• Aucun résultat trouvé

Lorsque compétition et plaisir s’entrecroisent : les exigences de l’entrada

Chapitre 5. Ethnographie d’une entrada folklorique universitaire

5.3. Lorsque compétition et plaisir s’entrecroisent : les exigences de l’entrada

Pour certains étudiants, danser lors de l’entrada folklorique universitaire permet de se « déstresser », de « sortir de sa routine » et de se « divertir ». L’entrada créerait en effet un espace « où les gens peuvent venir et laisser de côté leurs problèmes et participer » (Jessica). Cependant, l’entrada peut aussi s’avérer très exigeante et extrêmement compétitive. En fait, presque tous les étudiants que j’ai interviewés m’ont confié s’être sentis épuisés après l’entrada. Pour Daniel, participer à l’entrada a été très fatigant, surtout sur le plan physique. À la question, « quelle(s) émotion(s) as-tu ressentie en dansant ? », il me répondit : « De la fatigue et un peu d’adrénaline parce que bien que le trajet ne fût pas si long, les mouvements corporels que nous devions réaliser provoquaient une fatigue musculaire et affectaient autant le rythme cardiaque que les poumons » (Daniel).

Pour les organisatrices du taller cultural, cette fatigue a commencé à se faire sentir beaucoup plus tôt, soit au cours des semaines précédant le défilé. Cela s’explique par les nombreuses tâches requises des organisatrices. Suzana, une des danseuses et organisatrices du taller m’expliqua toutes les tâches qu’elle a dû accomplir afin que la fraternité puisse participer :

Pour commencer, il était nécessaire d’inscrire la fraternité [pour l’entrada]. C’est vraiment à partir de là que ça commence. Alors, il fallait remplir la paperasse, il fallait attendre… Supposément, ils [la Commission de cultures] devaient nous recevoir en après-midi, mais puisqu’il y avait environ 66 fraternités, ils nous ont accueillis à 21h30 et il fallait encore attendre après. Ensuite, on pouvait rendre les documents demandés et procéder à l’inscription [de la fraternité]. En ce qui concerne l’organisation, je devais m’occuper des costumes et vendre les bières. Je me suis occupée aussi de la nourriture, nous en avions besoin autant pour la pre-entrada que pour l’entrada, et j’ai acheté les boissons gazeuses et l’alcool. Ensuite, il fallait que je trouve les instruments. De plus, je devais aller aux répétitions, sortir les haut-parleurs, quoique nous avions un horaire préétabli pour sortir les haut-parleurs, mais comme plusieurs [des organisatrices] ne venaient pas, alors je devais les sortir. Puis, le jour de la répétition générale, il fallait apporter les instruments, les haut-parleurs… Bref, je ne sais plus ce qu’on devait aller acheter… Il fallait acheter les choses [décorations] pour le char allégorique ! Bref, comme tu vois, mille choses à faire.

la Commission des cultures de l’UMSA. La note obtenue lors de l’évaluation permit ensuite à la fraternidad de se qualifier et d’obtenir sa position pour l’entrada, c’est-à-dire sa place dans le défilé et l’heure d’entrée en scène. La présentation de la monographie se réalise habituellement deux ou trois jours avant la pre-entrada et doit être accompagnée de la prestation de la danse. Comme Suzana l’explique, les organisatrices du taller durent à ce moment réaliser plusieurs tâches : « Moi, j’ai dansé, deux défendaient la monographie et les autres…il fallait se « diviser » plein de choses, mais on l’a fait! Et grâce à cela, je crois, nous avons obtenu la position que nous avons eue lors de l’entrada » (Suzana). Le groupe s’est en effet classé dans les premières positions.

