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Abandonnons maintenant le domaine du grivois et de l'obscène pour nous intéresser à son extrême opposé : la littérature hagiographique, où est racontée la vie des saints et des saintes depuis les débuts de la chrétienté, et qui fut l'un des genres les plus répandus du Moyen Age. En effet, les moines étant les principaux copistes des œuvres littéraires, il semble évident que la plupart de leurs travaux de copie aient concerné la littérature sacrée, et la littérature hagiographique.

Comme dans Tristan de Nanteuil ou dans Yde et Olive, le divin intervient même dans les problèmes liés au genre, et donc à la sexualité : si Blanchandine et Yde sont changées en hommes par un ange, c'est pour éviter la mort, et on peut voir cette métamorphose comme la récompense d'une vertu vécue jusqu'au bout. Yde, plus encore que Blanchandine qui souhaite de venir un homme afin de toujours rester fidèle au seul homme qu'elle ait aimé, et ainsi de respecter le serment fait lors de leur mariage, est dans une problématique hagiographique : c'est pour échapper aux avances incestueuses de son père qui veut l'épouser qu'elle se travestit, et en cela elle est proche de certaines saintes qui, comme sainte Apollinaria, sainte Euphrosyne ou encore sainte Marguerite, se firent passer pour des hommes afin d'échapper à la cruauté de ceux-ci. A l'image du Dit de Frère Denise le Cordelier, c'est en se mêlant aux hommes que les femmes du Moyen Age s'en protègent : en se faisant passer pour l'un d'eux, en masquant autant que possible leur féminité, elles espèrent trouver le calme tout en aspirant à la vertu.

Pourtant, ces saintes travesties sont en état de péché dès qu'elles revêtent des atours masculins, puisque selon le Deutéronome (XXII, 5), « Une

femme ne portera pas un costume masculin et un homme ne mettra pas un costume de femme ; quiconque agit ainsi est en abomination de Yahvé ton Dieu ». Si la Bible interdit aussi formellement le travestissement et la transgression des genres, il est difficile d'imaginer que des contrevenants aient pu devenir des saints. C'est à partir du IVe siècle que les autorités religieuses prennent des mesures pour interdire le travestissement des femmes en hommes, régulièrement pratiqué pour diverses raisons aisément compréhensibles. Par exemple, une femme voulant effectuer un pèlerinage est plus en sécurité si elle se fait passer pour un homme. Idem pour une femme voulant vivre en ermite. Pour l'Église, le travestissement féminin devient alors une hérésie, et c'est aux alentours de 431 que le concile de Gangres prend la décision de punir le travestissement d'anathème, décision qui sera réitérée en 435 avec le Code Théodosien.

C'est, en apparence, davantage pour faire disparaître leur appartenance à leur sexe que pour « devenir l'Autre » que les saintes du Moyen Age se travestissent. Aucun désir chez elle de devenir un homme à part entière, mais plutôt une volonté de ne plus être des femmes, avec les contraintes et l'infériorité générale que cela implique. La première sainte connue à s'être travestie est Thècle, quelques siècles avant le Moyen Age. Elle fut qualifiée par l'Église de première martyre, et d'égale aux apôtres, ce qui semble prouver que son travestissement, même temporaire, a vite été pardonné par les instances religieuses. Le récit de sa vie a parfois été qualifié d'hérésie, se retrouve dans les Actes de Paul et Thècle 59, qui datent du IIe siècle et qui serviront de modèle à

la Vie, texte hagiographique écrit trois siècles plus tard. Sainte Thècle devient un modèle de la sainteté eu Proche-Orient durant plusieurs siècles, et supplante en cela sainte Perpétue, à la fois mère et martyre. Sainte Thècle,

