’est-à-dire l’énonciateur au sein du texte28. Bien que notre étude porte en majeure partie sur cette dernière

composante, celle-ci demeure indissociable des deux autres. Notre-Dame-des-Fleurs, tout comme Miracle de la rose et Journal du voleur29, est pris en charge par un narrateur s’exprimant à la première personne du singulier dès l’ouverture du récit.

C’est de la bouche même de ce narrateur qu’est formulé pour la première fois, dans le texte de fiction, le nom complet « Jean Genet » : « Je veux dire que la solitude de la prison me donnait cette liberté d’être avec les cent Jean Genet entrevus au vol chez cent passants […]30 », formulation qui annonce déjà la multiplication des identités de ce personnage, ce dont nous reparlerons. Il existe une autre mention du nom complet, très rapprochée de la première, soit dans le dernier tiers du roman : « Aussi mon goût de l’imposture, mon goût pour le toc, qui me ferait bien écrire sur mes cartes de visite : ‘‘Jean Genet, faux comte de Tillancourt’’31 ». Ici encore, le contexte d’apparition du nom annonce la fictionnalité inhérente à ce narrateur-personnage. Ce sont les deux seules mentions qui

28

J. Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Paragraphe 7.

29 « Cette merveilleuse éclosion de belles et sombres fleurs, je ne l’appris que par fragments […]. », NDF, p. 10. Nous soulignons.

« C’est [Fontevrault] qui m’a donné la plus forte impression de détresse et de désolation […]. », J. Genet,

Miracle de la rose, p. 9 (Nous soulignons). Désormais, les références à cette œuvre seront indiquées par

l’abréviation MR.

« Si, commandé par mon cœur l’univers où je me complais, je l’élus, ai-je le pouvoir au moins d’y découvrir les nombreux sens que je veux […]. », J. Genet, Journal du voleur, p. 9. Nous soulignons. Désormais, les références à cette œuvre seront indiquées par l’abréviation JV.

30 NDF, p. 305. 31 NDF, p. 306.

(24)

renvoient avec exactitude au nom apparaissant sur la couverture du livre et dans la dédicace. Le narrateur-écrivain se désigne également, à une seule occasion, par son nom de famille uniquement : « Et je croyais l’affaire classée, tandis qu’ils cherchaient toujours, s’occupant de moi sans que j’en sache rien, travaillant la matière Genet, la trace phosphorescente des gestes Genet, me besognant dans les ténèbres32. » Les renvois, exacts ou partiels, au nom de l’auteur situé en marge de la fiction renforcent le lien référentiel entre la personne civile, la fonction-auteur et l’inscripteur. Dans Miracle de la rose et Journal du voleur, le prénom « Jean » en référence au narrateur-personnage apparaît relativement tôt, mais il n’est pas accompagné du nom de famille – quoi qu’on puisse le déduire dans Journal du voleur lorsqu’il est question de la mère du narrateur33.

I.II. II LE DÉMIURGE JEAN GENET

Le narrateur-écrivain de Notre-Dame-des-Fleurs s’interpelle lui-même à travers la figure d’un dieu créateur : « Le monde est retourné comme un gant. Il se trouve que c’est moi le gant et que je comprends enfin qu’au jour du jugement, c’est avec ma propre voix que Dieu m’appellera : ‘‘ Jean, Jean !’’34 ». Dans l’univers du roman, c’est la voix du

narrateur qui est divine : c’est sous son autorité que le récit s’organise. Tout comme le dieu créateur, ici, il se veut tout-puissant en ce qui a trait au déroulement de l’histoire et aux décisions narratives qui sont prises35.

32 NDF, p. 120.

33 Ces passages seront cités plus loin ; voir p. 28 de la présente étude; pour la référence à la mère dans JV, voir p. 29 de la présente étude.

34 NDF, p. 288-289.

(25)

I. III L’Autre (et) Jean Genet

En plus de se désigner soi-même sous le prénom « Jean », le narrateur-écrivain laisse apparaître son propre nom dans le discours lié à l’Autre. Qu’il soit interpellé par un interlocuteur régulier ou occasionnel, ou encore en le glissant dans une phrase faisant allusion à un autre personnage, « Jean Genet » n’a pas la seule responsabilité de l’énonciation de son nom.

