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Chapitre 2. Cadre théorique

2.2. Identité, théories de l’ethnicité et politiques de culture

2.2.1. Identité et « folklore national »

Avant d’aller plus loin, il m’apparaît primordial d’aborder la signification du terme « folklore » puisque son usage est très fréquent aujourd’hui en Bolivie. Toutefois, dans le cadre de cette recherche, il ne sera pas question de discuter de l’emploi du terme ni de son acceptation (ou non) par les chercheurs, mais plutôt de définir les prémisses historiques de son usage en Amérique latine, en Bolivie et ailleurs et d’éclairer sa signification contemporaine14.

Premièrement, selon le dictionnaire français Larousse, le terme « folklore » signifie : « Ensemble des pratiques culturelles (croyances, rites, contes, légendes, fêtes, cultes, etc.) des sociétés traditionnelles » (Larousse, 2018). Cette définition apparaît pourtant simpliste. Mendoza (1998) qui a réalisé ses recherches au Pérou sur le folklore et les carnavals, définit quant à elle la notion de folklore (en contexte péruvien) comme suit :

The product of a de-contextualised community, ideally pre-Hispanic, rural, and indigenous; and second, that because of this communal and distant origin, it must be anonymous. Theoretically, these folkloric elements should not be attributable to identifiable individuals. The authentic creation has to come from a hypothetically unified community (folk) that has to be the product of an equally hypothetical common knowledge (lore). In this sense the members of the instituciones have used the concept in an attempt to negate a specific identity and purpose of a phenomena that had been brought within the boundaries of folklore. (Mendoza, 1998: 170)

Le terme « folklore » aurait été employé pour la première fois par l’archéologue et anthropologue Williams John Thoms (1803-1885) dans le journal de Londres El Ateneo dans

le but de nommer certaines manifestations issues du patrimoine populaire (Roper, 2008). Ainsi, la conjonction de folk (peuple) et lore (savoir) ferait référence au « savoir du peuple » en termes de pratiques culturelles, artistiques et sociales.

Abordant la notion de « floklorisation » cuzqueña (de Cuzco, Pérou), Mendoza (2001 : 155) explique l’apparition de l’utilisation du concept de « folklore » lors de la création, par des membres du mouvement indigéniste péruvien, d’institutions culturelles au début du XXe siècle. Les indigénistes cuzqueños présentent les autochtones comme héritiers de leur riche et glorieux passé incaïque et cherchent constamment à expliquer toute expression culturelle ou spirituelle comme manifestation d’une tradition ancestrale. À travers les institutions culturelles, notamment le Centro Qosqo de Arte Nativo de Cuzco et la branche cuzqueña de l’Instituto Americano de Arte (IAA), les artistes et intellectuels, membres de ces institutions, se dédient ainsi à « sauver » (rescatar), promouvoir et réinventer la musique, les danses « authentiques » et certains rituels autochtones. Ils « créent et inventent des célébrations publiques et des symboles » (Mendoza, 2001 :158) qui, s’imprégnant d’un imaginaire fondé sur un passé inca glorieux, tendent à se distancier d’une identité cuzqueña « moderne » et occidentale. Les indigénistes tentent de « sauver » toute pratique artistique ou culturelle qu’ils considèrent comme l’emblème d’une idéologie et d’une spiritualité andine (Mendoza, 2001 : 156). Cette idéalisation de la culture incaïque ou andine s’effectue en même temps que des préoccupations identitaires régionales se font de plus en plus présentes au Pérou. L’idée sous-jacente promue par les indigénistes est celle d’une continuité entre le milieu rural et l’idée d’un passé romantique. Cela favorise l’apparition d’une notion d’« authenticité » culturelle cuzqueña et andine (Mendoza, 2001 : 157) enracinée en milieu rural. Par opposition, l’autochtone urbain apparaît comme étant moins « authentique », moins « vrai » que celui vivant en milieu rural. Pareille association est vraie au Pérou et en Amérique latine, mais se retrouve également aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Australie, au Canada et en Nouvelle-Calédonie (Gagné et Trépied, 2016). Nous aborderons plus en détail la question de la politique de l’authenticité à la section 2.2.3.

Dans les années 1960, à Cuzco tout comme dans les Andes boliviennes, les concours et festivals folkloriques devinrent de plus en plus fréquents (Abercrombie, 1992; Borras, 1999;

