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Ibn Khaldûn

Dans le document Le Maghreb XIe-XVe siècle (Page 126-130)

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La vie d’Ibn Khaldûn

Ibn Khaldûn est né en 1332 à Tunis dans une famille de Séville, d’où elle s’était enfuie

dans les années 1230, en raison de la menace que faisaient peser les rois chrétiens du nord de la

péninsule Ibérique sur al-Andalus. Après un bref passage à Ceuta, les aïeux d’Ibn Khaldûn, qui

appartenaient à l’élite andalouse et revendiquaient de lointaines ascendances yéménites, trouvèrent

à s’employer auprès de la dynastie hafside. À Tunis, Ibn Khaldûn suivit un enseignement d’une

grande qualité. Les conditions furent difficiles pour lui, car la peste noire de 1348 lui ravit ses

parents et bon nombre de ses professeurs. En 1346-1347, les sultans mérinides semblaient sur le

point de réunifier le Maghreb et le centre de gravité du monde intellectuel se déplaça vers Fès.

Aspirant à une carrière politique, Ibn Khaldûn se rendit alors dans cette ville où il parvint à occuper,

en 1352, une charge importante à la cour du sultan Abû ‘Inân (1348-1358). Ensuite, Ibn Khaldûn vit

alterner les moments de faveurs, avec des nominations à des postes de gouvernement, et les

périodes de disgrâce qui l’obligeaient à s’enfuir. C’est ainsi qu’il servit les souverains mérinides,

Abû ‘Inân et Abû Salîm (1359-1361), nasride, Muhammad V (1354-1359), hafside Abû Bakr b.

Yahyá al-Mutawakkil (1318-1346), et ‘abdelwâdide, Abû Hammû Mûsà II (1359-1388). En ce

sens, sa carrière reflète l’instabilité politique chronique dont souffrit le Maghreb, disputé par les

trois dynasties issues des décombres de l’Empire almohade.

En 1375, craignant un revirement de fortune, il se réfugia sur les Hauts-Plateaux du

Maghreb central, dans la forteresse d’Ibn Salâma, sous la protection de la tribu arabe des Awlâd

‘Arîf. C’est là qu’il rédigea l’essentiel de sa Muqaddima, ou Prolégomènes. Il y mit à profit sa

connaissance du fonctionnement du pouvoir et des cours de l’Occident musulman, ainsi que des

tribus arabes du Maghreb, parmi lesquelles il avait souvent eu l’occasion de séjourner. De retour à

Tunis, en 1378, il entreprit une carrière d’enseignant et acheva de rédiger son « Histoire des Arabes,

des Perses, des Berbères et autres puissants royaumes » (Kitâb al-‘Ibar). Las des intrigues visant à

le perdre, Ibn Khaldûn, sous prétexte d’accomplir le pèlerinage, quitta définitivement le Maghreb

en 1382. Il s’installa au Caire où le sultan mamelouk le nomma professeur dans la madrasa

al-Qahmiyya et grand juge malikite, fonctions qu’il occupa jusqu’à sa mort en 1406.

Une science nouvelle

Ibn Khaldûn : une science historique et novatrice

« Après avoir lu les œuvres des historiens et sondé les profondeurs d’hier et d’aujourd’hui, j’ai tiré mon esprit de la torpeur et du sommeil de l’insouciance, et je me suis laissé convaincre d’écrire, bien que je ne me reconnaisse aucun talent. J’ai donc composé un livre d’histoire […] J’y ai montré les causes du commencement des États et de la civilisation, et je l’ai fondé sur l’histoire des deux nations qui à notre époque peuplent le Maghreb et sont répandues dans ses régions et ses villes, avec, quelle qu’en fût la durée, leurs dynasties passées, leurs rois et leurs alliés. Ces nations, ce sont les Arabes et les Berbères […] J’ai adopté dans l’ordre de présentation et dans la division des chapitres, une méthode inhabituelle. J’ai inventé une voie remarquable, une

approche et une manière originale. Des conditions de la civilisation, de l’adoption du mode de vie urbain, des caractéristiques essentielles de la société humaine, j’ai donné des explications qui permettent au lecteur de découvrir les causes des événements et de voir par quelles voies les fondateurs de dynastie sont parvenus au pouvoir. On pourra, de la sorte, se sortir de l’imitation, et saisir les conditions des époques et de la suite des générations. »

C’est dans l’introduction, la Muqaddima, de son ouvrage principal, le Kitâb al-‘Ibar,

qu’Ibn Khaldûn tente de définir la civilisation en général et de répondre à un double

questionnement fondamental : quelle est l’essence des sociétés humaines ? Peut-on déceler à travers

l’histoire des Arabes et des Berbères des lois et des cycles susceptibles d’éclairer les concepts de