Comme on peut le voir, les préparatifs en vue de l’entrada furent exigeants et stressants pour les organisatrices du taller. Pour Pamela, une autre organisatrice, c’est vraiment une fois dans le défilé que le stress est monté en elle. Elle s’est sentie fatiguée et préoccupée. Elle me dit : « J’étais stressée que ça se passe mal, disons » (Pamela). Une fois l’entrada terminée, le travail pour les organisatrices n’était pas encore terminé. Elles durent reprendre tous les costumes, s’assurer qu’aucun morceau ne manquait, rapporter les costumes au magasin, préparer et servir la nourriture pour l’après-défilé et organiser la fête de l’après-entrada qui eut lieu une semaine plus tard. Cette fête est organisée au sein de chaque fraternidad dans le but de célébrer leur participation au carnaval. Généralement, il s’agit d’une soirée dans un bar, mais chaque fraternidad organise sa fête en fonction de son budget et de ses intérêts.

L’aspect compétitif est aussi un facteur générant beaucoup de stress pour les membres de la fraternidad. La partie finale du trajet, qui est devant le palco (estrades), est très stressante pour les danseurs, car c’est là que le jury est installé pour l’évaluation de la danse. Quelques minutes avant d’arriver au palco, les chefs de la danse étaient visiblement nerveux et nous encourageaient à donner notre maximum pour les évaluations. Le résultat du concours se base sur la chorégraphie, le dynamisme, l’originalité, la coordination et l’esthétisme de la danse. La note finale, affichée sur les babillards de l’UMSA quelques jours après le défilé, permet de qualifier les fraternidades et de déterminer d’avance leurs positions (entrée dans l’entrada) pour l’année suivante. Des prix sont également décernés aux meilleures associations de danseurs. Le calcul de la note finale prend en compte la note accordée lors de

la présentation de la monographie et de la performance pre-entrada : « pour entrer dans une position lors de l’entrada, tout se calcule. Alors, les pires fraternités entrent à la fin ou très tôt le matin et les meilleures, disons, celles qui ont obtenu le plus de points, entrent à partir de midi jusqu’à la fin de l’après-midi, disons » (Suzana). Le passage devant le palco est aussi un moment stressant puisque plusieurs journalistes ou chaînes de télévision sont installés à cet endroit. Il est aussi pertinent de préciser que le palco est situé presque à la fin du parcours. Les danseurs sont donc épuisés et doivent puiser dans leur réserve d’énergie pour donner le meilleur d’eux-mêmes pour l’évaluation.

L’aspect compétitif est donc très présent dans le contexte de l’entrada universitaire. Il est aussi présent dans le cadre du concours de la ñusta ou de la reine du carnaval. Autrefois, les ñustas étaient les filles de l’Inca, aussi appelée « les vierges du soleil », en référence au temple du soleil de Tiwanaku (Eltiempo, 2017). Les jeunes ñustas jouissaient d’une éducation différente de celle donnée aux autres jeunes filles et aux garçons et elles étaient réservées pour le mariage avec des hommes importants tels des prêtes, des militaires ou des princes. Dans le contexte des entradas universitaires, les ñustas sont élues pour représenter l’université qui présente l’entrada. Il s’agit en fait d’un concours public où les candidates sont jugées pour leur personnalité, leur costume et leur danse respective. Selon la réglementation établie par l’UMSA, l’article 37 III stipule que si un groupe présente une candidate au concours, un délégué issu du même groupe de danseurs devra contribuer à l’organisation de l’entrada, sous peine pour sa fraternidad de perdre 10% de la note totale (Article 37 III, Règlement de l’Universidad Mayor de San Andrés). De plus, la ñusta élue reine doit représenter l’université pour l’année qui suit l’entrada et ainsi, participer à tous les événements publics en tant que représentante de l’université (Règlement de l’Universidad Mayor de San Andrés, Article 39 b).

Pour Suzana, le concours de la ñusta est plutôt un concours de beauté. Elle me dit : « La première année que je suis entrée à l’université, j’ai participé et je fus nommée reine du département et de ma fraternité. Supposément, la reine c’est comme la représentante, celle qui est joyeuse, qui est, comment dire, celle qui danse le mieux, disons. Mais maintenant, ça s’est trop déformé et c’est plutôt rendu comme un concours de beauté »! La transformation