I.III. I LE REFLET DU MIROIR

Le narrateur-écrivain s’adresse parfois à lui-même en employant la deuxième personne du singulier : « Mais tuer, te tuer, Jean. Ne s’agirait-il pas de savoir comment je me comporterais, te regardant mourir par moi ?36 » Le narrateur-écrivain « Jean » s’adresse

à un alter ego dissocié de lui-même. Il y aurait de ce fait au moins trois « Jean » différents : l’auteur civil dont le nom apparaît sur la page de titre, l’écrivain fictif qui est aussi le narrateur et le « Jean-personnage ». Ces trois manifestations auctoriales sont à l’image des trois divisions de l’auteur exposées par Meizoz et Maingueneau. On assiste également à une multiplication de ces parcelles portant le prénom « Jean », ce qui contribue à brouiller la frontière entre le référent et ses manifestations dans la fiction ; le « Jean » fictif n’est pas unique, mais bien multiple et diffus. Ce phénomène est observé par Claude Gaugain dans Les romans du Je :

D’une part, les ‘‘je’’ de l’auteur et celui du narrateur se dissocient, s’inversent, se volatilisent ; ou s’inventent des doubles pervers, des clones innommables. […] D’autre part, Personne et Écrivain, entre réalité et fiction, entre vécu et écriture, s’engagent dans des jeux de rôles extrêmes entre moi et l’autre qui ne sont peut-être que lui et moi37.

36 NDF, p. 108.

(26)

Chaque manifestation est donc un fragment d’une même entité, répartie sur les différents plans intra et extratextuel. Le narrateur de Notre-Dame-des-Fleurs révèle également l’existence d’un moi-enfant, qui achève la diffusion du « Jean » fictif sur ce premier plan diégétique38, celui où il est à la fois le maître – le Dieu organisateur de la fiction – et le personnage : « Comme moi et comme cet enfant mort pour qui j’écris, il s’appelle Jean39. » Cette révélation survient au moment où le protagoniste fait la connaissance d’un codétenu homonyme qui semble posséder les mêmes capacités narratives que lui : « C’est un autre Jean, ici, qui me raconte son histoire40. » Le codétenu Jean est aussi, en un sens, un narrateur, comme si l’homonymie garantissait ce type de pouvoir41. Ainsi, en partageant le nom du narrateur-écrivain, ce codétenu renvoie à ce dernier sa propre image, incluant son propre rôle et sa propre puissance démiurgique au sein du récit.

I.III. II LA PAROLE DE DIVINE

L’Autre, qui porte également la responsabilité de l’énonciation du nom « Jean Genet », c’est principalement Divine, personnage de fiction occupant un rôle important au sein du récit. Elle est la seule qui s’adresse à répétition au narrateur-écrivain. Divine agit également, nous le verrons plus loin, comme un alter ego à la fois féminin et masculin du narrateur-écrivain42. Ce personnage formule en discours rapporté, c’est-à-dire à partir de la fiction mais à l’aide de sa voix propre, le prénom du narrateur-écrivain : « Je ferme les

38 Nous y reviendrons dans le deuxième chapitre de cette étude. 39 NDF, p. 304.

40 NDF, p. 305.

41 Nous y reviendrons au chapitre III de cette étude.

42 À l’époque où Genet écrit, il n’y a pas encore de théories de la généricité établies, et le domaine des Queer

Studies n’est pas encore développé dans le milieu universitaire. Le fait de garder la notion d’ambiguïté autour

de Divine/Lou Culafroy et par extension du narrateur-Jean Genet, permet d’utiliser le « Je » afin de multiplier la possibilité des genres, au sens de gender.

(27)

yeux. Divine : c’est mille formes séduisantes par la grâce sortie de mes yeux, de ma bouche, de mes coudes de mes genoux, de je ne sais où. Elles me disent : ‘‘Jean, que je suis contente de vivre en Divine et d’être en ménage avec Mignon43’’. » La dénomination du narrateur-écrivain sous la forme de son seul prénom ne provient donc pas de sa propre bouche, mais bien de celle d’un personnage de fiction ; il est interpellé depuis un lieu fictionnel par une voix fictive. Divine est d’ailleurs le seul personnage issu de l’univers purement fictionnel avec lequel le narrateur-écrivain entretient un dialogue fréquent : « Mais Jean, tu as encore un trou là44 », dit-elle, en pointant sa propre oreille.

