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Chapitre II : Les considérations métatextuelles

II. II L’insécurité et le besoin de justification

En plus de commenter l’écriture en tant que processus et d’annoncer les différents choix – narratifs, lexicaux, stylistiques – que celle-ci appelle, le narrateur-écrivain de Notre-Dame-des-Fleurs recours à un discours métatextuel pour justifier ses propres paroles, les expliquer. Ce besoin semble motivé par une nécessité d’être compris exactement comme il le souhaite, mais les incessantes réaffirmations de son autorité semblent, en réalité, camoufler son incapacité à asseoir sa pleine autorité sur toutes les composantes de son récit.

II.II. I LE DÉSIR D’ÊTRE BIEN COMPRIS

Le narrateur introduit la justification de ses propos par une sélection de formules récurrentes. On compte par exemple l’usage, classique, de la conjonction de coordination « car », notamment lorsqu’il décrit les yeux, « vides », des condamnés dont il découpe les photographies : « Je dis vide, car tous sont clairs et doivent être bleu ciel […], bleus et vides comme les fenêtres des immeubles en construction […]174. » Il s’agit de l’explication du fondement de la comparaison présente dans l’esprit du narrateur-écrivain. Certaines formules introductives d’une justification sont plus détaillées : « Quand j’ai dit que Divine était faite d’une eau pure, j’aurais dû préciser qu’elle était taillée dans des larmes175. » Le narrateur-écrivain revient sur ses paroles et précise sa pensée lorsqu’il sent que les mots qu’il a d’abord choisis ne l’ont pas adéquatement expliquée. Il invite également à reconsidérer les mots de ses personnages : « [Divine] voulait dire aussi : ‘‘Je suis la Toute-

174 NDF, p. 11-12. Nous soulignons. 175 NDF, p. 213. Nous soulignons.

Persécutée’’176. » De cette manière, le narrateur-écrivain montre, au moyen de la

focalisation interne177 ‒ c’est-à-dire en adoptant le point de vue d’un personnage en particulier ‒, qu’il connaît l’intériorité des personnages du deuxième niveau de fiction, raffermissant son autorité sur le récit. La justification a également lieu lorsqu’il est question de l’écriture en tant que telle, c’est-à-dire la parole qui laisse des traces : « Quand j’écris que le sens du décor n’était plus le même, je ne veux pas dire que le décor fût jamais pour Culafroy, plus tard pour Divine, autre chose que ce qu’il eût été pour n’importe qui, à savoir : une lessive séchant sur des fils de fer178. » Le narrateur-écrivain invite ici à reconsidérer ses paroles écrites.

Ce besoin d’être bien compris implique également la nécessité de contrôler la manière dont on le comprend ; plus il donne de détails, de profondeur à ses paroles et à celles de ses personnages, plus il oriente la manière dont son écriture est perçue. Il s’agit d’une autre stratégie pour étendre son autorité sur son récit. Ainsi, son interpellation « Vous ne me croyez pas?179 » vient confirmer cette quête, vaine, de contrôle unilatéral des perceptions de soi, de sa persona180 au sein du texte.

II.II. II S’INTERROGER ET INTERROGER LE TEXTE

Malgré sa volonté de montrer son emprise sur le récit, le narrateur-écrivain laisse parfois paraître ses propres questionnements, ses incertitudes par rapport à ses récits. Il en

176 NDF, p. 95.

177 G. Genette, Figures III, op. cit., p. 206-211. 178 NDF, p. 169. Nous soulignons.

179 NDF, p. 349.

180 Jérôme Meizoz associe le terme de « persona » aux masques théâtraux et à sa propre définition de la « posture », c’est-à-dire « la présentation de soi d’un écrivain, tant dans sa gestion du discours que dans ses conduites littéraires publiques ». J. Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », op. cit., paragraphe 4.

va ainsi lorsque le narrateur-écrivain revient sur la première fois où il croit voir apparaître Mignon dans le cadre de la porte de sa cellule : « Je fus à lui à la seconde, comme si (qui dit cela?) par la bouche il m’eût déchargé jusqu’au cœur181. » Il intervient à l’intérieur d’une parenthèse pour formuler une question ouverte : on ne sait ni à qui il s’adresse ni la raison pour laquelle il le fait. À propos d’Ernestine et de son fantasme de tuer son fils, le narrateur-écrivain écrit : « Ce revolver devenait – paraissait-il – l’accessoire indispensable de son geste. Il continuait son bras tendu d’héroïne, il la hantait enfin, puisqu’il faut le dire, avec la brutalité, qui lui brûlait les joues, dont les épaisses mains d’Alberto gonflant ses poches hantaient les filles du village182. » L’intervention n’advient pas entre parenthèses, mais entre tirets longs, ce qui marque une séparation d’une autre nature par rapport au discours narratif principal ; elle n’est pas complètement à l’extérieur de la narration, mais elle n’en fait pas non plus partie intégrante. Le premier questionnement suggère une introspection incertaine dans l’intériorité du personnage d’Ernestine : le narrateur-écrivain, qui prétend parfois tout savoir des personnages du deuxième niveau diégétique, avoue subtilement ici son ignorance, ou du moins son incertitude, par rapport au raisonnement intérieur de la mère de Divine. Ensuite vient l’impression de contrainte, comme si quelque chose l’obligeait à expliquer le fantasme de mort qu’Ernestine éprouve envers son enfant. Le narrateur-écrivain témoigne donc d’une certaine insécurité qui le pousse à interroger, semble-t-il, le texte même, à répondre aux contraintes que celui-ci, dans sa progression, demande de lui.

