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ÉFINITIONETCONTEXTUALISATIONL
ADHIMMAETLESDHIMMÎ-
SAUXÉPOQUESALMORAVIDEETALMOHADELes traductions et qualifications des termes de dhimmî et de dhimma posent d’emblée un
certain nombre de questions, tant elles sont contradictoires : « tributaire, protégé » ou « soumis »
pour le premier, « protection », « pacte », « statut d’infériorité juridique », qualifié par certains
d’« humiliant » ou de « dégradant », pour le second. Il convient donc d’éviter les anachronismes et
de ré-historiciser ces deux concepts.
Définition et contextualisation
Dans le Coran, le terme utilisé pour l’accord passé avec les Gens du Livre — les chrétiens
et les juifs — est ‘ahada, qui signifie « passer un pacte » (‘ahd). Mais deux versets, qui évoquent
les incroyants qui ne respectent ni la parenté, ni le pacte conclu, utilisent le terme de dhimma, pour
désigner ce pacte (Coran, IX, 8 et 10). Ainsi le Coran est-il assez elliptique sur la nature de ce pacte
et, dans le passage cité, il dénonce en fait les hypocrites feignant en paroles d’adhérer à un pacte
qu’ils trahissent dans leurs actes.
La dhimma et le statut de dhimmî apparaissent empiriquement au fur et à mesure des
conquêtes du premier siècle de l’islam. Ces catégories juridiques, comme il y en a tant d’autres,
furent forgées par les docteurs de la Loi (les fuqahâ’) à partir d’un terme coranique, sans réel
contenu et précisé progressivement par une Tradition — les dits et faits (hadîth) attribués au
Prophète Muhammad, et la Sîra, l’hagiographie du Prophète — qui se précise et se définit peu à
peu. C’est au moment de la constitution d’un Empire dirigé au nom de l’islam par des souverains,
les Omeyyades (660-750), contraints de gérer empiriquement une population très majoritairement
non musulmanes que ces deux catégories juridiques apparaissent. Les dirigeants de cet Empire
immense s’étendant de la péninsule Ibérique aux frontières de l’Inde ne disposaient pas encore des
instruments du droit musulman (fiqh) que les savants allaient devoir établir justement pour faire
face aux situations nouvelles : version définitive et incontestée du Coran et recueils de traditions.
Ainsi, la très grande majorité de la population de l’Empire étant non musulmane, le statut traduit un
véritable pragmatisme juridique, permettant à une minorité, arabe et musulmane, de s’assurer
l’adhésion et la fidélité d’une population qui n’adhérait pas à la foi de ses dirigeants.
On conçoit ce que ce statut a pu représenter de liberté à une époque où les minorités
religieuses, chrétiennes hétérodoxes ou juives, étaient persécutées par les pouvoirs byzantins,
wisigothiques ou sassanides. L’arrivée de dirigeants mettant sur le même plan les religions non
musulmanes (judaïsme, zoroastrisme, christianisme), du moment qu’elles n’entraient pas en
contradiction avec le culte principal — interdiction d’insulter la religion des dirigeants et le
Prophète de l’islam — et attribuant à ces populations le droit de conserver leurs biens, leurs lieux de
culte, leurs pratiques religieuses et de les transmettre, a été perçue comme une réelle amélioration
par beaucoup.
En échange de ce statut, un certain nombre de contraintes pesaient sur les dhimmî-s : le
mariage avec une femme musulmane était interdit, de même que le prosélytisme ; vers 850, une
ordonnance du calife abbasside de Bagdad al-Mutawakkil les oblige à se vêtir différemment (habits
jaunes et ceintures spéciales) ; ils ne devaient pas édifier de bâtiments plus élevés que ceux des
musulmans (ce qui atteste en même temps le partage des mêmes quartiers), ni boire de vin
ouvertement. Ils pouvaient restaurer les anciens lieux de culte, mais non en construire de nouveaux,
ni porter d’armes, ni aller à cheval, mais seulement à dos d’âne ou de mulet ; enfin les morts
devaient être enterrés discrètement. En outre, les personnes relevant de la dhimma devaient payer
un impôt spécifique : la jizya. Cet impôt, calculé en fonction du nombre d’individus — c’est la
raison pour laquelle on parle souvent de « capitation » —, était prélevé collectivement par les
autorités de ces communautés : les prêtres, les rabbins ou les notables juifs. Telle est la dhimma des
premiers siècles de l’islam. La solidarité du groupe et la dhimma peuvent être perçus comme
l’institutionnalisation d’un système communautaire.
Cependant, comme dans tous les domaines du droit, islamique ou non, la norme diffère
bien souvent de la pratique. Tout discours définitif conduisant à l’essentialisation est vain, à propos
d’un statut qui a pu constituer un compromis très favorable aux minorités durant des siècles, et
parfois à l’inverse justifier une oppression à d’autres époques, en ayant alors parfois un côté
infamant et dégradant. Ce statut était donc à la fois inégalitaire et protecteur, communautariste et
tolérant, en ce qu’il laissait des groupes de personnes se gérer de manière autonome, dans le cadre
d’une loi générale englobante.