I.III. III INTERPELLATIONS PAR DES PERSONNAGES SECONDAIRES

Divine entretient une sorte de dialogue avec « Jean Genet », mais n’est pas la seule à interpeller le narrateur-écrivain, ou à prononcer son nom. Des personnages que côtoie le narrateur-écrivain sont également responsables d’énoncer le prénom « Jean ». On entend ici des protagonistes dont la présence et l’importance sur le même plan diégétique que le narrateur-personnage se limitent à une ou quelques apparitions sporadiques. C’est le cas, par exemple, de Clément Village, un codétenu qui partage le quotidien du prisonnier Jean Genet : « Clément me racontait l’affaire avec son parler doux de créole, où les r manquent, en traînant sur la fin des propositions. – Tu comprends, missié Jean45. » Le nom du narrateur nous est livré par la bouche d’un personnage qui, cette fois-ci, appartient au même plan diégétique que le narrateur lui-même.D’autres personnages ne sont identifiés que par leur statut ou leur occupation, mais prennent de l’importance dans la mesure où ils

43 NDF, p. 88. 44 NDF, p. 358. 45 NDF, p. 186

(28)

provoquent chez le narrateur-écrivain l’énonciation de son propre nom : « Ce lui était d’une douceur tendre, comparable à celle qui me fondit en larmes quand : – Comment t’appelles-tu ? me demanda le maître d’hôtel. – Jean46. » En tant qu’entité aux rôles multiples – narrateur et personnage –, « Jean Genet » possède une voix propre à chaque rôle. Ici, « Jean » se nomme non pas par sa voix de narrateur-écrivain, mais bien par sa voix de personnage mis en scène dans un dialogue.

Les énonciations du nom du narrateur-écrivain s’effectuent également à travers des personnages non identifiés, des voix plus générales. Le narrateur-écrivain explique ainsi dans une parenthèse : « (à remarquer que le mot ‘‘petit’’ ou ‘‘petite’’, s’il s’applique à moi ou à quelqu’un des objets qui me touchent de près, me bouleverse, même si l’on me dit : ‘‘Jean, tes petits cheveux’’ ou ‘‘ton petit doigt’’, et me voici retourné)47 ». On retrouve un

passage similaire dans Journal du voleur : « Rien qu’un petit peu, mon petit Jean, un petit peu ton petit sourcil48 ». L’expression est ici énoncée par un personnage défini – Lucien, l’amant du narrateur-écrivain – mais crée un effet d’intertextualité, de résonnance avec Notre-Dame-des-Fleurs. Dans les deux romans, le narrateur est principalement interpellé par ses interlocuteurs ; dans Miracle de la rose, l’un d’eux est Bulkaen : « – Salut, Jeannot! Je ne sais pas encore comment il connut mon nom49. » Le personnage formule le nom, que le narrateur-écrivain confirme par la suite. Cette première apparition du prénom du narrateur-écrivain est plutôt un diminutif du prénom « Jean », qui apparaît plus loin50. On observe un procédé similaire dans Journal du voleur, où le prénom du narrateur-écrivain

46 NDF, p. 278. 47 NDF, p. 231. 48 JV, p. 178. Nous soulignons. 49 MR, p. 62. 50 MR, p. 67.

(29)

apparaît sous sa forme traduite en espagnol, « Juan51 », cette fois-ci après avoir été d’abord

formulé sous sa forme habituelle française : « Salvador ne sourit pas. Il était choqué. – ‘‘C’est bien la peine, dut-il penser, que je me sois levé tôt pour mendier dans la neige. Jean ne sait pas se tenir52.’’ » Même s’il s’agit ici du discours intérieur hypothétique d’un personnage, c’est tout de même à travers Salvador que nous parvient le prénom du narrateur-écrivain. Le patronyme « Genet », lui, apparaît une première fois attaché au nom de la mère du narrateur-écrivain, et nous parvient par la voix de ce dernier 53. Le nom de famille apparaît à nouveau, cette fois-ci dans le discours de Guy, qui l’a lu sur la porte de la cellule du narrateur-écrivain à la prison de La Santé54.

Ainsi, si le narrateur-écrivain communique son nom, complet ou partiel, de sa propre voix, c’est généralement après qu’il nous soit parvenu par l’intermédiaire d’un autre personnage. De cette manière, le prénom est irrémédiablement inscrit dans la fiction et participe de l’implantation d’une figure fictionnalisée de l’écrivain.

II. Les éléments référentiels de mise en contexte

Si le premier indice de l’existence d’un pacte autobiographique réside en l’identité onomastique entre un référent et sa projection dans la fiction, ce pacte se trouve renforcé par d’autres éléments biographiques, disséminés dans le roman, qui contribuent à créer de nombreux effets de réel. Dans Journal du voleur, le narrateur-écrivain donne sa propre notice biographique, sans toutefois se nommer précisément :

Je suis né à Paris en 1910. Pupille de l’Assistance Publique, il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j’eus vingt-

51 JV, p. 41. 52 JV, p. 25. 53 JV, p. 48. 54 JV, p. 245.

(30)

et-un ans, j’obtins un acte de naissance. Ma mère s’appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J’étais venu au monde au 22 de la rue d’Assas55.

