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Du rejet de la misère et de son renfermement : commentaire sur l'Histoire de la folie de Michel Foucault

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Du rejet de la misère et de son renfermement :

Commentaire sur l'Histoire de la folie de Michel Foucault

Mémoire

Simon Trempe

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Résumé

Ce mémoire explore un élément essentiel de l'Histoire de la folie de Michel Foucault, à savoir : le geste d'exclusion structurant la culture occidentale. Notre question de recherche est celle-ci : qu'est-ce qui décide de ce qui est exclu de la culture ? L'Histoire de la folie étant un livre vaste, nous nous sommes restreints aux analyses de Foucault allant de la fin du Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle. Cette période offre la possibilité d'observer deux types d'exclusion : la première, la plus archaïque, est celle du lépreux que l'on excluait à l'extérieur de la communauté en raison de son caractère impur, donc sacré. Quant à la seconde, que Foucault a appelée « grand renfermement », elle consiste à enfermer tous les miséreux (dont fait partie le fou) dans des établissements publics, cela en raison de leur caractère irréductible à la norme du travail. C'est du point de vue des oppositions que nous avons voulu interroger ce qui motive le geste d'exclusion. Ainsi, à nos trois chapitres correspondent trois oppositions : le pur et l'impur ; la Raison et la folie ; l'homogène et l'hétérogène. Également, pour ce mémoire, nous avons privilégié une approche intertextuelle : au premier chapitre, nous y avons incorporé le texte de Roger Caillois, L'homme et le sacré ; au second, le texte de Nietzsche, La Naissance de la tragédie ; au troisième, enfin, le texte de Georges Bataille, La structure psychologique du fascisme. Ces trois textes se penchent tous à leur manière sur le problème de l'exclusion au sein de la culture occidentale et ce faisant, permettent de mieux saisir la portée du geste d'exclusion avancé par Foucault.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Remerciements ... iv

Introduction. Partage et exclusion dans l'Histoire de la folie ... 1

Chapitre 1 Le pur et l'impur ... 13

1.1 L'exclusion et le sacré ... 13

1.2 L'emplacement de l'impur... 15

1.3 L'exclusion du lépreux ... 17

1.4 L'échange d'un monde avec un « autre » ... 22

Chapitre 2 La Raison et la Déraison ... 27

2.1 L'affrontement de la Raison et de la folie à la Renaissance... 27

2.2 Structure tragique contre dialectiques de l'histoire... 32

2.2.1 Nietzsche et la préface de 1961... 32

2.2.2 La tragédie de la tragédie... 38

2.2.3 Verticalité et horizontalité... 40

2.3 Décadence de la tragédie et victoire de la Raison... 43

2.3.1 Le socratisme... 43

2.3.2 L'intériorisation ou la décadence... 46

Chapitre 3 L'homogène et l'hétérogène... 58

3.1 Le grand renfermement ou la fin de la misère... 58

3.1.1 La sécularisation de la misère ... 60

3.1.2 L'éthique du travail... 66

3.1.3 Le geste d'exclusion et sa place dans la culture... 75

3.2 Régime de travail et régime de violence... 78

3.2.1 L'homogénéité sociale ... 79

3.2.2 Les éléments hétérogènes et le sacré... 84

3.2.3 L'alliance de la société homogène avec les éléments impératifs ... 96

3.3 Exclusion et négativités ... 105

Conclusion. Avenir et violence de la culture ... 117

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Remerciements

Je remercie tout d'abord ma directrice, Sophie-Jan Arrien, qui a eu la bienfaisance de m'avoir laissé librement fourrager, et ce n'est pas sans valeur, un livre énorme, érudit, obscur parfois, et ce faisant, d'y avoir pu trouver un intérêt suffisant. De plus, ses corrections ainsi que ses suggestions ont grandement contribué à la clarté de ce mémoire.

Il me faut aussi dire qu'il ne me serait sans doute jamais venu à l'esprit de poursuivre des études de philosophie sans le soutien de mes admirables parents. La disposition studieuse ne tiendrait pas une seconde sans la disposition matérielle qui la supporte. Correctement entretenu, l'étudiant de philosophie peut enfin devenir un déguisement, un alibi et un prétexte à toute une série de bonnes choses qui ne servent à rien. J'en remercie donc mes chers parents.

Également, il est nécessaire à pareille entreprise, et c'est commun de le dire, d'avoir à ses côtés un ami. Cela est vrai. Et ce l'est encore davantage lorsque celui-ci entame, comme vous, la longue et sèche traversée du désert académique. Qui peut comprendre cet enfer qui n'y est pas déjà ? Ainsi je remercie l'Ami.

Enfin, j'affirme quant à moi que l'étude de la philosophie constitue l'un des derniers grands luxes de la débilité ; il y a du bon dans une démarche qui n'attend rien de l'avenir : il faut s'imaginer un clochard médisant de Hegel.

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Introduction. Partages et exclusion dans l'Histoire

de la folie

« ... au lieu d'expliquer la culture, la science, les idées d'une époque ou d'une société à partir du système des croyances, au lieu de chercher d'abord ce qui est admis, reconnu ou valorisé par une société, je me suis demandé et je me demande toujours si l'intéressant ne serait pas au contraire de chercher ce qui, dans une société, ce qui, dans un système de pensée, est rejeté et exclu.1 »

Michel Foucault, Dits et écrits, tome III.

Le présent mémoire ne prétend ni à l'analyse ni au positivisme historiques. Pourtant, il porte en partie sur un ouvrage, l'Histoire de la folie, de Michel Foucault, qui, pour sa part, y prétend. Mais il y prétend en droit. L'érudition et l'étendue de son étude structurale le prouvent et lui confèrent légitimité. Il y a plusieurs manières d'interpréter et, à plus forte raison, de se servir de ce livre. À cet égard, la préface initiale de 1961 semble établir une perspective singulière, situant l'horizon général de l'entreprise en terme de culture, de choix, de partage et de limite2. Initialement, l'Histoire de la folie ne se voulait qu'une étude parmi d'autres qui devaient

1« La folie et la société » [1978] in Dits et écrits, tome III, Paris, Gallimard, 1994, p. 479.

2Il existe deux préfaces à l'Histoire de la folie. La première, longue et dense, qui paraît avec le livre

en 1961, et la seconde, sèche et courte, qui vient la remplacer dans la réédition de 1972. La raison de ce changement, à douze ans d'intervalle, est en partie justifiée dans la seconde préface : Foucault y conteste la souveraineté exercée par l'auteur sur son œuvre. Or, s'il ne revient pas à l'auteur de décider, pour le lecteur, du sens de son ouvrage, la volonté d'en fixer le sens à travers la préface se relève une intention vaine. En ce sens, la préface de 1972 est une anti-préface, – simulacre qui se mire, s'écoute, se voit s'écouter et se joue de lui-même. Cela, c'est l'explication la plus immédiate, la plus apparente. Il faut aussi savoir qu'entre 1961 et 1972, Foucault a vraisemblablement connu des changements d'orientation théorique. S'il n'a jamais été structuraliste comme il le prétend (« je n'ai jamais été structuraliste » dira-t-il dans un entretien de 1983, « Structuralisme et poststructuralisme », in Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 435.), la préface de 1961 qui parlait « d'étude structurale », a pu devenir un sujet d'embarras, bien que le structuralisme ait toujours été une sorte d'étiquette au caractère nébuleux. Mais il y a autre chose : si l'Histoire de la folie, dès sa parution, a connu un certain succès, il n'en demeure pas moins que cet ouvrage fût parfois très critiqué. On pense notamment à Derrida qui a critiqué

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réaliser une « longue enquête3 ». Cette dernière, que Foucault place « sous le soleil de la grande recherche

nietzschéenne4 », devait porter sur une série de partages fondateurs censés définir, délimiter, circonscrire la

culture occidentale. Partage de la Raison d'avec la folie ; mais aussi de l'Occident d'avec l'Orient. Si nous écrivons Raison avec une majuscule (alors que Foucault ne le fait pas), c'est parce qu'il nous a semblé que la Raison dont il est question dans l'Histoire de la folie désigne beaucoup plus que la simple faculté de penser, de connaître ou de juger. En effet, celle-ci nous est apparue comme une entité dialectique, spéculative, métaphysique, bref comme un monstre au commandement de l'histoire. Ainsi, lorsque la Raison fait le partage de la folie, le geste de séparation trouve autant d'implications dans l'histoire positive que dans les oppositions métaphysiques de la culture occidentale. En ce qui nous concerne, c'est sur cette notion de partage et, plus précisément, sur le geste de rejet ou d'exclusion qu'elle renferme, que nous avons voulu faire porter notre réflexion.

