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Chapitre I : la mise en fiction de la figure de l’auteur

II. II La mention de personnes référentielles dans le texte de fiction

Le narrateur-personnage fait fréquemment allusion à différents noms propres de personnes ayant un référent à l’extérieur du texte de fiction, ce qui contribue aussi à maintenir cette illusion référentielle.

II.II. I MAURICE PILORGE

Le livre, avant même le début du récit, s’ouvre sur une dédicace que nous avons déjà mentionnée : « Sans Maurice Pilorge dont la mort n’a pas fini d’empoisonner ma vie je n’eusse jamais écrit ce livre. Je le dédie à sa mémoire94 ». Ce criminel a marqué l’imaginaire de Jean Genet ; il lui consacre son premier poème, « Le condamné à mort ». La dédicace en marge de la fiction permet d’introduire un élément référentiel au sein de celle-ci. En effet, si une manifestation de la figure de l’auteur intervient avant le début du récit pour introduire le nom de Pilorge, le narrateur-écrivain « Jean Genet » le fait également :

Pilorge, mon tout-petit, mon ami, ma liqueur, ta jolie tête hypocrite a sauté. Vingt ans. Tu avais vingt ou vingt-deux ans. Et j’en ai !... J’envie ta gloire. Tout aussi bien qu’au Mexicain, tu aurais fait mon affaire, comme on dit au tombeau. Durant tes mois de cellule, tu eusses tendrement craché de lourds glaviots raclés de ta gorge et de ton nez, sur ma mémoire. J’irai bien facilement à la guillotine, puisque d’autres y sont allés, et surtout Pilorge, Weidmann, Ange Soleil, Soclay95.

Faisant écho à cette dédicace, mais également au poème « Le condamné à mort », le narrateur-écrivain de Notre-Dame-des-Fleurs chante les louanges de l’assassin Pilorge et s’adresse à lui comme à un ami ou un amant. La référence à Pilorge revient à plusieurs occasions à travers Notre-Dame-des-Fleurs :

94 NDF, p. 7. 95 NDF, p. 109.

Je reviens à Pilorge, dont le visage et la mort me hantent. À vingt ans, pour lui voler une misère, il tua Escudero, son amant. Devant la cour, il se moqua d’elle ; réveillé par le bourreau, il se moqua de lui ; réveillé par l’esprit gluant de sang chaud et parfumé du Mexicain, il lui eût ri au nez ; réveillé par l’ombre de sa mère, il l’eût tendrement narguée. Ainsi Notre-Dame naquit de mon amour pour Pilorge, avec au cœur et sur ses dents blanches bleutées, le sourire que la peur, exorbitant ses prunelles, ne lui arrachera pas96.

Le narrateur-écrivain continue à tisser autour de Pilorge un tissu d’éléments référentiels en racontant son histoire : ces faits, vérifiables, participent à cette illusion référentielle, mais également à l’implantation du motif « Pilorge » dans l’univers de fiction, dans la mesure où il lui prête des réactions, des émotions, une personnalité, en plus de créer un réel personnage à partir de lui. De cette manière, le personnage de Notre-Dame-des-Fleurs trouve son propre référent, créé artificiellement par le narrateur-écrivain.

Notre-Dame-des-Fleurs n’est pas le seul des romans que nous étudions dans lequel on retrouve la trace de Maurice Pilorge. Dans Journal du voleur, le narrateur reprend la formule déjà utilisée dans Notre-Dame-des-Fleurs, « Pilorge ou Ange Soleil97 », et y compare les différents personnages du récit98, tandis que la comparaison entre personnages romanesques et Maurice Pilorge a également lieu dans Miracle de la rose :

Harcamone est mort, Bulkaen est mort. Si je sors, comme après la mort de Pilorge, j’irai fouiller les vieux journaux. Comme de Pilorge, il ne me restera plus entre les mains qu’un article très bref, sur un mauvais papier, une sorte de cendre grise qui m’apprendra qu’il fut exécuté à l’aube. Ces papiers sont leur tombeau99.

96 NDF, p. 111. 97 JV, p. 13.

98« En s’abandonnant avec mollesse Stilitano, Pilorge, Michaelis, tous les macs et les voyous que j’ai rencontrés restent droits, non sévères mais calmes, sans tendresse […]. Je voudrais grouper en bouquet ces beaux gosses. » JV, p. 291.

Ainsi, en plus d’apparaître textuellement, Pilorge se faufile dans les récits à travers les objets matériels. C’est le cas principalement dans Notre-Dame-des-Fleurs, où le narrateur construit son récit à partir de photographies découpées dans les journaux :

Plus qu’à un autre, je songe à Pilorge. Son visage découpé dans Détective enténèbre le mur de son rayonnement glacé, qui est fait de son mort mexicain, de sa volonté de mort, de sa jeunesse morte et de sa mort. […] O Pilorge ! Ton visage, comme un jardin nocturne seul dans les Mondes où les soleils tournent100 !

La fascination du narrateur-écrivain pour les photos de condamnés, en particulier celle de Pilorge, est une caractéristique partagée également par le narrateur de Miracle de la rose. En effet, la photo de Pilorge découpée dans un journal y fait aussi une apparition, quoi qu’elle détienne une moins grande importance par rapport au récit dans son ensemble : « J’éprouvai cette émotion lorsque je découpai, dans un journal policier, la photographie de Pilorge. Mes ciseaux suivaient lentement la ligne du visage et cette lenteur m’obligeait à distinguer les détails, le grain de la peau, l’ombre du nez sur la joue101. » On remarque ici une autre tentative de brouiller les pistes entre les divers narrateurs de différents romans, en leur attribuant une parenté qui passe par le référent commun, l’écrivain Jean Genet, et les mentions du criminel Pilorge.