C’est par le biais des précisions de lieux, d’institutions et de temps, ainsi que par le nom de famille de la mère que se construit le référent « Jean Genet ». Le précieux ouvrage d’Edmund White nous permet de vérifier ces informations biographiques et de confirmer qu’elles sont à peu près exactes ; la mère de Genet se nomme Camille Gabrielle Genet et elle l’a mis au monde à « la maternité de la clinique Tarnier, 89 rue d’Assas56 ». White attribue cette inexactitude à la tendance qu’a Genet de brouiller volontairement ses propres informations biographiques dans ses romans57. Malgré leur inexactitude, ces informations demeurent vraisemblables et contribuent surtout à l’illusion référentielle créée par la construction de cette image de l’auteur dans la fiction.

Ce type de détails biographiques n’apparaît ni dans Miracle de la rose ni dans Notre-Dame-des-Fleurs, où ils sont remplacés par de nombreux détails référentiels spatio-temporels, événementiels et historiques.

II. I Les références spatio-temporelles

II.I. I MENTIONS D’ANNÉES ET DE DATES

Notre-Dame-des-Fleurs se clôt sur une date, 194258, qui agit comme marqueur temporel de l’écriture du récit de fiction. Il en va de même avec Miracle de la rose, dont le texte est daté de 194359, mais ce procédé est absent de Journal du voleur. Peu

55 JV, p. 48.

56E. White. Jean Genet, p. 15. 57 Ibid., p. 19.

58 NDF, p. 377. 59 MR, p. 376.

(31)

d’informations sur le processus d’écriture de Notre-Dame-des-Fleurs sont disponibles, mais il semble que Jean Genet aurait réellement écrit ce premier roman « dans les prisons de la Santé et de Fresnes au cours de l’année 194260 ». Edmund White cite l’écrivain qui explique le sort réservé aux premiers manuscrits de Notre-Dame-des-fleurs, rédigés sur du papier réservé à la fabrication de sacs par les détenus : « Un jour, nous sommes allés de la prison, la Santé, au Palais de Justice. Quand je suis revenu dans ma cellule, le manuscrit avait disparu61. » White fournit également les informations nécessaires pour confirmer la date inscrite à la fin de Miracle de la rose ; si on ne peut être certain que le texte a été complété en 1943, tel qu’indiqué dans le roman, il a tout de même été amorcé cette année-là, à la Santé, sous le titre Le spectre du cœur62. Les marqueurs temporels équivalents dans la fiction et en-dehors d’elle permettent de renforcer l’illusion référentielle qui enveloppe la figure de l’auteur dans le récit.

D’autres indices permettent de rapporter les textes à une temporalité référentielle. On peut penser à la mention du 14 juin 194063 dans Notre-Dame-des-Fleurs, date de l’entrée de l’armée allemande dans Paris. Dans Journal du Voleur, le narrateur-écrivain situe avec plus de précision la période racontée dans son récit : « La vie dont j’ai parlé plus haut, c’est entre 1932 et 40 que je l’aurai vécue64. » Cette datation entre dans le cadre du journal, dans la mesure où elle renvoie à une temporalité vérifiable, si on connaît les détails de la vie de la personne civile Jean Genet. Ainsi, après vérification, White conclut que les datations dans Journal du voleur sont souvent approximatives, voire inexactes. À titre d’exemple, il

60 G. Uvsløkk, op.cit., p. 15-16.

61 E. White, op. cit., p. 223, citation tirée de J. Genet, « Entretien avec Madeleine Gobeil », p. 18. 62 Ibid., p. 223.

63 NDF, p. 87. 64 JV, p. 162.

(32)

écrit : « [Genet] prétend arriver en Espagne en 1932, alors qu’il semble en fait n’y être parvenu qu’à la fin de 193365. » La précision des dates, bien qu’elle ne concorde pas toujours avec la biographie de Jean Genet, ajoute néanmoins à la vraisemblance de l’œuvre, dans la mesure où elle donne l’impression qu’il y a derrière le texte une volonté d’exactitude.