Quand Foucault invoque un partage, c'est en insistant sur le rapport d'une culture à cela même qu'elle exclut : « On pourrait faire une histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur ; et tout au long de son histoire, ce vide creusé, cet espace blanc par lequel elle s'isole la désigne tout autant que ses valeurs.5 » Cette idée d'un

geste délimitant et circonscrivant l'espace officiel de la culture occidentale, cela par exclusion d'éléments dans une zone extérieure, on peut en voir la parenté dans les oppositions de la métaphysique, lesquelles impliquent toujours un choix : le vrai sur la faux, le beau sur le laid, le bien sur le mal, etc. Foucault en transposerait le schéma oppositionnel sur le terrain de la culture, où le choix d'une chose sur une autre serait indissociable d'une exclusion : partage de l'histoire d'avec le tragique, l'Occident d'avec l'Orient, de la réalité d'avec le rêve, de la moralité d'avec le désir, de la Raison d'avec la folie. Tels sont les différents partages identifiés par Foucault dans sa préface.

l'interprétation que faisait Foucault de Descartes (voir « Cogito et histoire de la folie », L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, pp. 51-97) Ces considérations excèdent notre propos. Sur la polémique entre Derrida et Foucault entourant la place de Descarte dans l'Histoire de la folie, on consultera l'article de Jean-Paul Margot, « La lecture foucaldienne de Descartes : ses présupposés et ses implications. », Philosophiques, 11(1), pp. 3–39. Quant aux raisons obscures de la suppression de la première de 1961, on se référera à l'article de Laurent Mattiussi, « Michel Foucault et le déni de préface. » in La relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes : Se relire contre l’oubli ?, tome II, Paris, Kimé, 2007, pp. 169-181.

3Foucault, Michel. « Préface » [1961] in Dits et écrits, tome I, Paris, Gallimard, 1994, pp. 159-167.

Dorénavant cité sous le titre unique de Préface.

4Préface, p. 162. 5Préface, p. 161.

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La perspective à laquelle nous sommes conviés dans l'Histoire de la folie est donc celle qui définit la culture occidentale, non par son strict contenu positif et intérieur, mais, au contraire, par ce qu'elle rejette et repousse à ses frontières, dans un extérieur. Ce qu'une culture exclut la définirait autrement mieux. Cette perspective signifie qu'il n'y a pas, pour une culture, de choix qui ne soit en même temps rejet, partage, exclusion. Entre ce qu'une culture choisit et ce qu'elle exclut, dans l'éclair de la décision, se trace, à chaque fois, une distance marquant ses limites ; une distance au-delà de laquelle elle n'est plus elle, mais sans laquelle elle ne peut être. La culture occidentale se distinguerait par ce qu'elle n'est pas.

C'est cette même configuration négative de l'identité que l'on retrouve pour la Raison, qui ne peut s'affirmer que « contre » ce qui n'est pas elle. « Il va donc falloir, écrit Foucault, parler de ce primitif débat sans supposer de victoire, ni de droit à la victoire [...] parler de ce geste de coupure, de cette distance prise, de ce vide instauré entre la raison et ce qui n'est pas elle, sans jamais prendre appui sur la plénitude de ce qu'elle prétend être. » C’est en ce sens que « l'étude structurale doit, selon Foucault, remonter vers la décision qui lie et sépare à la fois raison et folie6 ». Le lieu où l'étude structurale tente de remonter correspond au moment

« où l'homme de folie et l'homme de raison, se séparant, ne sont pas encore séparés », et « entament le dialogue de leur rupture, qui témoigne d'une façon fugitive qu'ils se parlent encore.7 » Ainsi, le partage est

processus ouvrant un dialogue de rupture, déchirure initiale dans laquelle se distinguent peu à peu les deux termes : « Là, folie et non-folie, raison et non-raison sont confusément impliquées : inséparables du moment qu'elles n'existent pas encore, et existant l'une pour l'autre, l'une par rapport à l'autre, dans l'échange qui les sépare.8 »

La rupture se solde, dans l’histoire occidentale, par la victoire de la Raison sur la folie, dont l'objectivation en maladie mentale représente pour Foucault le signe le plus explicite : « La constitution de la folie comme maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle, dresse le constat d'un dialogue rompu, donne la séparation comme déjà acquise, et enfonce dans l'oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait l'échange de la folie et de la raison. » La victoire de la Raison sur la folie signifie donc la fin du dialogue et de l'échange, la domination d'un des deux termes sur l'autre, l’intériorisation de la folie par la Raison et pour laquelle, désormais, il n'y a d'« autre » que toujours déjà capturé dans la négation d'elle-même. L'« autre » de la Raison, et de la culture, est réduit à ce qui n'est pas la Raison et n'est plus accessible que depuis celle-ci, c'est-à-dire prisonnier des rets du discours de la Raison devenu monologue ; prisonnier réduit au silence, qui n'a plus droit de parole : « Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la

6Ibid., p. 164. 7Ibid., p. 160. 8Ibid.

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folie, n'a pu s'établir que sur un tel silence.9 » Le partage entre Raison et folie s'ouvre dans le dialogue et

l'échange qui séparent les deux termes – distance de l'exclusion, moment du différend –, et se résout, à la faveur d'un terme unique, dans le monologue et la négation qui capturent son « autre » – distance intériorisée, moment du « même ». Telle est, brièvement résumée, la configuration générale de l'exclusion qu'on retrouve annoncée dans la première préface de l'Histoire de la folie.

On trouvera sans doute étrange le choix de Foucault de placer son étude « sous le soleil de la grande recherche nietzschéenne », car, de toute évidence, c'est davantage au sein même de la Raison, au milieu de son discours, dans le réseau de ses médiations dialectiques, et depuis une négation-exclusion fondatrice, qu'il tente de cerner le silence, la parole étouffée de la folie. Hegel plutôt que Nietzsche ? ou Hegel contre Hegel, plutôt que Nietzsche contre Hegel ? Sur cela, Derrida a tout à fait raison de parler, à propos de l'Histoire de la folie, d'une contestation de la Raison fatalement intérieure à cette Raison, rendant compte d'une certaine dimension hégélienne : « La révolution contre la raison ne peut se faire qu'en elle, selon une dimension hegelienne à laquelle, pour ma part, j'ai été très sensible, dans le livre de Foucault, malgré l'absence de référence très précise à Hegel. » « Ne pouvant opérer, ajoute Derrida, qu'à l'intérieur de la raison dès qu'elle se profère, la révolution contre la raison a donc toujours l'étendue limitée de ce qu'on appelle, précisément dans le langage du ministère de l'intérieur, une agitation.10 » Et l'Histoire de la folie ne se termine-t-elle pas

d'ailleurs sur la culpabilité historique de l'Occident d'avoir exclu la folie, consacrant ainsi la mauvaise conscience comme destin11 ? Foucault écrit cependant dans sa préface : « L'étude qu'on va lire ne serait que

la première, et la plus facile sans doute, de cette longue enquête, qui sous le soleil de la grande recherche nietzschéenne, voudrait confronter les dialectiques de l'histoire aux structures immobiles du tragique.12 » La

question de la présence de Nietzsche dans l'Histoire de la folie, il faudra non seulement l'aborder à l'égard du tragique, mais également dans son conflit avec ce que Foucault appelle « les dialectiques de l'histoire ». C'est au regard de ce conflit que pourra s'expliquer l'opposition, présente au sein de l'Histoire de la folie, du tragique et de la dialectique – opposition qui, selon nous, porte elle l'explication du geste d'exclusion.

