Une ville dédiée au commerce d’après la description d’al-Ansârî (
XVe siècle)
« Le nombre des marchés s’élève à 174 ; la ville elle-même en compte 142 et les trois faubourgs urbains 32.
Parmi les plus importants et les plus remarquables, on identifie le grand sûq al-‘Attârîn (marché des épices) et le
Simât al-‘udûl al-muwwaththiqîn (la Halle des notaires) qui sont adossés à la Grande mosquée […] Les marchés
de vivres, de produits de bouche, de fruits, de gras et autres sont le Grand marché (al-sûq al-kabîr) et le Marché
du cimetière de Zaglû (al-sûq maqbarat Zaglû) à l’est de la ville. Les marchés consacrés aux articles en cuivre,
si bien teints et ouvragés sont la spécialité exclusive de Ceuta où se trouve le marché des quincaillers.
Le nombre des funduq-s, selon le témoignage des habitants de la ville, atteint les 360. Le plus imposant d’entre
eux, et celui qui dispose de la cour la plus vaste, est le grand funduq destiné à entreposer les céréales. Ce funduq
a été construit par Abû l-Qâsim al-‘Azafî (m. 1279) et figure parmi ses merveilleuses réalisations à Ceuta. Il
comprend cinquante entrepôts, magasins et pièces hautes, pouvant contenir des milliers et des milliers de qafîz
[unité de mesure pré-métrique]de céréales. Il est tellement immense qu’il possède deux portes ; l’une ouvre sur
la cour intérieure et l’autre sur les rues alentours qui mènent à un niveau supérieur, car le dénivelé est important
à cet endroit-là. Par ces portes arrivent les chameaux chargés malgré la pente. En voyant [toutes ces montures]
qui pénètrent par cette porte supérieure et leur tenue dans ces rues, chargées de céréales, on ne peut qu’être
frappé par ce spectacle. Juste moins grand, parmi les funduq-s destinés à accueillir les personnes, marchands ou
non, on trouve le funduq connu sous le nom de funduq de Ghânim. Il comporte trois étages, 80 pièces et 9
chambres hautes.Il est de construction ancienne et je pense qu’il est l’œuvre des Almoravides. Le funduq le
plus ouvragé est le funduq de l’Oranais. Il est consacré aux travaux de gypserie et de menuiserie.
Le nombre de locaux dédiés au commerce de la soie, tissée ou écrue, est de 31, sans compter ceux intégrés aux
marchés. Ils se trouvent un peu partout au détour des ruelles ou des halles de la ville. Le plus imposant est le
local situé en bas de la rue Khattâb (Zuqâq Khattâb). Il s’élève dans les airs telle une forteresse, sur trois étages.
Au centre, se dresse une mosquée.
Le nombre de magasins atteint les 24 000 ; autrefois, il était plus élevé.
Le nombre des bureaux de l’administration fiscale s’élève à quatre. Le bureau des Douanes, situé en face des
funduq-s des chrétiens, là où se trouve la Halle. Ces funduq-s sont au nombre de sept, dont quatre sont alignés
sur une seule rangée, les trois autres sont dispersés. On peut citer le bureau de l’Emballage et du Déballage des
marchandises, connu sous le nom de Halle (al-Qâ‘a), là où se trouvent les marchands d’épices. Le bureau du
Bâtiment, de la Menuiserie et des activités afférentes, et le bureau de la frappe de la Monnaie des musulmans
sont situés dans la forteresse de la ville.
Le nombre des fouleries est de vingt-cinq ; elles sont toutes situées sous les remparts, les forteresses et les
ports ».
Stratégiquement située sur le Détroit de Gibraltar, face à al-Andalus, entre la Méditerranée
et l’Atlantique, Ceuta, Sabta en arabe, prend son essor dans la seconde moitié du
XIe siècle. Certes, à
la fin du
Xe siècle, les Omeyyades en avaient fait leur base pour leurs expéditions au Maghreb, et le
gouverneur Suggût al-Barghawâtî (m. 1084) lui avait donné sa première indépendance, mais ce sont
les Empires berbères qui en firent l’une des cités les plus importantes du Maghreb, sur tous les
plans, politiques, militaires et économiques. En effet, pour soutenir leur ambition transcontinentale,
ces deux Empires devaient contrôler un mouillage sûr leur permettant de transporter des troupes de
part et d’autre du Détroit, de fermer celui-ci aux ennemis et de canaliser les voies de l’or.