II.I. II LES NOMS DE LIEUX

Dans les trois romans, les allusions à une période historique sont parfois associées à des noms de lieux. Le narrateur-écrivain semble mettre l’accent, dans Notre-Dame-des-Fleurs, sur un pénitencier en particulier : « Le lendemain, on conduisit Mignon et ses compagnons à la prison de Fresnes66. » On sait donc que le personnage de Mignon a fréquenté le même pénitencier que le narrateur-écrivain lorsqu’on se rapporte à la date et au lieu qui viennent clore le roman. La prison de Fresnes a d’ailleurs une valeur référentielle ; Genet y a écrit son poème « Le condamné à mort » lors de son incarcération en 194267. Plus loin, le narrateur-écrivain implique Divine dans ce lieu symbolique :

« Quand je la connus à Fresnes, Divine m’en parla beaucoup [de Mignon], cherchant son souvenir, la trace de ses pas, partout dans la prison […]68. » Les références à des lieux référentiels servent de contexte pour une mise en scène de la fiction, comme si Divine était présente dans la même prison que Mignon et le narrateur, qui appartiennent toutefois à deux niveaux diégétiques différents69. Ce rassemblement de personnages dans un même

65 E. White, op.cit., p. 117. White ne semble pas effectuer de distinction entre la personne civile « Jean Genet » et le narrateur de Journal du voleur ; nous en avons tenu compte afin de ne pas modifier le sens de la citation.

66 NDF, p. 289.

67 E. White, op. cit., p. 192 ; 199. 68 NDF, p. 44-45.

(33)

lieu indique que c’est possiblement à Fresnes que ces derniers ont été inventés par le narrateur-écrivain.

Le narrateur-écrivain s’attarde également sur d’autres endroits fréquentés par ses différents personnages, notamment La Santé, où a séjourné Mignon 70, mais aussi par lui-même : « Le monde entier qui monte la garde autour de la Santé ne sait rien savoir du désarroi d’une petite cellule égarée au milieu d’autres71. » Ce dernier pénitencier est

l’endroit d’où le narrateur de Miracle de la rose écrit72, ce qui crée, encore une fois, un écho entre les deux romans, dont les narrateurs fréquentent les mêmes lieux symboliques. Pour certains endroits mentionnés, ils ne s’appliquent qu’au narrateur-écrivain lui-même, mais trouvent écho à l’extérieur de Notre-Dame-des-Fleurs, comme c’est le cas de la prison de Mettray. Si celle-ci ne fait l’objet que d’une seule mention dans ce roman73, elle est

cependant le théâtre de la majorité des événements relatés dans Miracle de la rose : « Et qu’à ce danger, l’on ajoute celui du langage que j’emploierai pour parler de Mettray et de Fontevrault74. »

En plus d’établir des similarités entre les endroits fréquentés par lui-même et ses personnages, le narrateur-écrivain prend bien soin de documenter l’évolution de ces derniers dans Paris en nommant des lieux ayant des référents historiques et géographiques. Ces lieux qui ont un référent attesté par la géographie parisienne étant abondants, nous en avons sélectionné des exemples : Divine habite sur la rue Caulaincourt75, elle « trime place Blanche76 », et elle sera enterrée « dans le petit cimetière Montmartre, où l’on entrera par 70 NDF, p. 54. 71 NDF, p. 98. 72 MR, p. 376. 73 NDF, p. 309 74 MR, p. 47-48. 75 NDF, p. 47. 76 NDF, p. 49.

(34)

la rue Rachel77». La même attention au détail est visible dans Miracle de la rose, où l’accent

est surtout mis sur les noms de pénitenciers78, et Journal du voleur, dans lequel plusieurs éléments de la géographie européenne ponctuent le récit en suivant les déplacements du narrateur-écrivain, du Boulevard Haussmann de Paris79 à « Rome. Naples. Brindisi. L’Albanie80 », en passant par Marseille81. Cette précision géographique, vérifiable, permet d’ancrer les récits dans un monde qui trouve de nombreux référents, ce qui confère de la vraisemblance au discours du narrateur-écrivain.

II.I. III MENTIONS D’ÉVÉNEMENTS

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Notre-Dame-des-Fleurs se termine sur un lieu et une date au format correspondant à la datation d’un texte. En suivant cet a priori, le lieu de la fiction trouve un référent dans la biographie de l’auteur civil et permet de situer l’acte d’écriture dans une temporalité qui est familière. Ceci se reproduit dans le reste du roman, où le narrateur mentionne écrire depuis sa cellule, mais également dans Miracle de la rose, où le texte nous est donné dans une situation semblable : « Mais voici ce qui me conduisit d’abord en cellule de punition où j’ai commencé la rédaction de ce récit82. »

Ainsi, les indices spatio-temporels ne font pas référence uniquement à des lieux, mais bien à ce que ces lieux ont de particulier, à ce qui s’y déroule, que ce soient des événements précis ou plutôt la période à laquelle ils sont associés.