après avoir entendu l'apôtre Paul prêcher la chasteté et la résurrection à Iconium, rompt ses fiançailles contre l'avis de sa famille et se convertit au christianisme, avant de rejoindre Paul à Antioche. Là, elle se refuse à un magistrat qui la fait condamner aux fauves, mais dans l'arène, elle est défendue et sauvée par une lionne. C'est travestie en homme qu'elle parvient à rejoindre Paul, après plusieurs aventures ponctuées de miracles qui contribuent à faire d'elle une femme hors du commun. Selon Gilbert Dagron 60, ce n'est pas la

conversion de sainte Thècle qui l'oblige à se travestir (rappelons qu'à cette époque les chrétiens, encore très minoritaires, étaient persécutés en masse), mais cette métamorphose de l'apparence de la sainte conclut les trois étapes de sa révolte féminine : « refus d'une soumission à l'homme et à la maternité, solidarité du genre féminin dans son ensemble, abolition de la différence ». Chez sainte Thècle comme chez d'autres saintes plus tardives, le travestissement est un moyen pour échapper aux innombrables dangers (agressions, viols, vols, soumission, etc.).

Pourtant, le changement de genre peut être légitimé dans l'Epître aux Galates (III, 26-28) : « Vous tous, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : [...] il n'y a ni homme ni femme, car vous tous ne faites qu'un dans le Christ Jésus ». Désexualiser son propre corps, nier son genre est donc acceptable, à partir du moment où le but recherché est pur et saint. Dans ce cas, la littérature hagiographique évoquant le transvestisme est donc légitime. Cependant, Thècle appartenait au christianisme primitif, et le modèle qu'elle représente va s'atténuer au début du Moyen Age où l'on recherche plutôt le modèle christique, basé sur le renoncement et la pauvreté. Le travestissement n'apparaît plus, alors, comme un moyen de préserver la virginité et la pureté des saintes, mais peut être un moyen de racheter les pécheresses, comme sainte

60 DAGRON, G. (1978) : Vie et miracles de sainte Thècle, édition, traduction et commentaire, p. 38

Pélagie, évoquée dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine, écrite au XIIIe siècle et imprimée à de nombreuses reprises sous forme d'incunables à la fin du XVe siècle. Pélagie vit à Antioche où elle mène une vie de débauche. Lorsqu'elle découvre la foi, c'est à travers le travestissement qu'elle peut devenir ermite et expier ses péchés. Elle est un modèle de repentance médiévale, de metanoia : ses habits masculins sont à l'opposé des vêtements luxueux – et luxurieux – qu'elle portait auparavant : Jean Beleth, traducteur en français de la Légende Dorée, nous dit à la fin du XIIIe siècle qu'elle était « plene de richesse, très belle par cors, par habit convoiteuse et vaine par pensee et par cors luxurieuse 61». Ce qui est important dans l'histoire de sainte

Pélagie, c'est de percevoir son travestissement comme un véritable rite de passage, qui jouerait à la fois sur les apparences contradictoires (masculin et féminin) et sur l'illusion du corps, sans importance puisque l'âme seule est sacrée. Le vêtement est un masque pour le corps qui est lui-même un masque pour l'âme. Dans un légendier de la fin du XIIIe siècle, sainte Pélagie déclare elle-même aux gens qu'elle est un homme, transgressant l'interdit : elle ne nie plus seulement sa féminité, mais elle désire appartenir – en apparence du moins – à l'autre sexe. Elle « se mist en un reclus en mont Olivete et fist entendant a la gent que ele estoit home 62». La Légende Dorée dit d'elle qu'on

l'appelait Frère Pelage, et qu'elle était très connue aux environs du lieu où elle vivait.

Cependant, la Légende Dorée n'évoque pas seulement sainte Pélagie, mais également d'autres saintes qui eurent recours au travestissement pour mener à bien leur quête spirituelle : Marguerite, qui se fit appeler Pelagius (homonyme de sainte Pélagie), Eugénie qui devint Eugène, Marine qui devint Marin, ou encore Apollinaria et Euphrosyne. Travesties et entrées au couvent,

61 Voir le manuscrit BNF, ms. fr. 20330, lignes 198-199

elle sont généralement trahies et démasquées par des femmes à qui elles ont le malheur de se refuser, et qui les accusent sans toutefois les dénoncer : c'est le masque de leur identité qui participe à faire d'elles des saintes.

