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Chapitre 4. Organisation et réseaux urbains

4.2. La Paz : la ville aux deux visages

4.2.1. Discrimination et racisme : être l’« Indio de mierda »

La nouvelle constitution d’Evo Morales proposait un objectif clair : en finir avec le racisme et la discrimination dont les peuples autochtones de Bolivie ont souffert depuis l’époque coloniale. Son préambule est d’ailleurs explicite à cet égard. Pourtant, est-ce que le racisme s’est atténué depuis son arrivée au pouvoir?

En Bolivie, le racisme et la discrimination sont présents depuis l’arrivée des Espagnols, les conquistadores étant venus au pays pour s’enrichir grâce aux ressources naturelles du Haut- Pérou (la Bolivie actuelle), notamment à travers l’extraction de minerais à Potosi (John, 2009 : 18, Larson, 1988 : 61-63)21. Dès lors, un important clivage ethnique entre autochtones et Blancs se créa, lequel se renforcera au fil des siècles à travers divers processus historiques, économiques et politiques. À partir de 1953, les autochtones furent scolarisés (réforme éducative), mais ils n’eurent pas accès à la même éducation que celle que recevaient les jeunes issus de parents métis ou Blancs en milieu urbain. L’éducation fut l’un des vecteurs principaux à travers lequel la discrimination et le racisme furent véhiculés et affirmés (ce qui est toujours d’actualité) (Canessa, 2012 : 187-190). D’ailleurs, d’après quelques participants à ma recherche, l’école en Bolivie est organisée en deux systèmes éducatifs distincts, lesquels sont fonction du milieu. On retrouve d’un côté l’enseignement rural et, de l’autre, l’enseignement urbain de Bolivie. La qualité des deux systèmes est fort différente.

Selon des participants à ma recherche, dans les années 1970 et 1980, face à la discrimination dont les Aymaras étaient victimes, on assista à un grand processus de « désindianisation » qui consista, pour plusieurs Aymaras ayant migré à La Paz et à El Alto, à changer de nom de famille. Ce changement s’explique par le désir de se défaire ce marqueur d’identité ethnique et de pouvoir avoir accès à certaines opportunités économiques inaccessibles autrement.

Une participante à ma recherche m’a aussi confié que sa mère avait vécu beaucoup de discrimination alors qu’elle était plus jeune puisqu’elle portait l’habit traditionnel aymara en

21 Bien que la période coloniale européenne ait été difficile, raciste et violente à bien des égards, il est important

de souligner que sous l’Empire inca, la vie ne fut pas sans violence non plus. En effet, le système de la mita existait déjà à cette période, quoique le travail et le fonctionnement étaient différents. Des divisions

ville. Elle me raconta qu’un jour, sa mère devait aller faire faire sa carte d’identité à La Paz puisque ce service était inexistant à El Alto, et que seulement les gens habillés de « façon propre », c’est-à-dire avec des vêtements européens étaient autorisés à entrer. Elle ajouta à propos de sa mère : « Ma mère a souffert de beaucoup de discrimination puisqu’elle portait la pollera (jupe traditionnelle). Ils l’insultaient. Ma mère travaillait comme esclave depuis toute petite et ils l’exploitaient. Seulement parce qu’elle était autochtone, qu’elle n’avait pas étudié, ils ne lui payaient pas ce qu’ils payaient aux autres » (Victoria). Le processus de « désindianisation » consista donc aussi à mettre de côté les vêtements traditionnels.

Plusieurs des participants à ma recherche m’ont confié avoir été la cible de propos discriminatoires ou racistes dans la ville de La Paz, même récemment. D’ailleurs, quelques- uns m’ont dit se sentir très mal à l’aise au sud de la ville de La Paz. Andrés me confia : « Sans aller bien loin, par exemple, si je vais à la zone sud, je vais à Calacoto, et c’est comme un changement total, c’est comme aller aux États-Unis. […] Autrement dit, tu marches et ils pensent que tu es un voleur et les femmes agrippent leurs sacs à main » (Andrés). Santiago souligne aussi le caractère particulier de la zone sud de La Paz. Il me dit :

Ce mois-ci, je suis passé par la zone sud et j’ai vu comme une autre ville, un autre rythme, c’est un peu différent d’ici [centre de La Paz] parce qu’ici tu peux voir une femme en pollera qui transportent sa marchandise, tu peux voir des cireurs de chaussures et il ne se passe rien. Dans la zone sud, c’est un peu différent et tu ne vois pas ça… Si tu vois, une femme en pollera, c’est qu’elle porte un uniforme d’employée domestique. (Santiago)

Presque tous les participants à ma recherche qui s’auto-identifient comme Aymaras m’ont confié s’être sentis discriminés ou inconfortables au sud de La Paz à un moment donné. Ils ont aussi été nombreux à me raconter les actes ou les propos racistes dont ils ont été victimes à Santa Cruz de la Sierra. Cette ville, communément appelée Santa Cruz, est située à environ 800 km de La Paz dans la partie occidentale de la Bolivie, dans le département de Santa Cruz. Étant située aux pieds des Andes, à 400 mètres au-dessus du niveau de la mer, elle possède un climat tropical. Pour Andrés, être à Santa Cruz, c’est comme être dans un autre pays, au sein d’une culture totalement différente :

Quand je suis allé à Santa Cruz, je me sentais comme dans un autre pays, c’est- à-dire il y avait des gens différents, une autre culture. Quand je vais au Pérou, par exemple, je me sens comme si j’étais à la maison. Je me sens super à l’aise. Je vais à la mer chilienne et je me sens de la même façon. Je peux parler de la même cumbia [danse traditionnelle] ou de la même chicha [boisson traditionnelle à base de maïs] qu’il y a ici en Bolivie. À El Alto, je me sens confortable parce que je retrouve des caractéristiques qui me sont proches. (Andrés)

Pour Andrés et pour d’autres participants à ma recherche, c’est ce partage de traits culturels ou cette familiarité qu’ils retrouvent dans certains milieux qui leur permettent de se sentir bien à l’extérieur de La Paz ou d’El Alto. Paradoxalement, c’est l’absence de ces traits qui fait en sorte qu’ils se sentent étrangers dans certains quartiers de La Paz, tellement la différence de milieu est évidente.