La dhimma et les dhimmî-s aux époques almoravide et almohade
L’impact de la prédication almohade et son succès auprès des juifs (Simon Lévy)
« Dans quelle mesure le Mahdî (Ibn Tûmart) n’a-t-il pas pu être identifié par certains juifs au Messie annoncé dans diverses sources au début du XIIe siècle, à une date si proche de celle de la prédication d’Ibn Tûmart, et par des voix aussi respectées que celles de Yéhuda Halévi (m. 1141) et de Moshé Dar‘î (m. après 1122) ? Toujours est-il que le trouble s’empara des esprits et que la communauté fut traversée par des courants contraires, sur fond d’intolérance religieuse, inaccoutumée en Occident musulman, et de rigorisme almohade… Certes, un courant s’en tenait au judaïsme. De grands écrivains juifs poursuivaient leurs travaux d’ordre religieux : Shimon Ben ‘Aqnin de Fès et son homonyme de Ceuta, Yusef ben Yehuda ben ‘Aqnin… Et de nouveaux messies allaient se proclamer en 1147 [date de la prise de Marrakech par les Almohades] et 1172 [année venant après à une disette, suivie d’une épidémie, une des pires qu’ait connue le Maghreb au XIIe siècle], ce qui, dans le nouveau contexte, confinait à la recherche du martyre. Mais un autre courant s’interrogeait, en partant des enseignements mêmes du judaïsme, et se demandait si les Almohades au credo unitariste sans faille, n’était pas désormais “le peuple élu” par Dieu pour porter la parole divine. La mission du peuple juif en tant que « peuple prêtre » était-elle achevée ? Pourquoi Dieu semblait-Il les abandonner ? Les interprétations des prophéties de Daniel n’allaient-elles pas dans le sens d’un mouvement religieux dont les armes connaissaient des succès répétés ? Dans ces conditions valait-il la peine de continuer à pratiquer le judaïsme dans le secret des foyers ? Le mathématicien, philosophe et polémiste Samuel b. ‘Abbâs al-Maghibî fit le pas et proclama sa nouvelle foi. Nous connaissons ce questionnement — du moins en partie — par la réponse que lui apporta Rabbi Maïmon, père de Maïmonide, en 1159, dans son Iggeret Ha-nehama (« Épître de la consolation »). L’argument essentiel était “Dieu n’oubliera pas l’alliance qu’il a juré à tes pères”. Dieu, comme un père, châtiait son peuple, mais ne voulait pas sa destruction. La réussite politique des Almohades ne signifiait pas que la préférence de Dieu pour Moïse et son peuple était caduque. Et il exhortait les juifs à méditer l’exemple de Daniel bravant l’édit royal parce qu’un édit royal est révocable, mais non une alliance divine. »
Almoravides et Almohades ont eu une attitude très différente, aux résultats pourtant
similaires, vis-à-vis de la dhimma. À la fin du
XIesiècle, la population du Maghreb et d’al-Andalus
compte encore de nombreux dhimmî-s, juifs ou chrétiens arabisés, lointains descendants de la
population présente avant la conquête arabo-islamique. Les Almoravides, en orthodoxes rigoristes,
respectaient la dhimma, mais les conflits croissants avec les royaumes chrétiens du nord de la
péninsule Ibérique, renforcés par une forte immigration française, rendirent la situation des
chrétiens andalous (les Mozarabes) de plus en plus inconfortable. Les nouveaux souverains berbères
accrurent sur eux la pression fiscale et, inquiets de nourrir en leur sein une cinquième colonne, les
contraignirent finalement à l’alternative suivante : la conversion ou l’exil. De nombreux mozarabes
se réfugient alors à Tolède, capitale de l’empereur Alphonse VII de Castille-Léon (1126-1157),
contribuant ainsi paradoxalement à l’arabisation de la ville et des colons francs. Le bas-clergé
mozarabe y fut marginalisé par la hiérarchie ecclésiastique, d’origine bourguignonne et favorable à
la réforme grégorienne. Disparut ainsi, non sans résistance, la liturgie wisigothique dont la mémoire
avait été conservée durant les cinq siècles précédents sous domination musulmane.
Les juifs et le calife almohade al-Mansûr d’après al-Marrâkushî (
XIIIes.)
« Vers la fin de son règne Abû Yûsuf al-Mansûr (m. 1199) ordonna aux juifs habitant le Maghreb de se différencier du reste de la population par une mise particulière, consistant en vêtements foncés pourvus de manches si larges qu’elles tombaient jusqu’aux pieds et, au lieu de turban, en une calotte de si vilaine forme qu’on l’aurait prise pour un bât et qui descendait jusqu’au dessous des oreilles. Ce costume devint celui de tous les juifs du Maghreb, et le resta jusqu’à la fin du règne de ce prince et au commencement de celui de son fils Abû ‘Abd Allâh. Celui-ci le modifia à la suite des démarches de toutes sortes faites par les juifs qui recoururent à l’intercession de tous ceux qu’ils croyaient utiles. Abû ‘Abd Allâh al-Nâsir leur fit porter des vêtements et des turbans jaunes, et c’est le costume qu’ils portent encore en la présente année 1224. Ce qui avait engagé Abû Yûsuf à prendre cette mesure et à leur imposer un vêtement particulier et distinctif, c’était ses doutes sur la sincérité de leur foi musulmane, il disait : “Si j’étais sûr qu’ils fussent réellement musulmans, je les laisserais se confondre avec les musulmans par mariage et de tout autre manière ; mais si j’étais sûr qu’ils fussent infidèles, je ferais tuer tous les hommes, je réduirais leurs enfants en esclavage et je confisquerais leurs biens au profit des fidèles. Mais j’hésite à leurs égards”. On n’accorde point chez nous [au Maghreb, l’auteur écrit pour un public oriental] le statut de dhimmî ni aux juifs, ni aux chrétiens, depuis l’établissement des Almohades au Maghreb, il n’existe plus ni synagogue, ni église. Seulement chez nous, les juifs professent extérieurement l’islam ; ils prient à la mosquée et enseignent le Coran à leurs enfants, en se conformant à notre religion et à notre loi. Dieu seul sait ce que cachent leurs cœurs et ce que renferment leurs maisons. »