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Chapitre 3 L'homogène et l'hétérogène

3.1 Le grand renfermement ou la fin de la misère

3.1.3 Le geste d'exclusion et sa place dans la culture

Avant d'aborder La structure psychologique du fascisme, résumons les principales étapes que nous avons parcourues en les resituant par rapport au marquage instauré par la communauté du travail. Au Moyen Âge, la folie manifestait, par sa provenance, un « autre monde » ; reconnue comme élément impur, donc sacré, elle constituait une altérité (le fou participant « aux pouvoirs obscurs de la misère.278 »). Au cours du XVIe siècle,

nous avons vu comment elle devenait négation de la Raison, c'est-à-dire dé-raison, absence de raison. La différence qui s'exprimait dans le dualisme (ayant ses échanges, ses affrontements, etc.) est alors réduite à une simple altération, où la Déraison n'est plus que la forme avilie de la Raison – seule juge désormais. L'exclusion ne rejette plus des individus répulsifs hors de la communauté, dans un extérieur, mais les retient prisonniers à l'intérieur (le grand renfermement), cherchant même à les assimiler d'après les normes économiques. D'une situation duelle au Moyen Âge, nous sommes passés à une situation négative. Ce passage est le mouvement que nous avons voulu suivre jusqu'à présent.

Or à travers ces transformations, on décèle une certaine continuité : d'élément impur parmi d'autres, la folie est devenue, au seuil de l'Âge classique, un élément parmi d'autres du nouvel ensemble institué par des maisons d'internement, et que Foucault décrit comme « un amalgame abusif d'éléments hétérogènes279 ». Les

éléments impurs définis par le dualisme du sacré se sont reformulés, pour la société européenne du XVIIe siècle, en éléments de l'inutilité sociale. Pour expliquer ce changement, une reformulation de la perception de la misère, nous l'avons observée, a dû entre-temps s'accomplir : les formes de déchéances de l'existence ont cessé d'être rencontrées sur l'horizon du sacré pour être perçues sur celui de la morale. Quand celles-ci sont ensuite identifiées par rapport à la règle du travail, elles deviennent les formes de l'inutilité sociale. Que constate-t-on ? On constate que l'horizon du sacré, avec ses directions, ses divisions, tant au niveau de la sensibilité (attraction-répulsion) que de l'espace (centre-périphérie), déterminent encore et, pour ainsi dire, souterrainement, le geste d'exclusion qui s'exerce à la surface de la société bourgeoise. Foucault écrit : « On a renoué avec les vieux rites de l'excommunication, mais dans le monde de la production et du commerce.280 » Mais, à strictement parler, contrairement à ce que Foucault écrit, il n’y a pas eu « à renouer »,

car, en réalité, il n'y a eu aucune interruption du geste d'exclusion. Certes, celui-ci se modifie avec la pratique de l'internement, s'applique en effet dans le « monde de la production » et frappe les formes de l'inutilité sociale, mais c'est toujours des formes inhumaines de la misère qu’il est obscurément question – la société bourgeoise, avec l'État et la communauté de travail, a agi comme nouvel espace dans lequel la misère a été recouverte par les formes de l'inutilité sociale et exclue au moyen des maisons d'internement. Sous la surface régulière que l'éthique du travail a tissée pour la cité bourgeoise, il semble être resté ce qui autrefois déterminait les réactions affectives d'attraction de répulsion, à savoir le dualisme du sacré. C'est en nous appuyant sur le texte de Bataille que nous allons pouvoir, dans la prochaine sous-section, approfondir la question de la persistance des réactions de répulsion engendrées par la misère dans la communauté du travail, laquelle ne s'organise plus autour d'enjeux symboliques ou religieux, mais d'après les exigences rationnelles de l'utile.

Dans notre premier chapitre, nous avions vu que la misère, la déchéance ou l'impureté, qu'elles prennent les formes de la folie ou du lépreux, signalaient le côté gauche du sacré, à savoir ce qui exerce une répulsion telle qu'il est repoussé aux limites de la communauté. Comment dès lors articuler le sacré et la communauté de travail ? Comment penser le geste d'exclusion comme conditionnel au déploiement de l'ordre de la société bourgeoise ? Et enfin, comment le geste d'exclusion, structurant la culture, rend-il compte d'un fond irrationnel échappant à la Raison ? Toutefois, s'il y a bien un geste d'exclusion qui trouve son explication et sa finalité dans l'ordre social, est-ce à dire qu'il y a également un autre qui concerne la culture dans sa formation

279Ibid., p. 79. 280Ibid., p. 101.

interne ? Y a-t-il alors deux gestes d'exclusion ou un seul ? Nous pensons qu'il y a bien un seul geste d'exclusion, mais qui, pour être compris, doit être regardé selon deux niveaux distincts : un premier niveau où le geste d'exclusion intervient à la surface de l'espace social comme moyen de répression étatique, et un second niveau où le geste d'exclusion agit des profondeurs de la culture comme élément structurant.

