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Chapitre II : Les considérations métatextuelles

I. Devenir un personnage

Dans Notre-Dame-des-Fleurs, le narrateur-écrivain accorde une signification particulière au récit qu’il est en train d’inventer :

De quoi s’agit-il pour moi qui fabrique cette histoire ? En reprenant ma vie, en remontant son cours, emplir ma cellule de la volupté d’être ce que faute d’un rien je manquai d’être, et retrouver, pour m’y jeter comme dans des trous noirs, ces instants où je m’égarais à travers les compartiments compliqués de traquenards d’un ciel souterrain207.

La réécriture de sa propre vie tient lieu de deuxième chance : faire de soi-même un personnage auquel il peut donner une meilleure vie, une vie idéale, mais surtout une vie inventée. En d’autres termes, il se fictionnalise. Dans cette mesure, « Jean Genet » narrateur devient un personnage fictif dans sa propre fiction, un autre avatar, dans une forme améliorée, de la figure de l’auteur.

En plus de se présenter et de se définir en tant que personnage dans le premier niveau diégétique, le narrateur-écrivain se projette dans le deuxième niveau diégétique, dont il est, nous l’avons vu, le dieu tout-puissant. En parlant du façonnement du personnage de Divine, il écrit : « Mais je sais bien que le pauvre Démiurge est contraint de faire sa créature à son image et qu’il n’inventa pas Lucifer208. » Le narrateur-écrivain se présente comme le créateur des personnages, mais pose également ses limites, c’est-à-dire qu’il n’a d’autre choix que de donner à voir en son personnage une sorte d’autoportrait ; sous plusieurs aspects, Divine, c’est lui, tout comme Madame Bovary était Flaubert209 . De cette manière, en plus de devenir un personnage à travers la mise en scène de sa propre histoire, le narrateur-écrivain se fictionnalise en se créant un avatar dans le monde imaginaire qu’il crée.

Bien que Divine représente à plusieurs égards son alter ego fictionnel, le narrateur- écrivain s’inspire de ce qu’il a vécu pour alimenter les aventures des personnages secondaires du deuxième niveau de fiction. À plusieurs reprises, il se projette dans d’autres personnages, notamment dans Mignon, pour isoler une parcelle de son identité. Mignon en vient notamment à commettre des vols à l’étalage, comme c’est le cas du narrateur- écrivain, et à se faire prendre sur le fait. Le passage s’ouvre sur une réflexion, voire une marche à suivre, à propos du vol à l’étalage de la part du narrateur-écrivain, à la manière d’un expert :

208 NDF, p. 40.

209 « Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d’où il avait tiré le personnage de Mme Bovary, il aurait répondu très nettement, et plusieurs fois répété : ‘‘Madame Bovary, c’est moi ! – D’après moi’’. » A. Belleau, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman

québécois, p. 29 (Note 51), d’après R. Descharmes, Flaubert : sa vie, son caractère et ses idées avant 1857,

Le vol à l’étalage se fait selon plusieurs méthodes, et chaque mode d’étalage, peut-être, exige qu’on emploie l’une plutôt que l’autre. Par exemple, d’une seule main, on peut saisir à la fois deux petits objets (des portefeuilles), les tenir comme s’il n’y en avait qu’un, s’attarder à les examiner, en faire glisser un dans sa manche, enfin reposer l’autre à sa place, comme s’il ne convenait pas. […] Mais je donne là des recettes que toutes les ménagères, que toutes les acheteuses connaissent210.

Cet exposé est suivi d’une description de la technique de vol à l’étalage de Mignon : Il fallait d’abord étudier la disposition des glaces et de leurs biseaux, et aussi celles qui, obliques, accrochées au plafond, vous montrent dans un monde la tête à l’envers […]. Il fallait guetter l’instant que la vendeuse a les yeux dirigés ailleurs et que les clients, toujours traîtres, ne regardent pas. Enfin, il fallait retrouver, comme un objet perdu […] le détective211.

Les deux descriptions sont effectuées sur un ton didactique, comme pour un manuel d’instruction. Le narrateur-écrivain transmet donc sa propre connaissance théorique et pratique du vol à l’étalage à son personnage de fiction. Il le confirme d’ailleurs plus loin : « Mignon avait, autant que moi, connu trop de ces fins de monde pour que, reprenant pied après celle-ci, il se lamentât en révolte contre elle. […] Le lendemain, on conduisit Mignon et ses compagnons à la prison de Fresnes212. » Le destin de Mignon est donc nourri des

crimes commis par le narrateur-écrivain ; comme Mignon, il se retrouve à la prison de Fresnes213. La transposition de ses diverses facettes dans les personnages du deuxième niveau de fiction permet au narrateur de vivre des vies alternatives :

s’il m’arrive de rêver maintenant une de ces vies, je la crois nouvelle, je m’embarque sur mon thème, je vogue, sans me souvenir qu’il y a dix ans

210 NDF, p. 286. 211 NDF, p. 287.

212 NDF, p. 289. Nous soulignons. 213 NDF, p. 377.

je m’embarquai sur lui et qu’il sombra, épuisé, dans la mer de l’oubli. […] Maintenant, il suffit que j’entreprenne une rêverie, ma gorge sèche, le désespoir brûle mes yeux, la honte me fait baisser la tête, ma rêverie se casse net. Je sais qu’un possible bonheur m’échappe encore et m’échappe parce que je l’ai rêvé214.

La création de personnages auxquels il insuffle des parcelles de lui-même témoigne d’un éternel recommencement des scénarios idéaux, mais non viables, qui ne peuvent exister que dans le rêve du narrateur-écrivain ou dans cet univers fictionnel qu’est le deuxième niveau diégétique, et qui ne peuvent être vécus que par des alter egos du créateur. Ce dernier ajoute d’ailleurs : « Mais alors ce que jamais je n’ai rêvé demeure accessible, et comme je n’ai jamais rêvé malheurs, ce ne sont guère que des malheurs qu’il me reste à vivre. Et des malheurs à mourir, car je me suis rêvé des morts splendides à la guerre, en héros, ailleurs couvert d’honneurs, jamais par l’échafaud215. » C’est ce qui explique, entre autres, la mort empreinte de sainteté de Divine, principale personnification du narrateur- écrivain dans le deuxième niveau diégétique ; puisqu’il n’attend rien de sa propre vie, ni de sa propre mort, son personnage vit et meurt dans la splendeur à sa place.