II.II. II WEIDMANN

Immédiatement après la dédicace qui introduit le nom de Maurice Pilorge dans Notre-Dame-des-Fleurs, le texte de fiction s’ouvre sur un autre nom, Weidmann102, nom

100 NDF, p. 108. 101 MR, p. 255-256. 102 NDF, p. 9.

du dernier criminel guillotiné publiquement en France103. Cette allusion à un personnage

historique renforce le gage d’authenticité d’un texte qui joue en toute connaissance de cause sur la ligne entre fiction et non-fiction. Ce nom de famille est le premier mot du texte de fiction, l’habite, et effectue le lien, tout comme Pilorge, entre fictionnalité et référentialité. En parlant de la mort de ses personnages de fiction, le narrateur-écrivain de Notre-Dame-des-Fleurs s’exclame : « Leur mort, aurai-je besoin de vous le dire ? Elle sera pour tous la mort de celui qui, lorsqu’il a appris du jury la sienne, se contenta de murmurer avec l’accent rhénan : “Je suis déjà plus loin que cela” (Weidmann)104. » Le narrateur- écrivain reprend ici des paroles attribuées dans le cadre de la fiction à un personnage qui a priori n’y appartient pas lui-même, dans un esprit de comparaison ; le narrateur-écrivain cherche à montrer que la mort des personnages de fiction produit le même effet que celle d’une personne réelle, celle évoquée ici. Cette phrase est également reprise à la fin du roman, sous forme de citation, alors que le narrateur-écrivain parle de sa propre résignation face au verdict du jury de son propre procès : « Moi aussi, je suis ‘‘déjà plus loin que cela’’ (Weidmann)105. » Bien que Weidmann n’ait pas réellement prononcé ces paroles106, ce qu’il représente en sa qualité de personnage historique confère de la vraisemblance à cette citation.

103 « La foule se montra si sanguinaire autour de son échafaud qu’immédiatement après le Conseil des ministres décréta qu’il n’y aurait plus d’exécutions publiques en France. La vieille idée de la mort du criminel comme un spectacle tragique et édifiant s’effaçait devant la bégueulerie. » E. White, op.cit., p. 173. 104 NDF, p. 16.

105 NDF, p. 375.

106 « Comme les hagiographes d’antan, Genet attribue la sentence d’un saint à un autre qu’il préfère, la rendant au passage plus mystérieuse, plus virile, moins folle et conventionnelle en la dépouillant de sa religiosité. » E. White, op. cit., p. 173.

Le nom de Weidmann apparaît également dans Miracle de la rose107. Le fait que ce

patronyme ait un référent et qu’il soit présent dans plusieurs romans publiés sous le nom de « Jean Genet » permet de renvoyer directement à la figure de l’auteur, celle qui signe les trois romans dont nous traitons ici, et qui est déjà fortement évoquée par les autres éléments mentionnés plus haut.

Tous ces indices référentiels convergent vers le référent « Jean Genet », renforçant le lien entre celui-ci et l’instance narrative de chaque roman ; celle-ci agit en quelque sorte comme un avatar du référent au sein de la fiction. Le narrateur de Notre-Dame-des-Fleurs souligne d’ailleurs cette convergence : « Il se peut que cette histoire ne paraisse pas toujours artificielle […]108. » Or, même si l’autobiographie requiert d’emblée une certaine mise en ordre qui relève de la fiction, le narrateur de Notre-Dame-des-Fleurs nous prévient que le récit que nous lisons est d’abord fictionnel, ce qui implique du même coup une fictionnalisation de cette figure de l’auteur, non seulement en tant qu’écrivain commettant l’acte d’écriture, mais également en tant que personnage. Dans Miracle de la rose, le narrateur procède à l’inverse :

Si j’écrivais un roman, j’aurais quelque intérêt à m’étendre sur des gestes d’alors, mais je n’ai voulu par ce livre que montrer l’expérience menée de ma libération d’un état de pénible torpeur, de vie honteuse et basse, occupée par la prostitution, la mendicité et soumise aux prestiges, subjuguée par les charmes du monde criminel. Je me libérais par et pour une attitude plus fière109.

107 « Puisqu’il [Harcamone] évitait la répétition, il se sentait moins s’enliser dans le malheur, car on oublie trop la souffrance de l’assassin qui tue toujours de la même façon (Weidmann et sa balle dans la nuque, etc.) tant il est douloureux d’inventer un nouveau geste difficile. » MR, p 74.

108 NDF, p. 16. 109 MR, p. 39.

Le narrateur-écrivain définit ici le but de l’écriture et pose la question du genre : ce qu’il écrit n’est pas un roman. Cette affirmation, que l’on peut appliquer aux deux autres récits étudiés ici, achève de brouiller les pistes entre référentialité et fictionnalité, d’autant plus qu’elle contredit la mention de « roman » qui apparaît sur la couverture. La répétition des indices référentiels communs à travers les trois romans renforce davantage le lien qui existe entre la figure de l’auteur en établissant des points communs entre trois narrateurs d’œuvres distinctes.