Fléty, 2016). Simultanément, on assista à la consolidation d’un répertoire régional de musiques et de danses dont certaines sont classifiées comme autochtones, d’autres comme métisses (Mendoza, 2001 : 162). Les populations rurales et urbaines se servent donc de ce répertoire musical en fonction des contextes et de leurs luttes politiques. Par exemple, Mendoza souligne que des habitants ruraux quechuas mettent en scène des danses métisses dans les festivals locaux et les pèlerinages « pour gagner de la popularité et du prestige, se rendant ainsi moins autochtone » (2001 : 162). Ce désir d’« avoir l’air moins autochtone » apparaît ici comme très contradictoire étant donné la vénération et la célébration des pratiques autochtones par les indigénistes de l’époque. Ce qu’il faut préciser, c’est que les membres du mouvement indigéniste valorisent les pratiques culturelles et artistiques autochtones, mais pas les autochtones en tant que tels. Ils cherchent à s’approprier certaines caractéristiques autochtones, définissant eux-mêmes « qui » et « quoi » est autochtone. Dans les années 1960, les autochtones étaient considérés comme inférieurs, au bas de l’échelle sociale (Goldstein, 1998 : 119-120). Ainsi, en présentant des danses issues du répertoire dit « moderne », les autochtones ruraux cherchaient à « s’intégrer » et à participer, d’une certaine façon, à une identité culturelle et artistique métisse. À cette même époque, plusieurs d’entre eux ont justement cherché à apprendre l’espagnol, ont fait changer légalement leurs noms de famille pour « avoir l’air moins autochtone », ont troqué les habits traditionnels pour des vêtements plus « modernes » et se sont installés en ville.

À la même époque et de façon paradoxale, les « Cuzqueños urbains et hispanophones privilégient les danses dites autochtones en ville, comme dans les écoles, universités et célébrations patriotiques afin de promouvoir et préserver cette identité autochtone comme source d’identité régionale » (Mendoza, 2001 : 162). À partir des années 1970, dans l’objectif de se forger une image qui lui est propre, l’État péruvien fit même la promotion des festivals et les concours folkloriques et inscrivit à son programme politique le développement de projets artistiques et culturels issus des traditions et du folklore cuzqueño.

En Bolivie, un phénomène similaire se produisit, mais on assista surtout à une revalorisation de la culture et de l’identité autochtone après la révolution nationale de 1952 (Goldstein, 1998 : 120). Les intellectuels nationalistes de la révolution bolivienne (tels Jaime Mendoza,

Roberto Prudencio et Fernando Diez de Medina) idéalisèrent les pratiques culturelles et artistiques autochtones et cherchèrent à transformer l’« autochtone » en figure nationale (Goldstein, 1998 : 120). Franz Tamayo, un homme politique important et apôtre du courant nationaliste de Bolivie voit l’Indien comme le représentant de l’identité nationale : « Tamayo saw in the Indian a representative of an authentic Bolivian race (raza), whose physical and spiritual connection to the Bolivian landscape made him the most authentic resource in the effort to constitute the Bolivian national character » (Tamayo, 1975 [1910]: 45 in Goldstein, 1998: 120).

Malgré l’idéalisation de toute expression autochtone au Pérou comme dans plusieurs pays d’Amérique latine, les peuples des Premières Nations restèrent largement exclus de la vie économique et politique de la nation, même si la révolution nationale de 1952 permit la nationalisation des mines, l’instauration du suffrage universel et la réforme agraire pendant laquelle les terres furent redonnées aux « Indiens » et le système de l’hacienda aboli (Do Alto et Stefanoni, 2008 : 22). Si le projet du Mouvement National Révolutionnaire (MNR), au pouvoir en 1952, est de créer une « nouvelle nation bolivienne », censée inclure tous les habitants du territoire, en promouvant certaines pratiques et coutumes autochtones, il chercha en même temps à faire disparaitre toute identité aymara ou quechua au profit d’une nation dite « métisse ». Comme l’explique si bien Goldstein (1998) en parlant des fêtes folkloriques, on voulut conserver les pratiques et traditions autochtones, mais en invisibilisant les autochtones :

The elaboration of Carnival as a national cultural celebration represents an attempt to folklorize indigenous customs: to take them from the hands of their producers by performing them in contexts that contribute to greater national consolidation (Garcia Canclini, 1993; Hill, 1991; Turino, 1993). At the same time, the producers are themselves relegated to the margins of national life, where they occupy the lowest rung in the national socioeconomic hierarchy. (Goldstein, 1998: 120-121)

Gérard Bouchard (2001) ajoute : « on incluait l’Indien dans la nation, mais il arrivait qu’on lui interdise même de parler espagnol. On faisait aussi valoir que la fusion des races produirait un être nouveau, supérieur, qui serait la synthèse parfaite de chacune, mais à la

Après la Révolution nationale de 1952 en Bolivie, l’important exode rural (Borras, 1999 : 215) semble avoir contribué à réappropriation du folklore autochtone. Selon Borras, les élites urbaines déjà bien établies en ville se seraient senties « démunies face à la richesse culturelle et artistique des autochtones », nouvellement arrivés dans ces villes (1999 : 215). Il faut dire que les populations autochtones andines rurales possédaient un répertoire important de danses et d’expressions artistiques et qu’ils étaient très nombreux. Borras (1999 :215) parle de plus de deux millions d’« Indiens » qui s’installèrent en ville à cette époque. Cet exode rural aurait donc eu un rôle important dans les dynamiques culturelles et artistiques en milieu urbain, notamment à La Paz et à El Alto (Borras, 1999 : 215).