Quant au fait que la révolution contre la Raison soit, en un sens, encore de la « raison », n'invalide pas la démarche de Foucault. Foucault lui-même d’ailleurs, dans sa préface, situe son étude, ou sa révolution, comme toujours déjà prisonnière de la Raison, c'est-à-dire dans un discours qui, comme le rappelle Derrida,

9Ibid.

10 Derrida, Jacques. « Cogito et histoire de la folie » dans L'écriture et la différence, Éd. du Seuil,

Paris, 1967, p. 59.

11Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique [1961], Paris, Gallimard, 2016, p. 663. 12Préface, p. 162.

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est « en général » de la « raison13 ». Car, une fois consommé le partage d'avec l'élément exclu, le terme

victorieux en vient à refuser l'échange avec son autre et, mettant fin au dialogue entre les deux, fonde le statut de sa primauté. Son, sa ? À ce stade, nous sommes déjà passés, et pour jamais, d'un côté de l'opposition, lequel verra son autre capturé depuis lui-même, par rapport à lui-même, et ici, pour Foucault, comme négation de lui-même : « Est originaire, écrit-il, la césure qui établit la distance entre raison et non-raison ; quant à la prise que la raison exerce sur la non-raison pour lui arracher sa vérité de folie, de faute ou de maladie, elle en dérive, et de loin14 ». Inaccessible pureté de la folie. Autrement dit, il n'y a d'accès à la folie que depuis la

Raison, toujours au profit de la victorieuse Raison, signe avant-coureur d'une intériorisation d'un terme de l'opposition par l'autre.

C’est depuis cette opposition entre Raison et non-Raison qu'il y a, qu'il peut y avoir un discours, non pas sur, mais, au moins d'abord, à propos de la folie. En effet, sans cette opposition, ni Raison ni folie n'arriveraient à se distinguer dans un premier temps. Mais, et c'est le drame de l’Histoire de la folie, à mesure que la Raison s'affirme, elle se détermine par et dans la négation de ce qu'elle n'est pas, comme la culture se constitue à travers ce qu'elle exclut. De l'extériorité qui les séparait et les distinguait, la Raison finit par absorber et digérer la distance d'altérité avec la folie, la faisant passer par les filtres du négatif : la Raison se distingue de ce qui n'est pas elle, la non-Raison. On verra dans l’ouvrage de Foucault que le moment dialectique et spéculatif de l'exclusion est en parfaite correspondance, au Moyen Âge, puis au milieu du XVIIe siècle, avec l'exclusion sociale et politique de la société européenne, – ce que Foucault a appelé « le grand renfermement15 ».

L’exclusion qui tenait d'abord son autre à l'extérieur, dans une altérité radicale rendant encore possible un échange devient exclusion de l'intérieur, moment de la victoire, moment unilatéral et début du monologue, négation faisant de son autre un non-soi. D'une situation duelle au Moyen Âge, nous passons à une situation négative à partir du milieu du XVIIe siècle. Ce schéma comportant deux moments, deux situations, est le fil conducteur de la présente recherche.

13 « Mais qu'est-ce qu'un langage, adresse Derrida, qui ne serait de la raison en général ? »

L'écriture et la différence, p. 55. Et un peu plus loin : « La phrase est par essence normale. Elle porte la normalité en soi, c'est-à-dire le sens, à tous les sens de ce mot », « dans sa syntaxe la plus pauvre, le logos est la raison, et une raison déjà historique. » (pp.83-84)

14Préface, p. 159.

15« Le grand renfermement » correspond au chapitre II de l'Histoire de la folie, et désigne, on le

verra plus loin en détail, l'opération politico-économique, d'abord en France puis ailleurs en Europe, de l'internement de la partie oisive de la population, c'est-à-dire de tous ceux qui se trouvaient dans l'incapacité de se conformer à l'obligation de travailler et de s'intégrer, selon les normes de l'époque, à une nouvelle sociabilisation.

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L'exclusion dont il a été question jusqu'ici, il faut en dire encore un mot. Elle n'est ni seconde, ni conséquence, mais constitutive et fondatrice de la culture occidentale. Elle est, pour Foucault, ce qui ouvre la distance ou la césure d'un espace de présence jamais sécable d'une absence, d'un complexe de sens jamais sécable du non-sens, d'une œuvre jamais sécable d'une absence d'œuvre : il y a une structure d'exclusion qui, dans une déchirure originelle, rend possible une œuvre, un discours, une histoire : « Le grand œuvre de l'histoire du monde est ineffaçablement accompagné d'une absence d'œuvre, qui se renouvelle à chaque instant, mais qui court inaltérée en son inévitable vide tout au long de l'histoire ». Toute l'histoire de l'Occident traînerait une négativité, un silence, une parole coupée, cela au cœur de son « grand œuvre », de son langage, de sa Raison.

Cette négativité n'est pas sans faire écho à la dialectique et au moment déterminé de l'« être-pour-soi » qui s'arrache de l'« être-en-soi ». Le pour-soi, selon Sartre, se « détermine perpétuellement lui-même à n’être pas l’en-soi. Cela signifie qu’il ne peut se fonder lui-même qu’à partir de l’en-soi et contre l’en-soi.16 » De même,

dans la Raison se dédoublant en une non-Raison, qui ne peut se poser qu'en s'opposant à ce qu'elle n'est pas, on peut voir la trace d'une transcendance et d'un sujet dialectisé dans la non-coïncidence de lui-même, creusant toujours l'irréparable distance qui le sépare de ce qu'il n'est pas. Nous pensons que ce Foucault appelle « le grand renfermement » est la métaphore réelle, sociale et politique traduisant la naissance du sujet moderne aliéné : je me distingue de tout ce qui n'est pas moi. Fin de la relation duelle que le sujet pouvait avoir avec un « autre » : son seul double, à présent, correspond à la négation abstraite de lui-même. Au XVIIe siècle, la ville renferme ses fous, et le sujet sa folie.

Entre la relation duelle et celle de la négation, un changement s'opère au sein du geste d'exclusion. Sans qu'il y ait deux exclusions distinctes, on peut observer deux types d’exclusion dans l'Histoire de la folie : l'une est l'exclusion au-delà des limites de la communauté, dans un ailleurs, comme si la chose rejetée était telle que seul l'éloignement de la distance avait pouvoir de conjuration ; l'autre est une exclusion à l'intérieur même de l'espace social, une répression qui vise moins un bannissement qu'une inclusion et donc une disparition progressive et totale de la chose exclue. Étrangement, on le verra, ces deux types d'exclusion semblent appartenir à un seul et même geste : entre le premier et le second type, il y a une progression et même, une intensification du rejet. Or, qu'il y ait une exclusion « primitive » dans l'Histoire de la folie, cela est nécessaire pour comprendre ce qui, initialement, fait l'objet d'un partage. À cet égard, une question critique que ne pose pas Foucault pourrait être celle-ci : qu'est-ce qui départage les partages ? Dans la préface de 1961, Foucault

16 Sartre, Jean-Paul. L'Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, 1979, p. 124. Rappelons que le

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ne présupposait « aucun droit à la victoire17 ». Cela suppose une certaine relativité des gagnants et des

perdants de l'histoire occidentale. Et c'est tout à fait de façon cohérente que dans un texte ultérieur à l'Histoire de la folie, « La folie, l'absence d'œuvre » (1964), Foucault pouvait se demander : « Pourquoi la culture occidentale a-t-elle rejeté du côté des confins cela même où elle aurait pu aussi bien se reconnaître – où de fait elle s'est elle-même reconnue de manière oblique ?18 » Mais autre est la question qui demande : qu'est-ce

qui départage les partages ? Qu'est-ce qui, par exemple, départage un dedans d'un dehors ? Qu'est-ce qui départage ce qui attire à l'intérieur, de ce qui repousse à l'extérieur ?

