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Chapitre II : Les considérations métatextuelles

II. I Les histoires de genèse

Le procédé de création des personnages commence lorsque le narrateur-écrivain s’inspire de personnes qu’il a côtoyées dans le premier niveau diégétique pour les faire renaître dans le second niveau diégétique, les modeler selon sa volonté, son propre idéal :

[C]e m’est une séduisante occasion de faire ici [que Mignon] se confonde dans mon esprit avec le visage et la stature de Roger.

De ce Corse, il ne subsiste dans ma mémoire que peu de chose […]. Il fait partie d’un groupe de mâles qui s’avancent sur moi avec la gravité impitoyable des forêts en marche. […] Depuis deux jours à nouveau dans ma rêverie je mêle sa vie (inventée) à la mienne217.

Ainsi, ce qui entre dans la composition de Mignon-les-Petits-Pieds, ce sont différents éléments de la vie du narrateur-écrivain, que ce soient ses propres traits de personnalité, comme nous l’avons vu, ou encore des parcelles marquantes d’autres personnages du premier niveau diégétique. Plus tard, lorsqu’il rencontre un codétenu qui porte également le prénom « Jean », le narrateur-écrivain affirme qu’« [il] s’en fallait de peu que ce nouveau

216 NDF, p. 16. 217 NDF, p. 44-45.

Jean ne devînt Mignon », ou encore, que ce nouvel arrivant « refa[sse] Mignon218. » On

comprend que Mignon est la manifestation dans la fiction de celui qui suscite l’affection, le désir ou du moins l’intérêt du narrateur-écrivain au moment de l’écriture. Le narrateur- écrivain se sert de ses impressions, mais également de ses souvenirs pour façonner les personnages du deuxième niveau diégétique : « Le ricanement [de Mignon], que j’ai encore dans les oreilles, un enfant de seize ans l’eut un soir en face de moi219. »

Les personnages du deuxième niveau diégétique dépendent donc directement de ceux qui apparaissent dans la première, mais ils sont choisis et remaniés sous la main du narrateur-écrivain. Ainsi, celui-ci prête à son alter ego les versions fictionnalisées de certaines personnes qui l’ont lui-même marqué. C’est ce qui se produit lorsque le narrateur- écrivain introduit le personnage de Seck Gorgui, un des amants de Divine :

Un mouvement de ses reins [ceux de Gorgui] faisait vibrer la chambre, comme Village, l’assassin noir, le faisait de sa cellule en prison. J’ai voulu retrouver dans celle-ci, où j’écris aujourd’hui, l’odeur de charogne que le nègre au fier fumet répandait, et grâce à lui, je puis un peu mieux donner vie à Seck Gorgui220.

À partir des caractéristiques marquantes d’un codétenu, il façonne un nouveau personnage pour provoquer chez Divine, par rapport au Seck Gorgui fictionnel, les émotions et sensations qu’il a lui-même ressenties dans son propre univers par rapport à Clément Village. Il énonce son projet pour le personnage qu’il crée et précise la manière dont il espère le montrer : « Comment je caresserai du souvenir l’image que je vais, grâce à [Clément Village], composer de Seck Gorgui, je le veux aussi beau, nerveux, vulgaire !221 »

218 NDF, p. 307. 219 NDF, p. 100. 220 NDF, p. 173. 221 NDF, p. 190.

Il énumère les traits empruntés à Clément Village qui seront transposés dans le deuxième niveau de fiction, ceux qui voyagent d’un niveau diégétique à l’autre pour façonner un personnage.

Si le narrateur est un écrivain et un démiurge, il est également un lecteur : il s’inspire de héros de romans pour façonner ses propres personnages et leur conférer à leur tour un caractère romanesque, héroïque :

Au milieu des pages de ces livres épais, aux caractères écrasés, des merveilles apparaissent. Comme des lis tout droits, surgissent des hommes, qui sont, un peu grâce à moi, princes et gueux à la fois. Si de moi je fais Divine, d’eux je fais ses amants : Notre-Dame, Mignon, Gabriel, Alberto, des gars qui sifflent en vache et sur la tête de qui, en regardant bien, en auréole on pourrait voir une couronne royale222.

Ici, c’est le caractère ambivalent et composite des personnages qui est énoncé : ils sont à la fois gueux et princes, et ils sont non seulement composés d’éléments de la vie du narrateur-écrivain, mais également de celles de héros romanesques. C’est bien le narrateur- écrivain qui façonne les personnages à partir de ces différents éléments, que les personnages soient de principaux actants du récit ou de simples figurants :

(D’où viennent les noms de guerre des tantes? Mais, d’abord, notons bien qu’aucun d’eux ne fut choisi par ceux qui les portent. Pour moi, il n’en est pas de même. Il ne m’est guère possible de préciser les raisons qui m’ont fait choisir tels ou tels noms : Divine, Première Communion, Mimosa, Notre-Dame-des-Fleurs, Prince-Monseigneur, ne sont pas venus au hasard. Il existe entre eux une parenté, une odeur d’encens et de cierge qui fond, et j’ai quelquefois l’impression de les avoir recueillis parmi les fleurs artificielles ou naturelles dans la chapelle de la Vierge Marie […])223.

222 NDF, p. 306. 223 NDF, p. 339.

Le narrateur-écrivain discute de l’inspiration derrière les différents noms des tantes dans un commentaire métatextuel, procédé dont nous avons déjà traité. Les personnages émergent d’un lieu unique, la chapelle de la Vierge Marie, et des différents éléments qui la composent, que ce soient les objets, les personnes ou les rituels qu’on y pratique.

Dans Notre-Dame-des-Fleurs, les personnages du deuxième niveau diégétique sont donc des compositions fictionnelles rassemblant des éléments marquants de la vie du narrateur-écrivain, issus du premier niveau diégétique auquel il appartient lui-même en tant que personnage. En fournissant les détails de la genèse de ses différents protagonistes, le narrateur-écrivain laisse entendre que chacun d’eux porte sa trace, une parcelle de lui- même intégrée dans cet univers fictionnel.