Cette distinction de niveaux, on ne peut la faire qu'en s'appuyant sur la préface de 1961. Et on ne comprend pas de la même manière l'Histoire de la folie suivant qu'on la lit ou qu'on ne la lit pas à partir de cette préface281. À la lecture de celle-ci, l'exclusion cesse d'être seulement considérée comme un geste social,

puisqu'elle se trouve impliquée dans les processus de partage qui permettent à la culture de se délimiter et ainsi d'exister : c'est dans l'exclusion que paradoxalement la culture fonde son unité. Or les deux niveaux d'exclusion sont liés : le partage qui s'accomplit, par exemple, entre la Raison et la folie se joue aussi bien au sein de l'espace social de la culture que dans « cette région », comme l'affirme Foucault, où « elle exerce ses choix essentiels » et « fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve l'épaisseur originaire où elle se forme282 ». Le moment historique où la Raison vainc la folie, moment qui a ses implications sociales

et politiques dans la société européenne du XVIIe siècle, appartient donc aussi à un lieu beaucoup plus entier, à une « région » beaucoup plus obscure, dans laquelle la culture se définit en rejetant ce qu'elle n'est pas.

Ainsi, des deux axes de l'Histoire de la folie que nous avions relevés dans notre deuxième chapitre283, à savoir

l'axe horizontal et l'axe vertical, il faut les impliquer au sein même de la culture : d'une part, la culture existe de manière effective et concrète à travers son devenir historique, c'est le niveau horizontal où règnent les dialectiques de l'histoire ; d'autre part, elle naît dans le lieu primitif de ses choix et de ses rejets, c'est ce lieu originaire où elle se forme qui constitue sa verticalité.

Nos développements finaux devront arriver à clarifier une certaine conception de la culture – conception dont l'esquisse se trouve dans la préface de 1961. Si l'Histoire de la folie raconte en effet l'« histoire de la folie », c'est-à-dire l'histoire d'un partage parmi d'autres, la préface, elle, constitue selon nous la description générale du mouvement par lequel s'élabore la culture. Les questions précédemment soulevées concernent moins l'histoire du partage spécifique de la folie que la constitution générale de la culture. Moins donc la grandiose analyse que fait Foucault du long processus d'objectivation de la folie que la relation nouée par la culture entre

281À ce propos, Frédéric Gros n'a pas tord de dire de cette préface qu'elle donne à l'ouvrage de

Foucault « la dimension d'un drame métaphysique ».Foucault et la folie, Paris, Puf, 1997, p. 29.

282Préface, p. 161.

283À la fin de la section 2.2, nous avons observé, en autre, que la verticalité correspond au niveau

structural alors que l'horizontalité correspond au devenir de la culture et son « progrès » dialectique.

ce qu'elle affirme et ce qu'elle exclut : la Raison et la folie, le sens et le non-sens, l'humain et l'inhumain. Car une question se pose : le triomphe du monde rationnel est-il absolu ? L'ordre du sens est-il accompli de manière définitive ? Ne reste-t-il donc rien du non-sens ou de l'inhumain qui ne soit pas déjà corrigé, intégré, assimilé ? Si la culture accomplit effectivement les partages de ce qu'elle n'est pas, elle se trahit pourtant dans son geste d'exclusion, lequel noue ce qu'elle affirme à ce qu'elle exclut : « Cette structure [de refus], écrit Foucault dans sa préface, est constitutive de ce qui est sens et non-sens, ou plutôt de cette réciprocité par laquelle ils sont liés l'un à l'autre ; elle seule peut rendre compte de ce fait général qu'il ne peut y avoir dans notre culture de raison sans folie284 ». Si les dialectiques de l'histoire, avec l'aide de la connaissance

rationnelle, finissent par objectiver et désarmer la folie, comme dit Foucault, « en lui prêtant le frêle statut d'accident pathologique285 », il demeure néanmoins, au sein de la culture, l'incurable non-présence de la

chose exclue.

Mince affaire il est vrai que la non-présence. Mais ne pourrait-on pas envisager davantage ? Pourrait-on envisager l'existence d'éléments inassimilables aux dialectiques de l'histoire ? Nous passons maintenant au texte de Bataille, La structure psychologique du fascisme. Dans ce texte, on le verra, on retrouve la présence d'éléments inassimilables à la société bourgeoise, cela en plus que Bataille aborde l'exclusion à la fois dans son aspect social et dans sa filiation avec l'aspect irrationnel et obscur de la culture occidentale. Si nous devons gardons en tête toutes ces considérations, c'est parce qu'il s'agira pour nous, dans les prochaines sous-sections, de suivre l'exclusion qui se joue à la surface de la société bourgeoise, pour ensuite descendre en direction de celle qui abouche le visage de la culture à ce qu'il n'est pas. Descendre, autrement dit, des formes claires et pacifiées de la culture jusqu'au fond refoulé où elles se sont circonscrites.

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