« société » et de « civilisation » ? Ibn Khaldûn fait preuve d’une indéniable originalité dans le

traitement des questions qu’il pose. En effet il définit l’essence d’une société humaine par la

manière dont ses membres vivent ensemble et occupent l’espace. À partir de ce postulat, il utilise,

en plus de l’histoire, des considérations d’ordre anthropologique et sociologique. L’histoire fournit

un répertoire d’exemples et de références, mais dans la partie la plus théorique de son ouvrage, pour

caractériser les sociétés qu’il décrit, Ibn Khaldûn fait appel à un éventail très riche de

renseignements tirés entre autres domaines, de la cuisine, de la couture, de l’architecture ou, par

exemple, de la fabrication de tapis. En outre, lorsqu’il analyse le rôle et l’intervention de l’État dans

la production, ainsi que l’impact du comportement des élites urbaines, notamment en terme de

consommation, il prend également en considération les questions économiques et financières. Par

ailleurs, pour soutenir son raisonnement, il n’hésite pas à apporter son témoignage personnel : par

exemple à un festin où il était convié, il a comptabilisé plus de 42 ingrédients entrant dans la

composition d’un même plat.

Ce qui rend Ibn Khaldûn remarquable, c’est le caractère global de sa pensée. C’est cette

qualité qui en fait un penseur encore d’actualité. Outre les éléments historiques, politiques,

économiques, il est sensible aux renseignements d’ordre linguistique, par exemple quand il cite des

termes berbères employés par les différentes dynasties maghrébines ou quand il précise comment il

convient de prononcer certains phonèmes propres à cette langue, comme le [g] situé entre le kâf et

le qâf, ou encore quand il transcrit la consonne alvéolaire sonore et emphatique [z], avec un sâd

comprenant un zây à l’intérieur. Il ne néglige pas non plus les termes non-arabes, par exemple

castillans, comme emperador ; il enregistre des termes de l’arabe dialectal qu’il compare souvent à

leurs équivalents orientaux. Par ailleurs il établit des comparaisons avec des périodes révolues,

musulmanes (omeyyade d’al-Andalus et de Syrie, abbasside, fatimide, etc.) et non-musulmanes

(juive antique, arabe pré-islamique, égyptienne, perse, etc.), ou avec des États contemporains

(Castille, Mamelouks, etc.). Enfin il prend parfois ses distances par rapport à des récits considérés à

l’époque comme indiscutables ; ainsi il affirme que certaines histoires rapportées par al-Mas‘ûdî

sont absurdes, ou qu’il est peu vraisemblable que l’humanité tout entière descende des trois enfants

de Noé.

La Muqaddima comporte aussi une dimension encyclopédique, l’auteur consacrant des

chapitres entiers aux principaux arts et métiers : agriculture, chant, menuiserie, maçonnerie,

charpente, tissage, médecine, obstétrique, art des libraires, calligraphie, algèbre, géométrie,

astronomie, optique, alchimie, métaphysique, philosophie, etc. En définitive, son objectif vise à

découvrir les « lois de l’histoire » pour mettre en lumière les contingences auxquelles sont soumises

les sociétés humaines.

Les concepts développés par Ibn Khaldûn

Pour Ibn Khaldûn, l’homme est un être sociable, incapable de survivre seul, et ayant besoin

de s’associer et de coopérer avec d’autres en vue de se nourrir et de se défendre : « la société

humaine est nécessaire ». Une fois établi ce principe, vient le suivant selon lequel les êtres humains

en groupe ne peuvent vivre dans l’anarchie : le pouvoir et la domination découlent donc de la

nécessité de vivre ensemble. C’est le fondement-même de la civilisation (‘umrân) qui a selon lui

deux composantes : l’une rurale ou bédouine, l’autre urbaine.

La première se caractérise par l’élevage et l’agriculture. La population s’y contente du

minimum vital, les inégalités sont faibles, la cohésion sociale et « l’esprit de corps » (‘asabiyya),

qui repose sur la parenté fictive ou réelle, sont très forts. Dans un environnement hostile, où les

ressources sont limitées et où pèse la menace de razzias de la part des tribus voisines ou de

« confiscations » de la part du gouvernement, cette solidarité est la seule protection efficace dont

disposent les ruraux qui, dès l’enfance, sont élevés dans le maniement des armes pour la défense du

groupe.

