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Chapitre 4. Organisation et réseaux urbains

4.4. L’importance d’être « réseauté » et de s’organiser en ville

4.4.1. Conseils de quartier et implication citoyenne

En ville, les associations et les regroupements de citoyens sont nombreux. Un grand nombre sinon presque tous les vecinos (résidents) font partie de regroupements associatifs, sans que ceux-ci ne connaissent par ailleurs personnellement les habitants de leur zone résidentielle. Cela s’explique en partie parce qu’en ville, les associations se construisent selon d’autres critères que la seule parenté : domaines d’études, travail, équipe sportive, association religieuse, etc. (Albó, 2006 :6). Plusieurs citadins sont d’ailleurs membres de plusieurs organisations simultanément.

Un des participants à ma recherche m’a expliqué une des raisons qui pousse les gens d’El Alto à se regrouper et à s’organiser : « Il y a un manque de l’État assez fort à El Alto. Si l’État était plus fort ou très visible, c’est peut-être quelque chose qui n’aurait pas pu être généré. Par exemple, la sécurité des citoyens, les serenazgos23 qui sont à El Alto, c’est une chose très particulière. En général, c’est dans la ville d’El Alto, où les organisations sociales sont les plus efficaces » (Nestor). En effet, les organisations sociales y sont très puissantes puisque depuis la fondation de la ville, les Alteños ont souvent dénoncé les inégalités ou injustices liées à l’infrastructure inadéquate, à commencer par l’absence d’infrastructure d’assainissement, ou encore, à veiller à leur propre sécurité (Rivas, 2016). Ainsi, on retrouve à plusieurs endroits d’El Alto des mannequins suspendus à des poteaux (voir illustration 8). Ceux-ci ont été accrochés à l’initiative d’associations dans le but de faire peur aux criminels. Le lynchage est d’ailleurs encore quelque chose de très actuel en Bolivie et particulièrement à El Alto. Étant donné l’absence de l’État et du patrouillage policier dans la ville, les résidents se voient contraints de se rendre justice eux-mêmes et de faire appel au service des serenazgos pour leur prêter main forte (Rivas, 2016).

23 Les serenazgos sont des agents de sécurité qui travaillent en coordination avec les policiers afin d’assurer la

Illustration 8 : Mannequins suspendus pour faire peur aux criminels à El Alto

Source: Rivas, M. 2016., « Desde 2014, El Alto tuvo 16 intentos de linchamiento y 3 ajusticiamientos », La

Razón. Consulté sur internet (http://www.la-razon.com/index.php?_url=/ciudades/linchamientos-vulneracion- derechos_0_2470552947.html), 24 août 2019.

En dehors des associations, la vie municipale s’articule principalement autour de deux entités : d’un côté, les syndicats de travailleurs et, de l’autre, les conseils de quartiers (juntas vecinales) (Lazar, 2006 :186). Les conseils de quartier qui regroupent des représentants nommés par les citoyens sont les instances représentatives qui jouent le rôle de médiateur entre, d’un côté, la société civile et, de l’autre, l’administration municipale et l’État (Lazar, 2008 : 186). Les conseils de quartiers sont regroupés au sein de la Federación de Juntas Vecinales d'El Alto (FEJUVE, Fédération des Conseils de quartiers d’El Alto) qui fut créée en 1966 afin de mieux encadrer les conseils de quartiers qui commencèrent à voir le jour un peu partout à El Alto à partir de 1947 (EaBolivia, s.d.). Étant donné la croissance rapide de la ville et des problèmes sociaux et économiques que cela engendrait, se tint en 1979 le premier congrès des conseils de quartier qui permit à la FEJUVE de raffermir sa collaboration avec la mairie d’El Alto et d’augmenter ainsi son pouvoir d’action (eaBolivia, s.d.). En 1994, la Loi de Participation populaire (Ley de Participación Popular, LPP) donna aux juntas vecinales un rôle encore plus important puisqu’ils devinrent responsables de la répartition des fonds de l’État entre les différents projets de développement municipal (Lazar, 2008 : 186). Les conseils de quartier se doivent ainsi de recevoir et de sélectionner les demandes qui proviennent des citoyens (Lazar, 2008 : 187). Ce nouveau mode de gouvernance participa à l’institutionnalisation de l’action communautaire et donc aussi, à son contrôle étatique, ce