77 NDF, p. 21.

78 « Voilà donc le ton que je prendrai pour parler de Mettray […] et de la Centrale ». MR, p. 26. « De toutes les Centrales de France, Fontevrault est la plus troublante ». MR, p. 9.

79 JV, p. 242. 80 JV, p. 103. 81 JV, p. 213. 82 MR, p. 49.

(35)

On remarque donc qu’en plus de la mention de dates précises à travers les trois romans, les narrateurs font allusion à des éléments culturels qui renvoient à l’époque représentée. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, le narrateur-écrivain dit :

j’entendis au-dessus de la prison l’avion allemand passer et l’éclatement de la bombe qu’il lâcha tout près. En un clin d’œil je vis un enfant isolé, porté par son oiseau de fer, semant la mort en riant. Pour lui seul se déchaînèrent les sirènes, les cloches, les cent et un coups de canon réservés au Dauphin, les cris de haine et de peur83.

Il s’agit ici d’une référence à la Seconde Guerre mondiale et aux bombardements allemands sur la France. Cela permet d’insister sur la date donnée à la fin du récit, en montrant le écrivain en situation d’écriture sous l’occupation allemande. Le narrateur-écrivain renchérit, toujours au sujet de l’Allemand dans l’avion qui largue une bombe : « Je vis, dis-je, ou crus voir un enfant de dix-huit ans dans l’avion et, du fond de ma 426 je lui souris d’amour84. » Le narrateur-écrivain prend donc soin de se situer géographiquement au sein d’une période historique culturellement chargée, comme pour montrer qu’il y a appartenu, que son texte en émane : il était en prison pendant la guerre. La précision avec laquelle il se positionne permet également de renforcer l’impression d’authenticité recherchée, en plus de renvoyer à la vie de la personne civile « Jean Genet », ce dernier ayant bel et bien été emprisonné de manière intermittente pendant cette période85. L’insistance sur la période de guerre se poursuit à travers le roman, gagnant de plus en plus de précision :

Des légions de soldats vêtus de gros drap bleu de France ou couleur de fleuve, avec les souliers ferrés, martèlent l’azur du ciel. Les avions pleurent. Le monde entier meurt d’effroi panique. Cinq millions de

83 NDF, p. 11. 84 Idem.

(36)

jeunes hommes de toutes langues vont mourir par le canon qui bande et décharge. Leur chair embaume déjà les humains qui tombent comme des mouches. La chair en périssant dégage du solennel. Et moi, je suis bien à mon aise ici pour songer aux beaux morts d’hier, d’aujourd’hui, de demain86.

S’il écrit à propos d’un événement qui a cours au moment de l’écriture, le narrateur-écrivain prend appui sur des connaissances préalables pour en parler, c’est-à-dire les atrocités de la Première Guerre mondiale87. Ce sont des faits connus du grand public, et la comparaison entre les deux guerres est assez commune ; le narrateur-écrivain est donc un homme de son temps, qui est au fait du passé historique de l’Europe. Dans cette optique, il se présente comme étant authentique, crédible, comme un élément pouvant appartenir à cet univers de référence au roman qu’est le « réel ».

Les références à la guerre se répètent également dans Journal du voleur : « Les Allemands seuls, à l’époque de Hitler réussirent à être à la fois la Police et le Crime88. »

Ceci renforce les relations entre les différents romans de Jean Genet, crée des effets de référentialité et de parenté entre des œuvres séparées, sans toutefois de référence directe. Ces renvois permettent aussi de produire cette illusion référentielle de manière détournée ; un lecteur avisé peut reconnaître les références communes énoncées par les différents narrateurs, qui se positionnent au moins comme des contemporains, qui font partie des mêmes contextes, et qui brouillent les frontières entre eux et leurs individualités respectives : chacun d’eux, d’une manière et d’un endroit différent, renvoie au même référent, « Jean Genet ».