Le site aisé à défendre de Ceuta la fit probablement choisir plutôt que Tanger, trop
exposée. Jusqu’à l’époque mérinide, les différents pouvoirs successifs dotèrent la ville
d’infrastructures exceptionnelles : plusieurs mosquées monumentales, des dizaines de funduq-s, des
madrasa-s, des silos et des fontaines aux dimensions et à l’architecture imposantes, des portes
comparables à celles de Fès et de Marrakech, enfin un remarquable système défensif comprenant
citadelles, enceintes, fossés, tours de garde échelonnées à intervalle régulier sur tout le littoral
jusqu’à Tanger, pour se prémunir contre toute offensive maritime, ainsi que des mouillages fortifiés
pour protéger la flotte.
Ceuta, ville de savoir
La position stratégique et la richesse de la ville y attirèrent, dès le
XIe siècle, de nombreux
savants d’al-Andalus, de Sicile et d’Ifrîqiya, savants qui contribuèrent à en faire un foyer
d’arabisation et de diffusion de l’Islam sunnite de rite malikite au Maghreb. Sous les Almoravides,
c’est le grand juge de la ville qui administrait la cité, ce qui est révélateur de la fortune dont
jouissaient les savants et jurisconsultes malikites sous le règne des Sahariens. Quelques familles
monopolisaient la fonction, tels les Yarbû‘, les ‘Iyâd ou les Ghâzî. L’un d’entre-eux, le cadi ‘Iyâd
(1081-1149) prit le pouvoir au moment où les Almoravides le perdait. Il contribua à remettre les
clés de la ville aux Almohades, mais se révolta peu après. Il fut alors exilé dans le Tâdlâ. Considéré
comme un saint, il est l’auteur d’un des recueils jurisprudentiels les plus consultés au Maghreb
depuis la période médiévale.
Les Almohades continuèrent d’utiliser les compétences des lettrés de Ceuta, mais en
évitant de leur laisser sur place le monopole des charges, en réduisant leurs prérogatives et en
essayant autant que possible de les éloigner. Cela n’empêcha pas les savants de garder auprès de la
population une influence morale et un prestige social incontestables. C’est ainsi qu’un jurisconsulte,
petit-fils d’un juge et fils d’un enseignant renommé, Abû l-Qâsim al-‘Azafî, s’empara du pouvoir
vers 1236 et fonda une dynastie qui dirigea la cité durant près d’un siècle. En outre, très tôt, la
population et les autorités accueillirent favorablement les saints ou mystiques célèbres, comme Abû
Madyan (m. 1198), Ibn ‘Arabî (m. 1240) et Ibn Sab‘în (m. 1268), lorsqu’ils passaient dans la ville.
Le soufisme put ainsi s’y épanouir en étroite relation avec les courants qui dominaient en
al-Andalus.
Ceuta abritait aussi une école de grammaire réputée dans tout le monde arabe, et sa
contribution à la médecine et à l’astronomie fut importante. D’une manière générale, le savoir
n’était pas limité à un petit cercle ; il était assez largement répandu en particulier chez les
marchands. C’est probablement la place qu’il occupait dans la ville qui est à l’origine de la
construction d’une des toutes premières madrasa-s du Maghreb, connue sous le nom d’un riche
marchand, Abû l-Hasan al-Shârrî. Le sultan mérinide Abû l-Hasan (1331-1348) en créa d’autres, si
bien qu’au début du
XVe siècle, Ceuta comptait une soixantaine de bibliothèques, certaines
appartenant à des personnalités ou des familles connues, d’autres aux mosquées et aux madrasas.
Ces dernières étaient constituées en biens de mainmorte (habûs) à l’usage des étudiants. À la fin du
Moyen Âge, seule Fès pouvait rivaliser avec Ceuta sur le plan intellectuel, tant par le nombre que
par la qualité des ouvrages produits et conservés.