des danses et des costumes est plus largement une préoccupation présente chez la plupart des danseurs participant à ma recherche. En effet, plusieurs critiquent l’aspect séducteur, érotique mis en scène dans certaines chorégraphies qui n’avaient pourtant rien de sensuel ou de séducteur à l’origine, ou encore les transformations modernes apportées aux costumes dont celui de la danse caporales, par exemple. Selon Borras (1999), la danse caporales est une danse qui fut inventée dans les années soixante-dix par des métis de La Paz, à partir d’une réécriture de la saya, une danse afro-bolivienne originaire de la région des Yungas en Bolivie (Borras, 1999 : 206). Elle représenterait les « contremaîtres des esclaves noirs à l’époque coloniale » (Fléty, 2016 : 47). Le propos de Jessica, une des participantes au taller cultural d’anthropologie et d’archéologie, est éloquent à ce sujet :

Nous pouvons voir maintenant lors de l’entrada, nous pouvons voir qu’ils ont réalisé un changement total dans l’iconographie que présente la danse, dans le symbolisme qu’avaient les vêtements, en plus de l’utilisation inadéquate des costumes, lesquels sont tout simplement des jupes trop courtes, autant dans la danse des caporales que dans celle des tinkuy. (Jessica)

Pour Suzana, les danses ne peuvent pourtant rester figées dans le temps et dans l’espace. Elles sont donc enclines à des transformations et à des adaptations. Elles doivent être en constant mouvement. Elle explique également qu’avant, les femmes ne pouvaient pas danser la danse caporales, mais que petit à petit, elles ont su s’intégrer à la danse. Elle me dit :

La même chose se passe avec les [autres] danses, mais il y a une influence plus globalisée, où oui, la transparence et les vêtements courts sont à la mode, quoique parfois ils dépassent les limites. Par exemple, tu as mentionné plus tôt « des jupes courtes », mais il y en a qui dépassent les limites et qui apparaissent avec une ceinture seulement! Avant, par exemple, les filles utilisaient des jupons pour que nous ne voyions pas leurs fesses, mais maintenant, elles mettent même un tanga incroyable pour que l’on voie tout ! (Suzana)

La question d’une limite à ne pas franchir est soulignée par plusieurs des participants à ma recherche. Ce qui semble déranger, ce n’est pas tant la transformation, mais bien l’exagération de la transformation. Jessica mentionne justement cette idée : « C’est une entrada universitaire, on devrait respecter les patrons ou limites déjà existantes, parce que si c’est une entrada folklorique, alors nous ne sommes pas en train de parler d’un ballet, ou de

choses comme ça à travers lesquelles on va styliser complètement les danses ou les pas ou encore les costumes, non » (Jessica). Paméla est plus catégorique et déplore les changements dans les danses ou dans les costumes. En lien avec certaines danses qui proposent une chorégraphie ou un costume très différent de l’original, elle me dit : « Ça devrait être l’original. Ça devrait être tel quel puisque nous sommes, comme on dit, en train de représenter cette culture ou encore une danse. Ça devrait être tel quel, rien ne devrait changer ! » (Pamela).

Le côté esthétique de l’entrada est également mis en évidence par les nombreux kiosques improvisés sous les ponts de La Paz, près de la cervezeria (usine de fabrication de bières), lieu où se fait le départ de l’entrada. Ces centaines de kiosques entassés offraient des manucures, pédicures, des maquillages, des coiffures à des sommes modiques pour les fraternidades présentes. Toutes sortes d’accessoires pour la danse étaient également vendus, tels des bas de nylon, des pinces pour les cheveux, des accessoires pour le costume. Enfin, tout était là pour que rien ne manque aux danseurs lors du défilé.

En somme, qu’il s’agisse de la présentation de la monographie ou de l’organisation de l’entrada pour les organisatrices, du concours de la ñusta ou simplement de la participation à la danse, il est clair que participer à l’entrada folklorique universitaire est exigeant et stressant par moment. Toutefois, tous les participants à ma recherche se sont dits heureux d’avoir participé à l’entrada comme danseurs au sein du taller cultural. C’est justement sur ce bonheur que je reviendrai à la section 5.5. Avant, attardons-nous sur le rôle de la consommation d’alcool lors de l’entrada folclórica universitaria.