181 NDF, p. 22, nous soulignons. 182 NDF, p. 27-28. Nous soulignons.

II.II.IIILES LIMITES DE L’ÉCRIVAIN

Le narrateur-écrivain de Notre-Dame-des-Fleurs ne possède donc pas une emprise aussi absolue sur le texte qu’il le prétend. Il présente, malgré ses efforts à les camoufler sous un tissu d’affirmations de son autorité, certaines faiblesses. Il avoue parfois son incapacité à dire ou à écrire exactement ce qu’il désire communiquer : « Il me sera très difficile d’expliquer avec précision et de décrire avec minutie ce qui se passa en Notre- Dame-des-Fleurs183. » Il avoue ici son sentiment d’être inadéquat par rapport à ce qui doit être dit, ce qui est demandé d’un narrateur omniscient, c’est-à-dire de tout savoir de ses personnages. Son incapacité à décrire certaines choses repose parfois sur une ignorance avouée, notamment lorsqu’il tente de décrire ce que ressent Mignon lorsqu’il rencontre Divine pour la première fois :

Hélas! je sais trop peu de chose (rien) sur les rapports secrets des êtres qui sont beaux et savent qu’ils le sont, et rien sur les contacts qui paraissent amicaux mais sont peut-être haineux des beaux garçons. S’ils se sourient pour un rien, à leur insu y a-t-il quelque tendresse dans leur sourire et en ressentent-ils obscurément l’influence?184

À l’intérieur du discours narratif, il présente une version atténuée de son incompétence (il sait « peu de choses »), mais entre parenthèses, il annule cette atténuation (il ne sait « rien »), ce qui a pour effet de le positionner dans une impasse face à la description des sentiments de Mignon. Il contrecarre cet obstacle par une supposition sous forme de question ouverte. L’ignorance avouée va jusqu’à discréditer, en quelque sorte, sa prétention au rôle de narrateur omniscient ; le narrateur-écrivain de Notre-Dame-des-Fleurs en sait beaucoup sur ses personnages, qu’il crée, mais il ne peut tout expliquer. Il commente ainsi

183 NDF, p. 315. 184 NDF, p. 31.

l’effet du Veni Creator, une prière chantée, sur Lou Culafroy : « Il est important d’en parler, car il est celui qui ravit au plus haut des cieux l’enfant Culafroy. Et je ne puis dire pourquoi185. » On peut sans doute faire le lien entre ce comportement du narrateur et la notion de narrateur non fiable. Dorrit Cohn écrit à ce propos: « A narrator is unreliable in this Boothian sense when his non-mimetic language […] does not relate to his mimetic language in convincing ways, creating the impression that he is unable or unwilling to provide a correct interpretation of the events he narrates186. » Dans Notre-Dame-des- Fleurs, l’attitude du narrateur-écrivain laisse entendre une pleine mainmise sur le texte, alors que son discours semble indiquer le contraire. Pourtant, l’ignorance du narrateur- écrivain fournit tout de même certaines informations ; il n’est pas en contrôle de son histoire. Ici, nous croyons qu’il ne s’agit pas vraiment d’une question de non-fiabilité au sens où l’entend Booth, mais bien de dédoublement de la figure de l’auteur motivée par la volonté de se jouer du lecteur. Selon l’argumentaire de Cohn, la figure de l’auteur s’incarne sous les traits du narrateur-écrivain, mais aussi comme une entité indéterminée qui, derrière lui, souffle au lecteur d’autres informations au sein du texte écrit.187 Ainsi, le narrateur- écrivain avoue son impuissance, mais celle-ci est palliée, d’une certaine manière, par une autre manifestation de la figure de l’auteur, celle-ci sans avatar, sans identité déterminée.

L’insécurité du narrateur-écrivain, mise au jour par le besoin de justification, semble contraster avec l’assurance de son autorité que nous avons décrite plus haut. On peut cependant voir en cette constante affirmation de sa mainmise à travers le commentaire

185 NDF, p. 178.

186 D. Cohn, The Distinction of Fiction, p. 73.

187 “[t]he narrator [is] now conceived, not as the author’s mouthpiece, but as an artfully created vocal organ – whose author is meanwhile tacitly communicating the correct interpretation to us behind the narrator’s back”. Idem.

métatextuel, un écho du besoin de justification dont nous venons de traiter ; il s’agirait d’une manière de faire ressortir, par la répétition et l’insistance de son statut et de son contrôle, l’insécurité globale du narrateur-écrivain par rapport au contrôle qu’il exerce sur ses propres récits, appartenant à deux niveaux diégétiques différents dont le deuxième dépend du premier. Ainsi, l’autorité du narrateur-écrivain sans cesse réaffirmée agit comme un écran de fumée pour cacher l’insécurité bien présente de celui-ci. Ce phénomène est bien présent dans Notre-Dame-des-Fleurs, comme nous l’avons vu, mais peu observable dans Miracle de la rose et Journal du voleur.