Ceuta, port du Détroit
Au cours de la période almoravide, le premier port de l’Empire était Almeria, dont les
grands amiraux, comme les Banû Maymûn, étaient issus. Mais le port andalou perdit son statut
lorsqu’il fut occupé par les armées d’Alphonse VII (1147-1157) et il s’effaça définitivement au
profit de Ceuta. Tirant les leçons des progrès navals accomplis par les puissances latines, les califes
almohades donnèrent la priorité à la rive méridionale du Détroit et, en premier lieu, à Ceuta, qui
devint le lieu de mouillage de la flotte califale. La province du Maghreb Extrême, dont relevait la
ville, s’étendait sur tout le Rîf occidental ainsi que sur les régions d’Algésiras et de Tarifa.
L’administration de cette province étendue lui assurait un accès direct aux immenses ressources en
bois de la région. Quatre fonctions principales étaient assignées à Ceuta : point de passage entre
al-Andalus et le Maghreb, débouché commercial des routes transsahariennes, arsenal, lieu
d’embarquement du corps expéditionnaire almohade. Pour que Ceuta puisse assurer au mieux sa
mission, les autres ports maghrébins de la région, c’est-à-dire Tanger, Qasr al-Majâz (le château du
Détroit), Bâdis, Ghassâssa, dépendaient d’elle. Cette cohésion et cette abondance de moyens
visaient à fermer le Détroit aux puissances ennemies surtout chrétiennes qui se faisaient sans cesse
plus menaçantes. Pour compléter ce dispositif au nord, les Almohades dotèrent la Montagne de
Gibraltar d’un puissant complexe défensif. Par ailleurs la majorité des marins combattants étaient
recrutés à Ceuta, où l’on trouvait de nombreux camps d’entrainement.
Ceuta autonome
Profitant de l’affaiblissement de l’État central, un groupe de commerçants s’empara du
pouvoir à la fin des années 1220. Finalement un commerçant d’origine andalouse, al-Yanashtî,
s’imposa et il parvint à résister au calife almohade al-Ma’mûn (1227-1232). Cependant, inquiète
des ambitions italiennes, qu’illustre le pillage de la ville par les Génois en 1234, l’élite marchande
favorisa une restauration de l’autorité almohade sous le règne d’al-Rashîd (1232-1242). Celui-ci
choisit un gouverneur originaire de Valence, Ibn Khalâs, mais qui était connu localement parce
qu’il était responsable des bureaux de la douane.
Ce gouverneur bénéficia en fait d’une large autonomie et sa cour, composée de poètes et de
savants, fut une des plus brillantes du
XIIIe siècle au Maghreb. À la mort d’al-Rashîd, Ibn Khalas se
déclara indépendant. Son règne fut marqué par l’afflux des Andalous qui fuyaient l’avancée
chrétienne et par les ravages opérés par les troupes mérinides dans le nord du Maghreb Extrême. Il
s’ensuivit la grave famine que vécut la ville en 1240. Pour faire face aux Mérinides, proches, Ibn
Khalâs reconnut le calife hafside de Tunis, Abû Zakariyâ (1228-1249). Mais la population de Ceuta
n’aimait pas cette autorité étrangère et à la mort du calife, elle se révolta et porta au pouvoir un
notable de la ville Abû l-Qâsim al-‘Azafî (m. 1276) ; celui-ci fonda une dynastie, qui reconnut le
califat almohade de Marrakech.
Al-‘Azafî prit seulement le titre de « docteur de la Loi » (faqîh) et de « chef du conseil »
(ra’îs al-shûra). Il s’appuyait sur un conseil composé de savants et de notables de la cité, se
substituant ainsi à un pouvoir central défaillant. Grâce aux importants moyens financiers du port, à
la cohésion de la population et aux fortifications de la ville, al-‘Azafî et ses successeurs parvinrent à
résister aux attaques mérinides, aragonaises et nasrides jusqu’en 1320, date à laquelle la ville tomba
aux mains des sultans de Fès. Contrairement à l’Ifrîqiya où, dès le
XIe siècle, de nombreuses villes
étaient parvenues à devenir plus ou moins autonomes, telles Tripoli ou Mahdiyya, le cas de Ceuta
est unique au Maghreb Extrême et Central.
Compléments bibliographiques
C
HÉRIF M., 1996, Ceuta aux époques almohade et mérinide, Paris, L’Harmattan.
F
ERHAT H., 1992, Sabta des origines à 1306 : vie et mort d’une cité, Madrid, Casa de Velázquez.
L
ÉVI-P
ROVENÇAL É., 1941, « Une description de la Ceuta musulmane au
XVe siècle », Hespéris, 12,
pp. 158-163.