que plusieurs communautés autochtones critiquent (Deledicque et Contartese, 2009 : 139- 141). En 1988, on retrouvait 180 conseils de quartier à El Alto. En 2004, on en comptait 540 et aujourd’hui, il y en aurait approximativement 590 (Deledicque et Contartese, 2009 : 139). La FEJUVE constitue donc une institution politique très puissante.

Les conseils de quartier sont des organisations dont les modes de fonctionnement sont calqués sur l’organisation qu’on retrouve à la campagne. Comme le soulignait Albó (2006), la communauté est le noyau central du mode de vie aymara à la campagne, principe qui opère également parmi les Aymaras ayant migré en ville (2006 : 5). Autrement dit, les modes de fonctionnement communautaires continuent de se reproduire en milieu urbain : « À partir de l’héritage culturel rural, il est remarquable de voir comment cette ville a été organisée depuis leurs domiciles, en passant par les “chefs de rue” ou de “secteurs” (“manzaneras”) et le conseil de chaque zone et quartier » (Albó, 2006 : 5). En effet, l’une des forces des organisations et associations urbaines à El Alto est leur capacité organisatrice et mobilisatrice en partie attribuable au fait que les résidents ont l’habitude de participer à ce genre d’organisation. D’ailleurs, Andrés me disait : « Il existe peut-être une discipline syndicale, organisationnelle héritée de la zone rurale. Et cela a également été très efficace dans les luttes qui ont eu lieu dans les années 2000 et 2003 parce que cela donnait des capacités, disons, d’action [aux résidents d’El Alto]. C’est très différent ici, à La Paz et dans d’autres villes, il n’y a pas une telle discipline » (Andrés). Il faut bien évidemment garder en tête que l’immigration des Aymaras ruraux à la ville d’El Alto est très récente. Cela peut expliquer en partie le maintien aujourd’hui de plusieurs pratiques organisationnelles héritières du mode de vie communautaire.

Il faut savoir que la participation aux manifestations organisées par la FEJUVE est encouragée sous peine de sanctions (Lazar, 2006 : 195). À la campagne, les habitants doivent aussi participer aux réunions mensuelles sous peine d’amendes. Alors que je réalisais un stage en coopération internationale avec l’AMIE en 2016 à Sucre, la famille d’accueil chez qui je résidais me raconta qu’elle devait aller tous les mois à son village natal afin de payer les cuotas (quotas) et d’assumer des cargos (charges de travail), même si elle n’y résidait plus. C’est aussi ce que me dit l’un des participants à ma recherche soulignant

l’investissement économique et social que cela implique pour son père de maintenir le lien au village natal et d’y garder l’accès à une terre collective : « Ce n’est pas du tout payant, vraiment pas payant. Assumer une charge, c’est un investissement parce que ça exige de donner de l’argent et aussi, ils [ceux qui ont accès à une terre à la campagne] doivent participer aux fêtes [de la communauté rurale] » (Andrés). On voit donc que posséder l’accès à une terre collective au village natal implique beaucoup d’investissements, tant sur les plans social, qu’économique. Andrés ressent d’ailleurs la pression familiale exercée sur lui pour succéder à son père dans le maintien du lien avec la terre à la campagne. Dans sa communauté, les hommes sont ceux qui héritent de la terre lorsque le père décède. Chaque fois qu’Andrés visite son village, ses oncles ne manquent pas une occasion de lui rappeler qu’il devra prendre la relève éventuellement. Pour lui, hériter d’une terre revêt une signification plutôt symbolique, mais ne permet pas un apport économique. Étant très impliqué au sein d’une organisation politique aymara en ville, Andrés ressent donc une pression pour maintenir les liens entre la campagne et la ville.