Dans le geste primitif de l'exclusion, il nous est apparu qu’on trouve concrètement et constamment à l'œuvre, dans les analyses de Foucault, une polarité qualitative, laquelle se rapporte au sacré. Bien que cette donnée de l'anthropologie sociale ne soit pas explicitement revendiquée par Foucault, elle agit bel et bien dans son texte, en tant qu’indice généalogique de l'exclusion, et notamment à travers l'exclusion du lépreux. En effet, c'est par l'exclusion du lépreux que l'Histoire de la folie amorce sa grande étude du partage de la Raison d'avec la folie. Si l'exclusion du lépreux importe aux analyses de Foucault – car, après tout, pourquoi dans un ouvrage sur l'exclusion de la folie, commencer avec celle du lépreux19 ? – c'est en raison de son inscription

dans une configuration où s'oppose le profane et le sacré. Et cette configuration est d'importance, puisqu'elle servira, pour ainsi dire, de sol premier sur lequel science et morale s'établiront par la suite : « Car il appartient sans doute à la culture occidentale, dans son évolution des trois derniers siècles, d'avoir fondé une science de l'homme sur la moralisation de ce qui avait été autrefois, pour elle, le sacré.20 » Dans son ambiguïté

fondamentale, le sacré donne la topographie première sur laquelle s'installera, au XVIIe siècle, un monde déchanté, une science de l'homme.

Pourquoi la culture occidentale a-t-elle rejeté à ses limites le lépreux ? le lépreux dans lequel elle aurait pu aussi bien se reconnaître ? Posée ainsi, la question ne fait pas de sens. Plutôt : qu'est-ce qui départage l'humain de l'inhumain ? La réponse implique un troisième terme. Or la Raison, sommée de définir l'essence de l'homme, est-elle ce troisième terme ? Non. La question de savoir ce qui départage l'humain de l'inhumain s'oriente vers un sol plus primitif que celui de la naissance de la Raison. Partir de la Raison et de son double, cela, dans l'Histoire de la folie, serait refaire le chemin critique vers l’homme moderne à partir de la différence spécifique de l'homme comme animal rationnel. En revanche, et c'est là où nous voulons nous diriger,

17Préface, p. 159.

18Dits et écrits, tome I, p. 412.

19 « En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n'est pas là qu'il faut le chercher, mais dans un

phénomène fort complexe [...] Ce phénomène, c'est la folie. » Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 21.

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l'exclusion primitive, qui se manifeste face au lépreux, ne se situe pas dans le partage de la Raison d'avec l'animale déraison, mais bien plutôt dans le dualisme du sacré où s'opposent deux pôles : le pur et l'impur. Ce qui est maintenu dans ce dualisme – contrairement à un dédoublement négatif – connaît des rapports d'échange, les deux parties ne se laissant réduire ni absorber l'une par l'autre. Mais le sacré est ce qui s'oppose d'abord et avant tout, non pas à la Raison ou à la déraison, mais au profane21. De la même façon,

l'exclusion d'un élément sacré impur, tel que le représente le lépreux dans L’histoire de la folie, se trouve motivée par son opposition fondamentale au monde profane. Dès lors, c'est tout un « autre » monde qui connaît des échanges avec le monde du profane, où l'exclusion d'un élément incompatible à la communauté est rejeté dans l'horizon menaçant d'un extérieur.

À l'inverse, le sujet qui apparaît dans l'Histoire de la folie, au milieu XVIIe, procède d’un renfermement, c'est-à-dire de l'intériorisation de tout ce qui était encore distribué, à la fin du Moyen Âge, selon un échange antagonique entre un intérieur et un extérieur, un pur et un impur, une ville et ce qu'elle rejette à ses limites. Au XV siècle, l'exclusion du lépreux répondait encore de ces échanges d'un monde avec un « autre ». Mais à mesure que le sujet s'affirme comme tel (à travers la Raison), tout ce qui était « extérieur », « autre », « hétérogène », et qui tenait dans une « distance sacrée22 », se rapproche de l'orbe de la conscience et de

l'espace social : « toutes les formes de la déraison qui avaient pris, dans la géographie du mal, la place de la lèpre et qu'on avait bannies au plus loin des distances sociales, sont devenues maintenant lèpre visible, et offrent leurs plaies rongeuses à la promiscuité des hommes.23 » Le bannissement, au XVIIe siècle, perd cette

distance lointaine au bout de laquelle on retenait parias, maudits et intouchables. C'est à ce moment que les marges sociales, accueillant une misère concrète, entament de remplacer les limites anciennes qui ouvraient sur un « autre » monde.

On en revient ainsi, prenant concrètement forme dans l’espace social, aux deux types d'exclusion, aux deux moments, que l'on peut suivre dans l'Histoire de la folie : d'abord l'exclusion du lépreux à la fin du Moyen Âge, qui met en jeu une dimension sacrée et religieuse, un rapport avec un « autre » monde ; ensuite l’exclusion par l'internement qui surgit durant la seconde moitié du XVIIe siècle, où l'on exclut une masse d'individus irréductibles à la norme du travail. D'un côté, puissance du sacré ; de l'autre, norme et impératif du travail, – désenchantement. Dans le monde rationnel qui naît, vers le XVIIe siècle, il restera néanmoins le découpage,

21« Or, observe Mircea Eliade, la première définition que l'on puisse donner du sacré, c'est qu'il

s'oppose au profane. » Le sacré et le profane [1957], Paris, Gallimard, 2016, p. 16. Ouvrage publié originellement en 1957, dans la Rowohlts Deutsche Enzyklopädie, sous le titre « Das Heilige und das Profane ».

22Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 18. 23Ibid., p. 448.

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la localisation ancienne du pur et de l'impur ; et il restera aussi une puissance d'effroi refoulée aux marges. Concrètement, si, comme nous le pensons, intégrer le sacré à l'analyse de l'exclusion permet de rendre compréhensible « la géographie du mal24 » un peu obscure dans l'Histoire de la folie, ça ne sera pas sans

nous aider d'auteurs qui, en apparence, paraissent extérieurs à cet ouvrage : Roger Caillois et, dans une plus grande mesure, Georges Bataille.

On sait que Foucault fût lecteur de Bataille25. Il faut aussi savoir la proximité intellectuelle entre Bataille et

Caillois, comme ce dernier l'écrit dans l'avant-propos de L'homme et le sacré : « Je dois enfin exprimer ma gratitude à Georges Bataille : il me semble que sur cette question [le sacré] s'est établie entre nous une sorte d'osmose intellectuelle, qui ne me permet pas, quant à moi, de distinguer avec certitude, après tant de discussions, de sa part de la mienne dans l'œuvre que nous poursuivons en commun.26 » Cette œuvre en

commun, immense malgré la brièveté du Collège de sociologie27, renferme un certain nombre de réflexions

sociologiques et philosophiques, notamment sur le sacré et son rôle dans la communauté humaine28.

La raison pour laquelle nous avons été conduit à rapprocher l'Histoire de la folie de certains textes de Caillois et de Bataille, n'a pas d'abord été celle de la filiation ou de l'influence intellectuelle29. C'est plutôt un problème

24Ibid.

25En témoigne le texte célèbre qu'il écrit sur Bataille, « Préface à la trangression » [1963] in Dits et

écrits, tome I, pp. 233-250.

26Caillois, Roger. L'homme et le sacré [1939], Paris, Gallimard, 1961, p. 13.

27Bataille et Caillois sont notamment connus pour avoir menés, avec Michel Leiris, le Collège de

sociologie, bref groupe d'avant-garde (1937-1939). Sur ce sujet, on se référera à l'ouvrage de Denis Hollier, qui rassemble toute la production écrite du groupe : Le collège de sociologie, 1937-1939, Paris, Gallimard, 1995, 911p.

28Autour de celles-ci, toute une filiation, elle aussi énorme, est repérable. De L'homme et le sacré,

Caillois écrit : « Le lecteur verra, chemin faisant, tout ce que doit cet ouvrage aux recherches et aux synthèses qui ont illustré les noms de Durkheim, de Hubert et de Hertz, comme à celles que MM. Mauss, Granet et Dumézil continuent à mener à bien. »L'homme et le sacré, p. 13.