86 NDF, p. 59-60.

87 L’uniforme en drap bleu-horizon des Français est emblématique de la guerre de 1914-1918. 88 JV, p. 214.

(37)

Ce qu’on ne retrouve pas dans Notre-Dame-des-Fleurs mais qui se présente à plusieurs occasions dans Miracle de la rose et Journal du voleur et qui renforce le lien au référent, sont des allusions à d’autres œuvres de l’écrivain Jean Genet. Le narrateur-écrivain de Miracle de la rose écrit en aparté : « (car si l’on me vola ma mort, sa mort vola son destin, c’est Bulkaen que j’avais prévu au milieu des fougères, quand j’écrivis le « Condamné à mort »)89 ». L’œuvre dont il est question est le premier texte composé en

prison par la personne civile Jean Genet, en hommage à Maurice Pilorge90. On retrouve alors dans le texte de fiction un élément qui renvoie à l’auteur civil, rattaché cette fois au narrateur-écrivain. Dans Journal du voleur, on observe un procédé similaire : « (je venais d’écrire un roman intitulé Notre-Dame-des-Fleurs, dont la publication me valut quelques riches relations.)91 » Effectivement, le premier roman de Genet lui a valu d’attirer

l’attention du milieu littéraire parisien ; on pense entre autres à Jean-Paul Sartre92, auteur du Saint Genet, comédien et martyr, ou encore à Jean Cocteau93. Ces effets d’intertextualité et d’intratextualité renforcent l’illusion référentielle existant entre le narrateur-écrivain et la personne civile de l’auteur. Ils participent donc à une confusion délibérée entre fictionnalité et référentialité, dans la mesure où on se trouve dans un univers de fiction à travers lequel se diffusent des éléments ayant un référent dans le réel.

89 MR, p. 142.

90 E. White, op. cit., p. 192-194. 91 JV, p. 259.

92 E. White, op. cit., p. 276.

93 « En avril 1942 […] Genet fit la connaissance de deux jeunes gens, Jean Turlais […] et Roland Laudenbach, qui le présentèrent à Cocteau. » Ibid., p. 191.

(38)

II. II La mention de personnes référentielles dans le texte de fiction

Le narrateur-personnage fait fréquemment allusion à différents noms propres de personnes ayant un référent à l’extérieur du texte de fiction, ce qui contribue aussi à maintenir cette illusion référentielle.

II.II. I MAURICE PILORGE

Le livre, avant même le début du récit, s’ouvre sur une dédicace que nous avons déjà mentionnée : « Sans Maurice Pilorge dont la mort n’a pas fini d’empoisonner ma vie je n’eusse jamais écrit ce livre. Je le dédie à sa mémoire94 ». Ce criminel a marqué l’imaginaire de Jean Genet ; il lui consacre son premier poème, « Le condamné à mort ». La dédicace en marge de la fiction permet d’introduire un élément référentiel au sein de celle-ci. En effet, si une manifestation de la figure de l’auteur intervient avant le début du récit pour introduire le nom de Pilorge, le narrateur-écrivain « Jean Genet » le fait également :

Pilorge, mon tout-petit, mon ami, ma liqueur, ta jolie tête hypocrite a sauté. Vingt ans. Tu avais vingt ou vingt-deux ans. Et j’en ai !... J’envie ta gloire. Tout aussi bien qu’au Mexicain, tu aurais fait mon affaire, comme on dit au tombeau. Durant tes mois de cellule, tu eusses tendrement craché de lourds glaviots raclés de ta gorge et de ton nez, sur ma mémoire. J’irai bien facilement à la guillotine, puisque d’autres y sont allés, et surtout Pilorge, Weidmann, Ange Soleil, Soclay95.

Faisant écho à cette dédicace, mais également au poème « Le condamné à mort », le narrateur-écrivain de Notre-Dame-des-Fleurs chante les louanges de l’assassin Pilorge et s’adresse à lui comme à un ami ou un amant. La référence à Pilorge revient à plusieurs occasions à travers Notre-Dame-des-Fleurs :

94 NDF, p. 7. 95 NDF, p. 109.

(39)

Je reviens à Pilorge, dont le visage et la mort me hantent. À vingt ans, pour lui voler une misère, il tua Escudero, son amant. Devant la cour, il se moqua d’elle ; réveillé par le bourreau, il se moqua de lui ; réveillé par l’esprit gluant de sang chaud et parfumé du Mexicain, il lui eût ri au nez ; réveillé par l’ombre de sa mère, il l’eût tendrement narguée. Ainsi Notre-Dame naquit de mon amour pour Pilorge, avec au cœur et sur ses dents blanches bleutées, le sourire que la peur, exorbitant ses prunelles, ne lui arrachera pas96.