Marguerite, par exemple, fuit un mariage arrangé dont elle ne veut pas, se coupe les cheveux, se travestit en homme et se fait appeler Pelagius. Elle entre au couvent et vit parmi les moines, auprès de qui elle se montre si pieuse qu'elle se retrouve rapidement nommée par l'abbé à la tête d'une communauté de vierges, comme cela arrivait parfois (citons à titre d'exemple la situation opposée où l'abbesse Pétronille de Craon se retrouva à la tête d'une communauté de religieux, dans l'abbaye de Fontevrault au XIIe siècle). Là, Pelagius/Marguerite est accusé d'avoir eu des relations avec une moniale et de l'avoir mise enceinte. Dans l'incapacité de se justifier, il/elle est chassé(e) du couvent et passe sa vie dans une caverne, en tant qu'ermite. Mais à la veille de sa mort, Marguerite révèle son sexe réel dans une lettre adressée aux moines et aux religieuses qui, obligés de reconnaître leur faute, entrent en pénitence.

Sainte Marine et sainte Eugénie se verront de la même manière accusées à tort de viol par des femmes. Cependant leur histoire diffère en de nombreux points avec celle de Marguerite : c'est pour suivre son père devenu veuf et désireux de devenir moine que Marine est travestie par lui afin de pouvoir le suivre dans les ordres. Le motif du père qui travestit sa fille avec ou contre son gré se retrouve dans le Roman de Silence, où c'est pour servir des intérêts communs que Silence se retrouve vêtue comme un garçon. Pourtant, Marine, devenue frère Marin, conservera la robe de bure masculine même après la mort de son père qui lui avait fait jurer de garder le secret, quoi qu'il advienne. Plus tard, accusée d'avoir mis enceinte la fille d'un aubergiste, Marine est chassée du couvent, où elle reviendra plus tard pour n'accomplir que les tâches les plus

avilissantes. Ce n'est qu'après sa propre mort que la vérité éclate, suscitant à la foi la stupeur et la culpabilité des moines qui l'avaient côtoyée. Il est intéressant d'apprendre que lors de son exil, frère Marin eût à s'occuper de l'enfant que l'on croyait de lui pour faire pénitence : le travestissement ne rend donc pas impossible la maternité, même sans enfantement.

Chez sainte Eugénie, dont l'histoire est également rapportée dans la Légende Dorée et supposée avoir vécu comme Thècle dans les premiers temps du christianisme, c'est également pour fuir un mariage dont elle ne veut pas que la sainte se voit obligée de se travestir, et entre au couvent en se faisant appeler frère Eugène. Sa grande piété la fait accéder au rang convoité de prévôt de l'église. Des guérisons miraculeuses contribuent à faire de frère Eugène un personnage très respecté. Une femme qu'il a guérie s'éprend de lui, mais finit par l'accuser de viol devant son refus. Eugénie, jugée par son propre père qui préside une assemblée païenne, est reconnue par lui, et entraîne alors une conversion générale de tous les membres de l'assistance.

Si Marguerite et Eugénie, travesties, occupent des postes importants au sein de leur couvent, c'est parce que leur foi indéfectible fait d'elles des saintes. Pourtant, la célèbre papesse Jeanne, mythe littéraire daté au début du Moyen Age mais qui n'apparaît dans les textes que des décennies plus tard, et qui devint pape grâce à son travestissement, par convoitise et par appât du pouvoir, n 'est pas sainte : c'est sa cupidité qui lui valût ce rang...

III. Le Roman de Silence : illustration et approche mythologique