29 L'importance que Foucault attribue à Bataille est connue. Mais il y a aussi une certaine

proximité intellectuelle, et également dans le style, entre Foucault et Caillois, que Blanchot soulève en mettant l'un face à l'autre : « Toutefois, son premier livre [Histoire de la folie], qui lui a apporté la renommée, m'avait été communiqué, alors que ce texte n'était encore qu'un manuscrit presque sans nom. C'est Roger Caillois qui le détenait et le proposa à plusieurs d'entre nous. Je rappelle ce rôle de Caillois, parce qu'il me semble être resté ignoré. Caillois lui-même n'était pas toujours agréé par les spécialistes officiels. Il s'intéressait à trop de choses. Conservateur, novateur, toujours un peu à part, il n'entrait pas dans la société de ceux qui détiennent un savoir reconnu. Enfin, il s'était forgé un style fort beau, parfois jusqu'à l'excès, au point de se croire destiné à veiller – veilleur farouche – sur les convenances de la langue française. Le style de Foucault, par sa splendeur et sa précision, qualités apparemment contradictoires, le laissa perplexe. Il ne savait pas si ce grand style baroque ne ruinait pas le savoir singulier dont les

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qui persistait dans notre lecture de l'ouvrage : comment comprendre le geste d'exclusion qui précède l'exclusion de la folie et, peut-être, la génère ? Foucault présuppose un sol sur lequel est déjà taillé, découpé, distribué, l'espace des séparations ultérieures : le fou hérite la place du lépreux, mais la place du lépreux, comment l'expliquer ? Foucault laisse quelques indices : « distance sacrée », « purification », « impureté »... Ici, le livre de Caillois, L'homme et le sacré (1939), se montre lumineux, relevant ce qui avait été laissé dans l'ombre par Foucault, à savoir : la polarité du sacré. C'est principalement de ce dernier livre que nous nous servirons lorsque viendra le temps de spécifier le domaine du sacré. Quant à Bataille, c'est à un texte des années trente que nous nous référerons : La structure psychologique du fascisme (1933). Bataille y développe notamment les notions d'homogénéité et d'hétérogénéité. Si cela possède une importance pour nous, c'est que ces notions articulent une compréhension de l'exclusion sociale fondée sur le sacré lui-même. On y retrouve aussi, de manière schématique, une exclusion en deux temps : exclusion d'abord de l'impur qui appartient à la configuration primitive du monde du sacré s'opposant au monde du profane ; exclusion ensuite des formes inutiles par la société homogène et rationnelle, à savoir pour lui : « La société homogène est la société productive, c'est-à-dire la société utile. Tout élément inutile est exclu, non de la société totale, mais de sa partie homogène.30 »

Il s’agira donc pour nous de suivre, à partir de l'Histoire de la folie, deux moments, deux types d'exclusion, dont la clé de l'opposition est, semble-t-il, le sacré. Face à la question que nous croyons obscurément au cœur de l’Histoire de la folie, à savoir: « qu'est-ce qui départage l'humain de l'inhumain ? », nous suggérons de mettre de l’avant le sacré comme le troisième terme qui permet d'éclairer ce qui, à un certain degré d'intensité, ne peut plus relever strictement d'un « choix31 ». Si la culture occidentale rejette à ses limites le

lépreux, c'est parce qu'elle n'aurait pas pu se reconnaître en lui. C'est le geste d'exclusion et son rôle dans la composition de la culture qui constitue l'intérêt de ce mémoire. Nos développements devront mener à une clarification de la relation entre ce que la culture choisit et ce qu'elle exclut, entre ce qu'elle élit comme humain et ce qu'elle maudit comme inhumain. Pour ce faire, nous nous appliquerons à retracer, dans l'Histoire de la folie, la configuration du sacré et ce, à travers le geste de l'exclusion. Du reste, nous prétendons moins à une relecture de l'Histoire de la folie, que d'en dégager un thème : l'exclusion dans son rapport avec le sacré et la

caractères multiples, philosophique, sociologique, historique, l'embarrassaient et l'exaltaient. Peut-être vit-il dans Foucault un autre lui-même qui lui déroberait l'héritage. Personne n'aime se reconnaître, étranger, dans un miroir où il ne discerne pas son double, mais celui qu'il aurait aimé être. » Michel Foucault tel que je l'imagine, Paris, Fata Morgana, 1986, pp. 10-11.

30Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme » [1933] in La Critique Sociale, Paris,

La Différence, 1983, p. 137.

31« Mais en cette région dont nous voulons parler, elle [la culture] exerce ses choix essentiels, elle

fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve l'épaisseur originaire où elle se forme. » Préface, p. 161.

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culture. Enfin, de l'Histoire de la folie elle-même, nous nous restreignons à la période allant de la fin du Moyen Âge jusqu'à la fin du XVIIe siècle.

Dans le premier chapitre de ce travail, il sera question, d'abord, de l'exclusion du lépreux, c'est-à-dire celle qui se compose et exécute son geste dans la répartition du pur et de l'impur, du sacré et du profane. Telle est la première opposition que nous allons rencontrer. Les descriptions de la société de la fin du Moyen Âge qu'on trouve au début de l'Histoire de la folie, nous le verrons, rapportent une série d'exclusions : lépreux, vénérien, fou, tous manifestant, à travers leur exclusion, le traçage d'un même partage. Partage qui ne peut se comprendre que depuis la topographie fixée par le sacré. C'est ici qu'un ouvrage comme L'homme et le sacré de Caillois devient tout à fait pertinent, lequel nous permettra de préciser ce qui, dans l'Histoire de la folie, n'avait pour seul nom que la « géographie du mal ».

Dans le second chapitre, nous verrons se lever la grande opposition de la Renaissance : la Raison et la folie. C'est en suivant « les dialectiques de l'histoire » et leur combat contre la folie que nous viendrons à voir comment la Raison étend son empire sur la société. Par ailleurs, à l'égard de cette lutte entre la Raison et la folie, nous pensons que Foucault suit le modèle « de la grande recherche nietzschéenne », à savoir selon nous : La Naissance de la tragédie32. C'est en observant la stratégie d'enquête employée par Nietzsche

dans cet ouvrage que pourront s'éclairer plusieurs choix effectués par Foucault dans sa propre étude. Et d'abord : pourquoi Foucault s'oppose-t-il aux « dialectiques de l'histoire » ? pourquoi oppose-t-il le tragique à la dialectique ? De quel crime la pensée dialectique est-elle coupable ? Non sans raison, on verra apparaître à quelques reprises de ce chapitre le nom de Hegel.

Dans le troisième chapitre, nous nous dirigerons vers le second type d'exclusion qui surgit au milieu du XVIIe siècle. Cette exclusion correspond à la pratique de l'internement. La répression, par le truchement de l'État, se tourne désormais vers l’oisif, catégorie sociale qui naît des exigences nouvelles du travail. Mais c'est aussi toute la société qui change, qui se transforme, qui achève de se désacraliser en même temps qu'elle succombe à la rationalité, effaçant tous les prestiges des exclus du Moyen Âge. Cette transition engage un certain nombre de changements et de conséquences, dont l'expression la plus manifeste est la montée en puissance de la bourgeoisie. Enfin, nous tenterons, avec l'aide de Bataille, de ressaisir les deux moments précédents : le moment du dualisme et le moment de la négation, ainsi que les deux types d'exclusion, devront être compris selon un seul et même mouvement. Il sera question, chez Bataille, d'une société rationnelle fondée sur le travail et l'utilité. En celle-ci, les éléments inutiles sont exclus. C'est cette exclusion, en apparence fondée sur l'utilité sociale, que Bataille va lier au dualisme du sacré. Homogène et hétérogène

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constituent l'opposition avec laquelle Bataille entend analyser la relation du sacré avec la société bourgeoise et rationnelle. Cette opposition englobera enfin toutes les oppositions précédentes, offrant par le fait même une explication générale du geste d'exclusion au sein de la culture.

Soulignons, pour finir, la portée expressément exploratoire de ce mémoire : l'explication du geste d'exclusion pour lui-même n'est ni donnée par Foucault ni par les foucaldiens. C'est le geste d'exclusion pour lui-même, c'est-à-dire valant pour lui-même, agissant du fond de la culture occidentale, qui constitue notre intérêt de recherche. Nous ne cherchons donc pas à établir dans sa vérité ce qu'a voulu dire ou exprimer l'auteur de l'Histoire de la folie, mais ce que peut signifier parmi tant d'autres idées celle d'un geste de rejet structurant la culture.

