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Chapitre 3 L'homogène et l'hétérogène

3.2 Régime de travail et régime de violence

3.2.1 L'homogénéité sociale

La science, la production et la technique sont selon Bataille, « les formes les plus accomplies et les plus expressives de l'homogénéité sociale287 ». Ce sont elles qui accomplissent et assurent l'homogénéité de la

société, cela par l'établissement d'un monde où tout phénomène est régi par la commensurabilité, « commensurabilité des éléments, précise Bataille, et conscience de cette commensurabilité288 ». De façon

générale, on peut dire que la commensurabilité est ce qui définit l'homogénéité. La commensurabilité désigne pour Bataille la réduction de toute chose à une commune mesure (en l'occurrence l'argent289), permettant son

286Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 137. 287Ibid. p. 159. Note 4.

288Ibid. p. 137.

289 « La commune mesure, fondement de l'homogénéité sociale et l'activité qui en relève, est

l'argent, c'est-à-dire une équivalence chiffrable des différents produits de l'activité collective. » Ibid.

équivalence et son interchangeabilité. Et s'il est d'ailleurs question de la conscience de cette commensurabilité, c'est que celle-ci doit être également effective dans le champ de la perception : ne percevoir que des états de choses sous le mode de l'utilité, de la quantité, de l'usage et surtout neutralisés de tout débordement, de toute violence excédant la règle de l'équivalence. Bataille ajoute en ce sens que « les rapports humains peuvent être maintenus par une réduction à des règles fixes basées sur la conscience de l'identité possible de personnes et de situations définies ; en principe toute violence est exclue du cours d'existence ainsi impliqué.290 » Ainsi la science a le rôle de fonder les lois établissant entre les choses des

rapports d'identité. La technique, elle, tient un rôle transitoire entre la science et la production291. Quant à cette

dernière, elle assure pour Bataille la base de l'homogénéité sociale. À cet égard, il relève un fait d'importance : « La société homogène est la société productive, c'est-à-dire la société de l'utile. Tout élément inutile est exclu, non de la société totale, mais de sa partie homogène.292 » On retrouve ici un premier rapprochement

avec la communauté de travail décrite par Foucault, laquelle aussi rejette « toutes les formes de l'inutilité sociale.293 »

Mais Bataille va plus loin que Foucault lorsqu'il examine du point de vue de la souveraineté la valeur de l'utilité et de l'inutilité. Qu'est-ce à dire ? Si, comme nous venons de le souligner, chaque élément inutile est exclu de la partie homogène de la société, c'est que « dans cette partie, affirme Bataille, chaque élément doit être utile à un autre sans que jamais l'activité homogène ne puisse atteindre la forme de l'activité valable en soi. Une activité utile a toujours une commune mesure avec une autre activité utile, mais non avec une activité pour

290Ibid., p. 137. 291Ibid. p. 159. Note 4. 292Ibid. p. 137.

293 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 102. Notons ici que les termes

d'« élément » et de « forme » paraissent, dans le texte de Bataille, utilisés comme synonyme. Ce dernier parlera d'« éléments ou formes sociaux » (La structure psychologique du fascisme, p. 142) pour désigner tantôt ceux qui sont intégrés à la partie homogène de la société, donc utiles, et tantôt pour désigner ceux que celle-ci a rejetés, soit les élément ou les formes inutiles. Par ailleurs, le terme de forme, qui est abondement repris par Bataille, semble posséder un caractère très extensif : autant la science, la production et la technique sont, comme nous venons de le voir, les formes les plus accomplies et les plus expressives de l'homogénéité sociale, autant la partie homogène de la société constitue à ses yeux une forme générale d'organisation sociale. Dans son texte, Bataille ne précise pas davantage le terme de « forme ». Nous pouvons néanmoins suggérer que le terme de forme désigne, ici, la cristallisation d'une des deux tendances (homogène ou hétérogène), soit sous une forme individuelle, soit sous une forme collective ou soit encore sous un ensemble d'opérations humaines manifestant un fonctionnement cohérent.

soi.294 » Autrement dit, dans la partie homogène de la société, tous les éléments actifs, par leur activité,

poursuivent le critère d'utilité et sont, par cette activité même, réduits au rôle de fonction : jamais fin, toujours en moyen en vue de moyen. Tout ce qui s'accomplit dans la société homogène doit donc détenir sa valeur à l'extérieur de soi, c'est-à-dire pour une autre chose que soi : « Chaque homme, écrit Bataille, selon le jugement de la société homogène, vaut selon ce qu'il produit, c'est-à-dire qu'il cesse d'être une existence pour soi : il n'est plus qu'une fonction, ordonnée à l'intérieur des limites mesurables, de la production collective (qui constitue une existence pour autre chose que soi).295 » Mais quelles sont les classes sociales qui ne

produisent pas, c'est-à-dire qui peuvent être catégorisés comme oisifs ? Y a-t-il, comme nous l'avons vu avec Foucault, seulement les miséreux qui sont hors de la société du travail, hors de la société utile ?