Le narrateur-écrivain continue à tisser autour de Pilorge un tissu d’éléments référentiels en racontant son histoire : ces faits, vérifiables, participent à cette illusion référentielle, mais également à l’implantation du motif « Pilorge » dans l’univers de fiction, dans la mesure où il lui prête des réactions, des émotions, une personnalité, en plus de créer un réel personnage à partir de lui. De cette manière, le personnage de Notre-Dame-des-Fleurs trouve son propre référent, créé artificiellement par le narrateur-écrivain.

Notre-Dame-des-Fleurs n’est pas le seul des romans que nous étudions dans lequel on retrouve la trace de Maurice Pilorge. Dans Journal du voleur, le narrateur reprend la formule déjà utilisée dans Notre-Dame-des-Fleurs, « Pilorge ou Ange Soleil97 », et y compare les différents personnages du récit98, tandis que la comparaison entre personnages romanesques et Maurice Pilorge a également lieu dans Miracle de la rose :

Harcamone est mort, Bulkaen est mort. Si je sors, comme après la mort de Pilorge, j’irai fouiller les vieux journaux. Comme de Pilorge, il ne me restera plus entre les mains qu’un article très bref, sur un mauvais papier, une sorte de cendre grise qui m’apprendra qu’il fut exécuté à l’aube. Ces papiers sont leur tombeau99.

96 NDF, p. 111. 97 JV, p. 13.

98« En s’abandonnant avec mollesse Stilitano, Pilorge, Michaelis, tous les macs et les voyous que j’ai rencontrés restent droits, non sévères mais calmes, sans tendresse […]. Je voudrais grouper en bouquet ces beaux gosses. » JV, p. 291.

(40)

Ainsi, en plus d’apparaître textuellement, Pilorge se faufile dans les récits à travers les objets matériels. C’est le cas principalement dans Notre-Dame-des-Fleurs, où le narrateur construit son récit à partir de photographies découpées dans les journaux :

Plus qu’à un autre, je songe à Pilorge. Son visage découpé dans Détective enténèbre le mur de son rayonnement glacé, qui est fait de son mort mexicain, de sa volonté de mort, de sa jeunesse morte et de sa mort. […] O Pilorge ! Ton visage, comme un jardin nocturne seul dans les Mondes où les soleils tournent100 !

La fascination du narrateur-écrivain pour les photos de condamnés, en particulier celle de Pilorge, est une caractéristique partagée également par le narrateur de Miracle de la rose. En effet, la photo de Pilorge découpée dans un journal y fait aussi une apparition, quoi qu’elle détienne une moins grande importance par rapport au récit dans son ensemble : « J’éprouvai cette émotion lorsque je découpai, dans un journal policier, la photographie de Pilorge. Mes ciseaux suivaient lentement la ligne du visage et cette lenteur m’obligeait à distinguer les détails, le grain de la peau, l’ombre du nez sur la joue101. » On remarque ici une autre tentative de brouiller les pistes entre les divers narrateurs de différents romans, en leur attribuant une parenté qui passe par le référent commun, l’écrivain Jean Genet, et les mentions du criminel Pilorge.

II.II. II WEIDMANN

Immédiatement après la dédicace qui introduit le nom de Maurice Pilorge dans Notre-Dame-des-Fleurs, le texte de fiction s’ouvre sur un autre nom, Weidmann102, nom

100 NDF, p. 108. 101 MR, p. 255-256. 102 NDF, p. 9.

Références

Documents relatifs

Ici, avec Genet comme avec Perec, nous avons deux auteurs au style différent que tout oppose, mais que nous avons tenu à relier / rassembler / rapprocher, bien que le pari ait

Self-fertilization reduces heterozygosity by 50% compared to the parents, but under automixis, whereby two haploid products from a single meiosis fuse, the expected

Dans l’analyse, nous remarquons que les auteurs ont trouvé des résultats statistiquement significatifs en faveur du groupe intervention pour la vitesse de marche

Deja entonces la región meridional de donde era originario y donde había ejercido como asociado y luego adjunto de Historia Contemporánea para pasar a la

Notre approche sera, ici encore, interne à la fable : nous étudierons non pas l’auteur – qui produit une oeuvre fictionnelle extrêmement féconde durant les années 1944 à

À côté du réalisateur (Dan Puican) et des comédiennes, trois grands noms de la scène roumaine (Gina Patrichi, Maia Morgenstern, Dana Dogaru) sont mentionnés les

La réalisation de la chimiothérapie à distance du centre de prise en charge ne modifie pas le délai de début de chimiothérapie adjuvante, en revanche la radiothérapie est

Copyright and moral rights for the publications made accessible in the public portal are retained by the authors and/or other copyright owners and it is a condition of