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Chapitre 1 Le pur et l'impur

« Les qualités des choses sont contagieuses : elles s'échangent, s'intervertissent, se combinent et se corrompent, si une trop grande proximité leur permet de réagir entre elles. L'ordre du monde se trouve offensé d'autant.33 »

Roger Caillois, L'homme et le sacré.

1.1 L'EXCLUSION ET LE SACRÉ

L'Histoire de la folie est avant tout une vaste étude des rapports historiques entre la société européenne et la folie, allant de la fin du Moyen Âge jusqu'au XIXe siècle. La spécificité de l'entreprise foucaldienne est peut-être d'avoir voulu comprendre tous ces rapports d'après un geste d'exclusion : les traitements de la folie, son objectivation en maladie mentale ou encore sa naturalisation, tout cela ne serait que les opérations par lesquelles la Raison s'assure d'elle-même en dominant entièrement son « autre ». Mais cette volonté d'exclure ce qui est « autre », d'où vient-elle ? C'est par ces premières lignes que débute l'Histoire de la folie :

À la fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît du monde occidental. Dans les marges de la communauté, aux portes des villes, s'ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé de hanter, mais qu'il a laissées stériles et pour longtemps inhabitables. Des siècles durant, ces étendues appartiendront à l'inhumain. Du XIVe siècle au XVIIe siècle, elles vont attendre et solliciter par d'étranges incantations une nouvelle incarnation du mal, une autre grimace de la peur, des magies renouvelées de purification et d'exclusion.34 (Nous soulignons.)

Inhumain, cela veut dire qui n'est pas humain, qui est sans humanité. Du XIVe siècle au XVIIe siècle, l'inhumain est encore localisé selon la vieille topographie des principes mystiques, voulant qu'au centre soit le bien et à la périphérie le mal35. Cela changera. Mais pour l'instant, l'état qui fonde l'inhumanité est de l'ordre de

33Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 28.

34Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 13. 35Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 64.

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la souillure et de l'impureté, – élément inassimilable menaçant l'équilibre de la communauté qui s'en prémunit par sa mise à distance. Ces rapports mettent en jeu davantage qu'une simple « exclusion sociale ». Un lépreux n'est pas un « marginal », mais un impur possédant une épaisseur symbolique, une aura de répugnance. L'élément négatif du rejet doit se comprendre d'après la tension d'une polarité qui s'exerce entre forces contraires : le respect et la reconnaissance ; le dégoût et l'horreur ; ce qui est noble et pur et ce qui est ignoble et impur ; ce qui attire et ce qui repousse. La polarité fondamentale est celle qui divise le sacré suivant une dualité intrinsèque. Sur ce point, on peut se référer à Roger Caillois. À la suite des analyses de Durkheim, Mauss et Robert Hertz, Caillois identifie l'ambivalence du sacré à sa polarité, laquelle compte toujours deux faces, deux côtés : « le droit et l'adresse manifestent la pureté et la faveur divine, la gauche et la gaucherie la souillure et le péché.36 » Dans sa polarité, le sacré comprend ce qui est saint et ce qui est maudit ; ce qui est

pur et ce qui est impur. C'est le côté « gauche » du sacré auquel s'est intéressé l'auteur de l'Histoire de la folie, car c'est toujours ce côté qu'on trouve impliqué dans ses descriptions de l'exclusion, en particulier celle pratiquée dans la société féodale.

La raison pour laquelle Foucault s'intéresse à l'exclusion du lépreux tient peut-être à la qualité « archaïque » sur laquelle se fonde cette dernière. Car pourquoi, pour quel motif, a-t-on exclu le lépreux, et à la suite de celui-ci, plusieurs autres personnes, dont le seul point commun semble être leur caractère repoussant ? Lépreux, vénériens, fous, les trois exemples que décrit Foucault au tout début de ses analyses, signalent et marquent à chaque fois l'indice de l'impureté, de la souillure – non ce qu'on retire et protège au centre de la société, le pur, mais ce qui provoque l'effroi et la peur d'une contamination que seule apaise l'exclusion aux limites de la communauté. À plusieurs reprises, lorsqu'il décrit la société de la fin du Moyen Âge, Foucault laisse apparaître la présence du sacré comme intrinsèquement liée à la figure de ces exclus ; évoquant, par exemple, « une distance sacrée37 » dans laquelle était maintenu le lépreux ; ou encore, rapportant le cas d'un

prêtre devenu fou en 1421 à Nuremberg, qui « est chassé avec une solennité particulière, comme si l'impureté était multipliée par le caractère sacré du personnage38 ». Est sacré ce qui est pur ou impur. Le

prêtre étant pur, la souillure est d'autant plus grave. Mentionnant le cas de la vestale impure qu'on enterrait vive, Caillois fait part de la gravité que constitue, de manière générale, la souillure de l’être pur : « Le cas est particulièrement grave. Il s'agit d'un être consacré : la sainteté du coupable accroît le poids de la faute autant que la grandeur des péchés donne parfois la mesure de la sainteté à venir.39 » Ainsi, le prêtre devenu fou

multiplie-t-il l'infraction au sacré du fait qu'il se trouve déjà consacré par son statut – consacré côté « droit ».

36Caillois, Roger. L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1961, p. 52. 37Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 18. 38Ibid., p. 25.

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Mais dans le cas de la folie, comment pourrait-elle constituer une impureté ? « On a l'habitude, écrit Foucault, de dire que le fou du Moyen Âge était considéré comme un personnage sacré, parce que possédé. Rien de plus faux. S'il était sacré, c'est avant tout que, pour la charité médiévale, il participait aux pouvoirs obscurs de la misère.40 »

Les pouvoirs obscurs de la misère, voilà ce qui apparaît en premier lieu comme le trait commun à tout le premier genre d'exclusion rencontré dans l'Histoire de la folie, à savoir : celle qui, d'une part, s'articule d'après la division interne du sacré, et d'autre part, qui se distribue dans le relief d'une « géographie du mal41 »,

laquelle manifeste la relation entre un centre et ses limites, une ville et sa périphérie. Le prêtre symbolise le centre, le pur, le sacré côté « droit ». Alors que la misère, la déchéance, l'impureté, qu'elles prennent les formes de la folie ou du lépreux, signalent le côté opposé, le côté « gauche » du sacré, celui repoussant qu'on tient aux limites de la communauté. « R. Hertz, écrit Caillois, a remarqué avec raison que l'opposition du droit et du gauche s'articule avec celle du dedans et du dehors. La communauté se regarde comme enfermée dans une manière d'enceinte imaginaire. A l'intérieur du cercle, tout est lumière, légalité et harmonie, espace repéré, réglé, distribué ». « Au-delà, poursuit Caillois, s'étendent les ténèbres extérieures, le monde des embûches et des pièges, qui ne connaît ni autorité ni loi, et d'où souffle une constante menace de souillure, de maladie et de perdition.42 » Ainsi à la question : qu'est-ce qui départage les partages ? qu'est-ce qui départage

un dedans d'avec un dehors, un intérieur d'avec un extérieur ? Il faut répondre en un premier temps : la polarité du sacré. Ajoutons également, de manière préliminaire, l'importance de la perception qu'a la communauté dans ce qui commande le geste d'exclusion ; tout, pour l'instant, se jouant dans la distance qui repousse un être au-dehors – encore faut-il être en contact avec ce dehors.

1.2 L'EMPLACEMENT DE L'IMPUR

Le sacré ne repose pas sur des normes (c'est précisément l'inverse43) ; il est bien plutôt un monde de

puissances qui s'impose à l'homme. Comme le souligne Caillois, « le sacré apparaît [...] comme une catégorie de la sensibilité.44 » Et c'est comme catégorie de la sensibilité que le sacré est effectif, fournissant les

40Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 88-89. 41Ibid., p. 448.

42Caillois, Roger. L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1961, p. 63.

43 Caillois note par exemple à propos de l'interdit relevant du sacré : « Le tabou se présente

comme un impératif catégorique négatif. Il consiste toujours en une défense, jamais en une prescription. Il n'est justifié par aucune considération de caractère moral. » Ibid., p. 23.