Lorsque Bataille aborde ceux qui sont exclus de l'utilité sociale, et donc de l'homogénéité, on découvre une double catégorie sociale, à savoir : ceux qui la surplombent par le haut et ceux qui, par le bas, ne l'atteignent pas ou encore l'atteignent en partie seulement. Parmi ceux qui se trouvent partiellement homogénéisés, Bataille donne l'exemple de l'ouvrier : « Hors de l'usine, et même hors de ses opérations techniques, un ouvrier est par rapport à une personne homogène (patron, bureaucrate, etc.) un étranger, un homme d'une autre nature, d'une nature non réduite, non asservie.296 » Or si l'existence de l'ouvrier n'est pas complètement

réduite à une unité utilitaire (« hors de l'usine... »), l'existence du bourgeois, elle, est la forme la plus représentative de l'homogénéité. En effet, le possesseur des moyens de production se fait fonction des produits, car la production, asservie à la valeur d'échange, ne trouve satisfaction que dans une perpétuelle accumulation, un accroissement continue de la disponibilité des moyens297. Par conséquent, la bourgeoisie,

294Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 137. 295Ibid., p. 137-138.

296Ibid., p. 138.

297 C'est, au fond, le vieux problème de la chrématistique qu'avait vu Aristote, lorsqu'il s'interrogea

sur le rôle de la monnaie dans l'échange (Politique, I 9). Comme il l'explique, c'est la monnaie qui assura le passage du troc au commerce. Dans le cas du troc, l'échange se trouve déterminé par la réciprocité des besoins ; l'échange est donc limité par les besoins qui servent de détermination des fins (Ibid., 9, 1257 a 25-26). J'échange ce qu’il m'est nécessaire d'échanger pour obtenir ce dont j'ai besoin (les choses utiles à la vie). Dans le cas où, par exemple, je me procure un soulier pour m'en chausser, l'échange est réglé par l'usage de la chose, et le reste pour autant qu'il correspond à un besoin. Cela est vrai dans la sphère de l'économie domestique à travers le troc, comme dans celle de la cité à travers la monnaie. Toutefois, dans l'économie de la cité, où le travail est divisé (chaque homme pourvoyant à un besoin déterminé et entre donc en dépendance avec tous les autres agents), l'échange devient une fonction sociale et non plus un simple moyen occasionnel d'acquisition. Dans ce contexte, les marchés débordent la simple sphère domestique et la monnaie devient nécessaire aux échanges en tant que mode d'acquisition. Mais avec la monnaie viennent le profit et le problème de la chrématistique (Ibid., 9, 1256 b 40). La chrématistique, nous dit

cette classe sociale unie à l'homogénéité sociale par des « liens essentiels298 », ne peut trouver en elle-même

sa raison d'être. Cette dernière remarque est d'importance. Nous y viendrons en temps et lieu. Retenons pour l'instant que la société bourgeoise accomplit l'homogénéité tendancielle en établissant un espace neutre de travail dans lequel toute chose se voit soumise à l'équivalence générale, et tout être réduit au rôle utile de fonction, tel qu'il existe toujours pour autre chose que soi.

Cela dit, cet espace neutre de travail revêt, selon Bataille, une précarité. En effet, l'homogénéité sociale, si elle se « forme spontanément dans le jeu de l'organisation productive299 », possède une fragilité essentielle300 qui

l'oblige à recourir « à des éléments impératifs capables d'anéantir ou de réduire à une règle les différentes forces désordonnées.301 » Ici, allons-y très tranquillement afin de bien comprendre les distinctions

batailliennes, lesquelles sont capitales pour la suite des choses. Donc, ces éléments impératifs, qui ne sont pas de nature homogène, viennent s'allier aux éléments homogènes pour suppléer à la faiblesse de leur organisation, mais cela sans jamais s'y assimiler, autrement dit sans jamais acquérir une nature homogène. Pour maintenir son ordre, la société bourgeoise a ainsi toujours besoin de l'appui d'un élément impératif non homogène. Mais qu'est-ce qu'un « élément impératif » ? Élément impératif signifie pour Bataille tout être incarnant une figure d'autorité et formant un pouvoir plus ou moins institutionnalisé. Bataille donne pour exemple les rois, les chefs d'armée, les meneurs et tous ceux surplombant l'homogénéité sociale par le haut. Telle est la double catégorie non homogène qui s'excepte de l'utilité : en haut, nous retrouvons les éléments impératifs qui composent le pouvoir royal, le pouvoir militaire, etc. ; en bas, les pauvres, les miséreux, tous