L’esprit de corps à la campagne

« Dans les tribus, à la campagne, ce sont les chefs et les grands personnages qui empêchent les agressions mutuelles, grâce au respect et à la vénération qu’ils inspirent au peuple. Quant aux campements, ils sont défendus contre l’extérieur par une garde tribale composée des membres les plus braves de la tribu et par les jeunes, réputés pour leur courage. Pour que la défense et la protection soient efficaces, il faut un esprit de corps unifié et une ascendance commune. C’est ce qui fait la puissance d’une tribu et la rend redoutable, car le sentiment familial ou clanique est ce qu’il y a de plus important. Dieu a mis dans le cœur des hommes de la compassion et de l’affection pour ceux du même sang et pour les proches, et ces sentiments font partie de la nature humaine. C’est grâce à eux que les hommes se portent aide et secours mutuel et inspirent la crainte à leurs ennemis. »

Dans la seconde, la majeure partie des citadins vit des arts et du commerce, la course au

superflu devient la règle, la solidarité du groupe éclate. En effet, à la ville, si les liens familiaux

occupent encore une place importante, le maintien de la sécurité relève des autorités

gouvernementales. De plus les remparts offrent contre l’ennemi de l’extérieur une protection

efficace ; et il n’appartient pas aux citadins de prendre les armes pour assurer leur défense, cette

tâche incombant à l’armée et à l’État. La société urbaine constitue le but et l’état le plus achevé de

la civilisation, elle réalise les aspirations de l’homme à la sécurité, au confort et au luxe.

Dans cet environnement, l’homme qui ne vit plus sans arrêt sur ses gardes s’affaiblit et ses

mœurs se corrompent, malgré l’essor et la multiplication des arts. La société urbaine est incapable

de se prendre en charge politiquement à long terme, au contraire de la société bédouine où « l’esprit

de corps » permet aux ruraux d’agir comme s’ils formaient un tout unitaire. Profitant de la crise de

l’État, consubstantielle au mode de vie urbain et à la corruption que celui-ci engendre, des troubles

éclatent et les tribus rivalisent pour s’emparer du pouvoir vacillant. C’est, selon Ibn Khaldûn, au

sein du clan qui témoigne de « l’esprit de corps » le plus fort qu’un chef se dégage et qu’il s’impose

surtout s’il peut se réclamer d’une mission prophétique ou d’un mouvement spirituel. C’est en

s’appuyant sur l’histoire récente du Maghreb, en particulier les périodes almoravides et almohades

qu’Ibn Khaldûn met en lumière ce processus : les Almoravides, nomades sahariens à l’origine, en

adoptant les mœurs urbaines andalouses, s’affaiblissent et perdent leur énergie originelle et leur

esprit de corps, ce qui permet aux montagnards masmûdiens de s’emparer des villes et de fonder

l’Empire almohade. Une fois urbanisés, amollis par la ville et la vie de cour, les califes almohades

qui ont élaboré une culture et des arts d’un raffinement inconnu jusque-là au Maghreb, sombrent à

leur tour devant la force des nomades mérinides, etc. Ce cycle constitue la loi immuable des

sociétés humaines, tous les peuples et toutes les périodes de l’histoire sont intégrées dans cette

vision du monde, dont Ibn Khaldûn repère les cycles successifs, de l’Antiquité jusqu’à son époque,

c’est-à-dire des Grecs d’Alexandre Le Grand, en passant par les Romains, les Francs, les Goths, les

Perses, les Arabes, jusqu’aux Berbères ou aux Turcs. C’est aussi là la puissance de la pensée d’Ibn

Khaldûn, penseur musulman du

XIVe

siècle, que d’intégrer l’histoire de l’islam et des Arabes à cette

loi immuable des sociétés humaines et de trouver en l’humanité les ressorts de son histoire, et non

plus en Dieu. Ainsi, c’est dans la corruption des mœurs qu’engendre la ville que naissent les plus

belles, les plus hautes et les plus nobles réalisations, littéraires, scientifiques et artistiques. Les

hommes qui ne sont plus contraints de se battre pour survivre, y sont payés pour créer et penser,

jusqu’à ce qu’une nouvelle puissance, plus rude, plus énergique, émerge des marges de l’Empire et

s’empare des richesses de la ville dans un cycle inéluctable.

Compléments bibliographiques

C

HEDDADI

A., 2006, Ibn Khaldûn, L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard.

C

HEDDADI

A., 1999, Ibn Khaldûn revisité, Casablanca, Toubkal.

I

BN

K

HALDÛN

, 2002, Le Livre des exemples, texte établi et traduit par A. Cheddadi, Paris, Gallimard.

M

ARTINEZ

-G

ROS

G., 2006, Ibn Khaldûn ou les sept vies de l’Islam, Arles, Actes-Sud Sindbad.

Dans le document Le Maghreb XIe-XVe siècle (Page 126-130)