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directions fondamentales selon lesquelles un être est attirant ou repoussant, tiré au centre ou repoussé aux limites.

Or ce sont aussi les directions sur lesquelles viendront s'asseoir, en les recouvrant, la morale et la science : « Car il appartient, écrit Foucault, sans doute à la culture occidentale, dans son évolution des trois derniers siècles, d'avoir fondé une science de l'homme sur la moralisation de ce qui avait été autrefois, pour elle, le sacré.45 » En partant de l'exclusion du lépreux et de la société féodale, les analyses de Foucault s'établissent

sur un sol, lequel doit être premier dans l'ordre des discriminations. Ce sol, c'est celui qui constitue la géographie du mal, ou plutôt, si l’on parle d’avant la moralisation du sacré, la géographie de l'impur. C'est à partir de cette répartition archaïque que Foucault va fixer au partage ultérieur de la Raison d'avec la folie le cadre de sa hantise : « Ce qui va rester sans doute plus longtemps que la lèpre, et se maintiendra encore à une époque où, depuis des années déjà, les léproseries seront vides [...] c'est le sens de cette exclusion, l'importance dans le groupe social de cette figure insistante et redoutable qu'on n'écarte pas sans avoir tracé autour d'elle un cercle sacré.46 »

Soulignons-le, aux yeux de Foucault, c'est la folie qui figure comme « héritage » de la lèpre47. En effet, les

exclusions se succèdent « comme par droit d'héritage48 ». Qu'est-ce qui est hérité ? Ce qui est hérité, en

premier lieu, c'est l'emplacement ou la place de l'exclu. Dans le cas qui nous occupe, il s'agit de la place de la lèpre49. De celle-ci, la folie retiendra « les peurs séculaires », les « réactions de partages, d'exclusion, de

purification50 ». On ne peut comprendre, dans l'Histoire de la folie, la série d'exclusions qui prépare celle de la

folie, si l’on ignore les raisons de ces « peurs séculaires » – celles qui forment l'inquiétante obscurité de la périphérie où ce qui y est rejeté se trouve en même temps consacré. Mircea Eliade observe : « Ce qui est " souillé ", et par conséquent " consacré ", se distingue en tant que régime ontologique, de tout ce qui appartient à la sphère profane.51 » Distinction qui revient à dire ceci : ce qui est impur apparaît devant

45Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 130. 46Ibid., p. 18.

47 « En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n'est pas là qu'il faut le chercher, mais dans un

phénomène fort complexe [...] Ce phénomène, c'est la folie. » Ibid., p. 21.

48Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 19.

49« Le relais, écrit Foucault, fut pris d'abord par les maladies vénériennes. D'un coup, à la fin du

XVe siècle elles succèdent à la lèpre comme par droit d'héritage. » « Une nouvelle lèpre est née, qui prend la place de la première. Non sans difficultés d'ailleurs, ni conflits. Car les lépreux eux-mêmes ont leur effroi. » « En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n'est pas là qu'il faut le chercher, mais dans un phénomène fort complexe [...] Ce phénomène, c'est la folie. » Ibid., pp. 19-20, 21.

50Ibid., p. 21.

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l'existence profane comme « tout autre ». Si l’on écarte et rejette le lépreux dans « un cercle sacré », c'est parce que celui-ci, de fait, est sacré et que le groupe social constitue précisément la vie profane. Autrement dit, le lépreux est d'abord et avant tout exclu du monde profane, soit la communauté ou le groupe social. « L'usage des bien naturels, écrit Caillois, la participation à la vie du groupe constitue et définissent en effet l'existence profane : le pur s'en exclut pour approcher des dieux, l'impur en est banni afin qu'il ne communique pas sa souillure à ce qui l'entoure. De fait, la communauté prend toujours un soin extrême de tenir ce dernier à l'écart.52 » Impur, le lépreux s'oppose au profane ; son exclusion le porte aux limites de la communauté

humaine, à la périphérie de laquelle gravite, sur des rayons de plus en plus lointains, la sombre présence de l'inhumain. Telle est la topographie de l'exclusion première, mettant en relation un centre, l'humain, et une périphérie, l'inhumain. Notons que ce rejet, cette mise à distance par le profane de ce qui est impur, ne se réduit pas, dans son explication interne, à un « phénomène social ». C'est bien plutôt l'exclusion ultérieure du « marginal » qui dérive de l'exclusion fondée sur sacré et le profane. Pour le comprendre, il faudra examiner comment l'exclusion dans un extérieur devient capture dans l'espace de la communauté. Mais pour l'instant, c'est cet extérieur qui, gravitant aux limites de la cité, forme la périphérie où se loge ce qui est « autre » et dont le caractère humain a été altéré.

1.3 L'EXCLUSION DU LÉPREUX

On sait, et Foucault en fait quelque peu état, toute la sombre bizarrerie des rituels qui accompagnaient l'exclusion du lépreux. Concernant le contexte et la sensibilité générale de la fin du Moyen Âge, c'est le thème de la mort qui domine : « Jusqu'à la seconde moitié du XVe siècle, ou encore un peu au-delà, le thème de la mort règne seul. La fin de l'homme, la fin des temps ont la figure des pestes et des guerres. Ce qui surplombe l'existence humaine, c'est cet achèvement et cet ordre auquel nul n'échappe.53 » Si le lépreux, aux XI-XIIe

siècles, trouvait une positivité, à l'instar des misérables de ce temps, en se faisant la voie du Salut – comme le souligne Françoise Bériac « la lèpre devient une épreuve salvatrice, et désigne comme aimés de Dieu ceux qu'elle frappe » et ajoute que « certains malades semblent avoir si bien intégré cette idée de la lèpre comme voie du Salut que la maladie déclenche chez eux un comportement pénitentiel actif54 » – il en est tout autre

52Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 46.

53Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 31.

54 Sur ces questions on se référera au chapitre III de l'ouvrage de Françoise Bériac, Histoire des

lépreux au Moyen Âge, Paris, Éd. Imago, 1988, 278p. Voir également l'article synthétique de Daniel le Blévec qui fait le tour des principaux travaux sur la question de la condition sociale des lépreux au Moyen Âge : « Les lépreux peuvent-ils vivre en société ? Réflexions sur l’exclusion sociale dans

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pour le lépreux du XVe siècle. C'est de ce lépreux dont il est visiblement question au début de l'Histoire de la folie, car, à cette époque, ce dernier se voit complètement exclu, jusqu'à être, vivant, déclaré mort : « Le rituel d'exclusion du lépreux, écrit Foucault, montrait qu'il était, vivant, la présence même de la mort.55 » On procède

à des rites funéraires, simulacres d'inhumation, messes, processions, chants du Libera me : le lépreux est « mort au monde ». Déjà paraissait en 1865 un Essai sur la condition sociale des lépreux au Moyen-Age, d'un certain Lecouvet, dans lequel se trouve décrit quelques-uns des morbides rituels qui avaient anciennement cours : « Dans certains diocèses, le lépreux à son arrivée à l'église, devait se placer sous le drap mortuaire comme un véritable mort. [...] Une petite fosse se trouve préparée dans le cimetière. On s'y rend en chantant le Libera me, Domine, etc.56 » Le simulacre d'inhumation consistait à faire descendre le lépreux dans cette

fosse ; on lui jetait une pelletée de terre sur la tête en lui disant : « Sois mort au monde, ne vis plus que pour Dieu.57 » Les rituels de purifications ne faisaient pas seulement accompagner l'exclusion du lépreux ; ce n'était

pas une sorte de caprice symbolique, mais une séparation au terme duquel le lépreux était, par le corps social, considéré comme symboliquement mort58. En un sens, cette mort-là, qui nous est inconnue,

transgresse tous les principes de la mort biologique, toutes les conventions de la finitude en tant que condition de l'être. Dans le rituel de séparation du lépreux, il est possible d'observer l'indice, si fugace soit-il, d'un échange avec la mort ; un échange ayant forme de séparation sociale, mais qui, faisant toucher symboliquement la vie et la mort, manifeste une continuité, là où nous ne connaissons qu'une coupure radicale, séparation ontologique qui signifie la fin de l'homme et du monde. On donne la mort au lépreux dans l'opération qui le sépare et l'exclu du monde profane – relation qui n'est pas simple négation de l'un sur l'autre, mais échange entre monde du profane et monde du sacré, continuité symbolique dans la mort. La dimension symbolique établit continuité là où la culture tient dans la limite d'un partage. Tant que l'exclusion était celle d'une mise en relation entre deux mondes, dont l'un devait apparaître comme « tout autre », signe d'une différence qui ne se réduit pas au réel, tant qu'il y avait cette exclusion, l'exclu conservait un prestige et une

les villes du Midi à la fin du Moyen Âge », Vivre en société au Moyen Âge : Occident chrétien VIe-XVe siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2008, 281-291pp.

55Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 31. Note de bas de page.

56 Lecouvet, J. F. F. Essai sur la condition sociale des lépreux au Moyen-Age, Gand, 1865, p. 74-75.

57Pour une recension des ordines de séparation, ainsi que leur fréquence, cf. F. Bériac Histoire des

lépreux au Moyen Âge, Paris, Éd. Imago, 1988, pp. 216-218.

58 Comme le note Virginie Portes dans le collectif Information et société en Occident à la fin du

Moyen Âge : « Communiquer la nouvelle de la mort, c'est informer de la disparition de quelqu'un. Celle-ci peut être réelle, comme elle peut parfois être symbolique. Le cas des lépreux au XVe siècle se rattache à la seconde catégorie. Bien que physiquement vivants, ils sont considérés par le corps social comme symboliquement décédé au terme d'une cérémonie particulière : le rituel de séparation. » Information et société en Occident à la fin du Moyen Âge, Paris, Publication de la Sorbonne, 2004, p. 99 ssq.

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positivité que la mauvaise conscience nous interdit de reconnaître : ce n'était pas le spectacle hideux et passif de la misère dont se repaît notre pitié, mais le pouvoir actif et terrible d'incarner un objet de frayeur général.

La grande opposition de la communauté humaine est celle qui divise le profane et le sacré, de telle sorte que dans cette séparation s’atteste aussi la relation et l’échange qui unit les hommes à l'inhumain. Le lépreux, parce qu'il est impur, ne peut rester dans le monde profane ; et le sens de son exclusion ne s'épuise pas dans l'acte du bannissement, mais tend à être celui d'un rééquilibrage de l'ordre social comme de l'ordre cosmique, comme l'explique Caillois :

C'est que l'ordre naturel continue l'ordre social et le réfléchit. Tous deux sont liés ; ce qui trouble l'un dérange l'autre. Un crime de lèse-majesté est l'équivalent à un acte contre-nature et nuit de la même façon au bon fonctionnement de l'univers. De la même manière, tout mélange est une opération dangereuse qui tend à apporter de la confusion et du désordre, qui risque en particulier de brouiller des qualités qu'il importe de tenir séparées, si l'on veut qu'elles se conservent leurs vertus spéciales.59 (Nous soulignons)

Le rite par lequel on exclut le lépreux est destiné à maintenir séparés le monde du sacré et le monde du profane, seule garantie de l'ordre humain comme de l'ordre naturel. Ce maintien de la séparation explique aussi que l'exclusion du lépreux n'est pas destinée à le faire entrer dans la communauté des hommes. En effet, le lépreux fait figure d'un cas de « souillure inexpiable » : « Il n'est plus de moyen de le " libérer ", écrit Caillois à propos de cet impur, de le faire jamais rentrer dans l'ordre profane. Aussi ne reste-t-il qu'à retrancher radicalement du groupe ce principe et ce foyer de contagion dangereuse. On le déclare donc sacré (sacer, ἱερός).60 » Ainsi du lépreux qui, déclaré mort au monde, est devenu sacré pour une communauté qui le

maintient hors d'elle. C'est pourquoi aussi, à plusieurs reprises dans l'Histoire de la folie, Foucault insiste sur le caractère sacré de la distance dans laquelle était maintenu la lèpre : « ces rites, écrit-il, qui n'étaient point destinés à la supprimer, mais à la maintenir dans une distance sacrée, à la fixer dans une exaltation inverse.61 » La distance est sacrée, car elle manifeste l'éloignement même par lequel le sacré s'oppose au

profane, cela en tant que région « autre ». L'exclusion du lépreux n'est donc pas une simple « exclusion sociale », mais l'échange avec un « autre » monde, où les enjeux d'ordre symbolique excèdent le pur réel.

Cependant, à la fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît et, écrit Foucault, « un monde est en train de naître où l'efficacité symbolique est réduite à d'illusoires images qui recouvrent mal la volonté coupable.62 » Dès lors,

59Caillois, Roger. L'homme et le sacré, pp. 26-27. 60Ibid., p. 57.

61Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 18. 62Ibid., p. 133.

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tout ce qui restera des rites d'exclusion du lépreux sera, pour Foucault, leurs structures : « Dans les mêmes lieux souvent, les jeux de l'exclusion se retrouveront, étrangement deux ou trois siècles plus tard. Pauvres, vagabonds, correctionnaires et " têtes aliénées " reprendront le rôle du ladre ». Le rôle du ladre, c'est-à-dire sa place d'exclu située à la périphérie. C'est en effet un principe structuraliste d'accorder le primat du sens à la place plutôt qu'aux choses ou aux êtres qui viennent s'y asseoir63. Or, les pauvres, les vagabonds, les

correctionnaires qui prendront la place du lépreux n'y conserveront pas la relation que ce dernier avait avec le monde du sacré. En effet, si la place du lépreux reste bel et bien (le lépreux en tant que place ou position), celle-ci se verra néanmoins progressivement désacralisée à partir du XVIe siècle. Sans que s'efface le relief qu'avaient tracé le pur et l'impur, l'efficace du sacré disparaîtra. Est-ce à dire qu'il faut déjà voir dans l'emplacement de l'exclu la périphérie sociale destinée à accueillir la marginalité ? En tout cas, ce qui reste surtout, c'est cette configuration de l'intérieur et de l'extérieur, du centre et de la périphérie.

Cette place de l'exclu, située à l'extérieur de la communauté, se manifeste dans les trois premières exclusions avancées par Foucault, soit le lépreux dont nous avons parlé, mais également le vénérien et le fou (on y reviendra). Il y a, nous l'avons précédemment mentionné, un phénomène d'« héritage ». Or, la géographie de l'impur précède et survit à la lèpre. En un sens, cette géographie existe préalablement dans l'ordre des directions émis par le dualisme du sacré. Cependant, si lépreux, vénérien et fou manifestent tous l'espace d'un dehors, les manifestations, elles, varient. La mort du lépreux en constitue peut-être la forme la plus singulière. Elle exprime une extériorité radicale, puisque, vivant, le lépreux était la présence de la mort : pourvue d'une dimension symbolique, la mort n'est pas encore vécue dans les limites d'une conscience individualisée ; elle est « là », tenant à l'extérieur, sur les bords de la périphérie, à la limite de la ville, comme un péril qu'il faut tenir à distance. La mort n'est pas encore inquiétude individuelle ; elle est présence extérieure, cela à travers les rites qui déclarent « mort au monde » le lépreux, ou encore, dans la sphère profane, à travers les mises en scène des danses macabres qui font de la mort un moment social extériorisé.

Cet aspect symbolique de l'exclusion du lépreux, comme l'horizon religieux en général, disparaîtra avec l'émergence du sujet rationnel : à la relation duelle du sacré se substituera celle de la négation logique. Si la communauté féodale s'ordonne selon un centre et une périphérie, où les éléments purs sont au centre et les éléments impurs à la périphérie, c'est que toutes les ramifications des directions (droit et gauche, dedans et dedans, intérieur et extérieur, etc.) se trouvent déterminées par le dualisme du sacré. C'est dans la dimension symbolique que s'organisent les puissances du sacré ; et c'est le sacré qui fait qu'un être puisse apparaître aux yeux du profane comme « tout autre ». Cette altérité, ce « tout autre » par lequel se manifeste le sacré, paraîtra sans doute étrange à l'homme qui ne vit plus dans un monde religieux. À ce sujet, Mercia Eliade

Références

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