Aristote, est l'art de s'enrichir, d'engranger des profits à partir de la monnaie, soit de dégager du mode même d'acquisition, la monnaie, un accroissement virtuel de la capacité d'acquisition, un accroissement continu de la disponibilité des moyens. C'est l'échange qui s'en trouve bouleversé, puisque, désormais, l'acquisition ne porte que sur les moyens, c'est-à-dire, non plus sur l'aspect d'usage de la chose, mais seulement sur son aspect d'échange. Ainsi, l'échange cesse d'être déterminé par le besoin ou par quelque fin. Parallèlement, la production n'est plus déterminée pour l'usage, mais pour la vente, soit l'accumulation des capitaux et des marchandises. Le problème de la monnaie est donc moins la commensurabilité qu'elle permet (une maison = deux bateaux = quatre chevaux, ...), que la perte de finalité (l'usage correspondant au besoin), laissant la voix à un accroissement et une accumulation illimitée des objets d'échanges et de la richesse, soit la chrématistique. Sur ces points, on se référera à l'article de Joseph Moreau, « Aristote et la monnaie », Revue des Études Grecques, tome 82, 1969. pp. 349-364.

298 « [...] l'homogénéité sociale est liée à la classe bourgeoise par des liens essentiels ». « La

structure psychologique du fascisme », Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 139.

299Ibid., p. 138.

300« L'homogénéité, écrit Bataille, est une forme précaire, à la merci de la violence ». Ibid. 301Ibid.

ceux dont l'existence déchoit à l'extérieur de l'enceinte de la vie bourgeoise. L'oisiveté n'est donc pas seulement le signe de la misère à exclure, mais aussi de ceux qui, dominant l'ordre social de l'homogénéité, s'en exceptent.

Nous effleurons ici un point obscur de l'Histoire de la folie : s'il y a bien exclusion des formes misérables de la société, par quoi ce geste est-il déterminé ? Dès notre premier chapitre, nous avons vu que Foucault s'intéressait au côté gauche du sacré. En effet, c'est toujours ce côté que nous avons trouvé impliqué dans le geste d'exclusion. Mais qu'en est-il du côté droit ? Lorsque Foucault retrace la nature de l'opération du grand renfermement, il dit de l'Hôpital général qu'il « est directement branché sur le pouvoir royal302 ». Pourtant il

n'est pas seulement question du pouvoir royal, puisque la bourgeoisie y tient aussi un rôle important, – Foucault parlant de « complicité [...] entre le pouvoir royal et la bourgeoisie303 ». Au regard de la théorie

psychologique de la société avancée par Bataille, cette complicité du pouvoir royal et de la bourgeoisie apparaît comme un cas d'alliance réussie entre des formes de l'homogénéité sociale (la bourgeoisie), qui ne peuvent trouver en eux-mêmes leur raison d'être, et qui doivent trouver le secours d'éléments impératifs (le pouvoir royal).

Le grand renfermement peut alors se comprendre comme opération décidée par le pouvoir royal et effectuée par la cité bourgeoise : geste de souveraineté qui débarrasse la société de ses éléments inutiles. Dans la sous-section 3.1.1, si l'on se souvient, nous avons observé un transfert de la gestion de la misère, passant de l'hospitalité religieuse à la prise en charge étatique. Or l'État, pour Bataille, est précisément le résultat d'une combinaison d'éléments homogènes et d'éléments impératifs : l'État protège et défend l'homogénéité sociale, mais il ne peut exercer son pouvoir de contrainte que par l'intermédiaire d'éléments impératifs. Il y a donc au sein de la société homogène une complicité et une alliance avec des éléments impératifs non homogènes. Mais avant d'explorer cette alliance de forces contraires, il faut préalablement nous demander : de quoi l'homogénéité doit-elle se protéger et se défendre ? Si l'homogénéité est la merci de la violence, comme dit Bataille, c'est que des éléments hétérogènes la menacent. C'est en explorant l'hétérogénéité que nous serons en mesure, dans la sous-section 3.2.3, de comprendre le mouvement par lequel se noue l'alliance de l'État et de la société bourgeoise avec les éléments impératifs non homogènes, c'est-à-dire hétérogènes.

302Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 73.

303Ibid., p. 74. Foucault écrit aussi dans cette page que l'Hôpital général est une « structure propre

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