D’autres participants à ma recherche ont aussi soulevé que le racisme est présent à l’intérieur des différents groupes autochtones au pays. D’ailleurs, Moisés, un participant à ma recherche qui s’identifie comme Aymara a souligné qu’il était fréquent d’entendre les insultes « Indios de mierda » (Indiens de merde) ou encore « caras de Inca » (faces d’Inca), mais que, paradoxalement, ces insultes provenaient souvent de gens qui portaient tous les traits physiques typiques autochtones. Cette idée que « el otro es indígena, yo no soy » (l’autre est autochtone, pas moi) m’a semblé très répandue dans la Bolivie actuelle afin de se distinguer des stéréotypes associés aux autochtones, ce qui me semble une indication importante du fait que beaucoup reste encore à faire avant que le pays devienne véritablement plurinational.

Pour plusieurs personnes rencontrées, il s’agit là d’indices patents de l’échec de Morales quant à son projet de diminution du racisme et de la discrimination envers les autochtones. En effet, en privilégiant des politiques proautochtones dans ses lois et réformes, certains groupes d’origine européenne ou métisse se sont sentis exclus du projet politique national, voire menacés, notamment relativement à certaines politiques concernant le secteur agricole et l’industrie gazière (Postero, 2017 : 117). En effet, dans le département occidental de Santa Cruz ainsi que dans le département de Tarija, situé au sud du pays, les gisements de pétrole et de gaz ainsi que les industries agricoles sont nombreux et alimentent l’économie de ces régions. Morales, en cherchant à nationaliser ces ressources, redirige également les

retombées de leurs exploitations, ce qui ne plaît pas aux habitants de ces régions, majoritairement d’origine blanche et métisse. D’ailleurs, le mouvement camba – représentant un groupe souhaitant l’indépendance du département de Santa Cruz – qui a émergé dans cette région forme maintenant le groupe d’opposition le plus connu à Morales. L’identité camba « is often expressed as a deeply felt sense of injustice, especially in relation to Andeans and the Andean capital, La Paz. Cambas imagine themselves as racially, ethnically, and culturally different from the Andean people whom they see as invading their lands and usurping natural resource wealth in the region » (Fabricant, 2009 dans Postero, 2017: 120). Ainsi, à la suite de l’élection de Morales et de la consolidation de l’Assemblée constituante, des événements racistes et violents eurent lieu partout à travers le pays, la ville de Santa Cruz n’étant pas épargnée. Postero rapporte qu’à cette période, des attaques envers les migrants andins furent répertoriées, les plazas publiques furent interdites aux autochtones des hautes terres et les officiers de la ville de Santa Cruz interdirent aux vendeurs de rue des hautes terres de continuer leurs activités commerciales dans le but de protéger « the city from the dangers of unhygienic Indian bodies » (Fabricant, 2009 dans Postero, 2017 : 121).

De surcroît, Evo Morales a aussi suscité beaucoup de confusion et de frustration au sein des groupes autochtones au pays en réalisant plusieurs projets semblant privilégier certains groupes aux dépens d’autres. L’un des exemples les plus marquants est celui du Territoire autochtone et parc national Isiboro-Secure (Territorio Indígena y Parque Nacional Isiboro- Secure ; TIPNIS).

Un des participants à ma recherche me dit d’ailleurs à l’égard de cette (re)montée récente du racisme : « [Le racisme] continue, mais avec plus de subtilité. Depuis l’élection d’Evo, l’ancien racisme réapparait. Si, avant, les gens disaient que les autochtones représentaient les gardiens de la morale, maintenant ils disent que les autochtones sont pareils ou pires que les corrompus! Ils nous collent tous la même étiquette » (Hugo). Ainsi, plusieurs des actions posées par Evo Morales contribuent à l’exacerbation d’un racisme déjà bien ancré dans les imaginaires de plusieurs groupes au pays. D’ailleurs, plusieurs intellectuels et groupes autochtones contestent aujourd’hui l’engagement de Morales en faveur de l’autonomie autochtone et remettent même en question son identité en tant qu’Aymara (Postero, 2017 :

131). À cet effet, quelques participants à mes recherches me disaient que Morales ne parlerait même pas l’aymara, remettant ainsi en doute une partie de son identité autochtone.

Le racisme historique dont les autochtones ont été victimes depuis des siècles demeure actuel, mais les rapports de force tendent à changer aujourd’hui. Si, auparavant, la « cara de la pobreza » (le visage de la pauvreté) c’était les autochtones, ce n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui. La transformation économique de plusieurs secteurs et l’arrivée au pouvoir de Morales a permis à plusieurs autochtones, autrefois mis à l’écart, de participer à la consolidation d’un tout autre État et à la reconfiguration des rapports sociaux.

4.3. S’affirmer à travers l’architecture urbaine des cholets et dans