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Homosexualité et transvestisme sont souvent mêlés, comme si l'un dépendait de l'autre. Cependant ce n'est pas toujours le cas : dans l'histoire de Bérinus, l'homosexualité masculine seule est évoquée. Ce romans, qui a probablement été écrit entre 1350 et 1370, est l'un des nombreux textes en vers qui ont été réécrits en prose aux XIVe et XVe siècles, souvent par souci de

modernisation. Il n'existe plus aujourd'hui que deux fragments anonymes du roman en vers dont dérive Bérinus. En revanche, ce sont cinq manuscrits du roman en prose qui sont arrivés jusqu'à nous : les manuscrits 3343, 777, 15097 et 23011 sont conservés à la Bibliothèque Nationale de France, et le cinquième se trouve à la Österreichische Nationalbibliothek de Vienne, en Autriche.

Le récit de Bérinus relate les aventures de Bérinus lui-même puis de son fils Aigre. Le héros, fils d'un riche bourgeois romain, décide de devenir marchand et s'embarque à bord d'un bateau affrété pour le commerce. Au détour de ses aventures, il aborde à l'île de Blandie (dont le nom signifie « tromperie »), qui n'est autre que le repaire d'une troupe de brigands gouvernés, pourtant, par un roi sage et bon, et dont Bérinus finira, après de nombreuses péripéties, par épouser la fille.

Le passage du texte qui nous intéresse raconte l'histoire d'Agriano, un roi homosexuel qui avait jadis attaqué l'île de Blandie : Agriano, d'après l'auteur anonyme de Bérinus, « ne onques en toute sa vie il n'ot femme ne enfans » 42. Cette accusation de n'avoir jamais eu ni femme ni enfants ne suffit

cependant pas à qualifier Agriano de roi homosexuel : alors que « il estoit amez et desirez de dames et de demoiselles en tous les lieux ou il repairoit », « sur toutes les choses du monde il haioit les femmes et avoit en despit ». Cette aversion pour le genre féminin l'amène, lors de la mort de son père le roi Label alors qu'Agriano est âgé de seize ans, à réunir ses barons et à leur dire que si son père a failli à son rôle de roi, c'est parce qu'il « fu trop subget a femme, et bien voy que tuit cil qui ont mis en femmes leurs esperances sont mort et honny ». Les femmes représentent donc un danger pour les hommes, pour la

42 Les passages cités proviennent de Bérinus, roman en prose du XIVe siècle, édition Robert Bossuat, Paris, et de Littératures de l'Europe médiévale, de M. Gally et C. Marchello-Nizia (1985) p. 384-385

souveraineté, et pour l'équilibre du royaume. Afin de régler le problème, Agriano prend des mesures quelque peu extrêmes : il exige de tous ses barons qu'ils lui jurent fidélité, et « que chascuns se vueille retraire de femme et yssir lors de son dangier ». L'homosexualité débute donc ici par une haine de la femme, et par la volonté de s'en écarter autant que possible, afin de rester entre hommes et de gérer au mieux les affaires du royaume, comme si les femmes pouvaient être un obstacle majeur au bon déroulement de cette activité.

Pourtant, cette décision n'est pas acceptée sans heurts par les barons d'Agriano. L'un des chevaliers, nommé Grianor, met le roi en garde contre une telle mesure : « Gardez que vous dittes et vous advisez, car ceste chose seroit trop deshonnorable et contre raison ». A ces paroles, le roi « s'esprist d'ire » et ordonna sans concession que « chascun qui a fille ou femme ou niece en soit delivres dedens demain ceste heure, et que chascun en face commandement a ses subgez en telle maniere qu'il ne demeure femme nesune en tout mon regne, car je vueil savoir se l'en pourra sanz elles durer ». A ce stade de l'histoire, le lecteur a affaire à un roi profondément misogyne, mais aucune trace concrète d'homosexualité... Peut être que cette histoire reflète le fait que pour la société médiévale du XIVe siècle, l'homosexualité masculine est forcément lié à la haine de la femme... Pourtant, cela semble plutôt être le point de vue personnel de l'auteur, afin de donner un prétexte à la folie du roi Agriano.

Grianor, le chevalier représentant le bon sens dont – apparemment – le roi n'est pas doté, refuse catégoriquement d'obéir à de tels ordres, « car ce seroit contre droiture et contre la voulenté de Nostre Seigneur, qui femme fist et fourma pour faire à l'omme compaignie ». Rejoignant la vision biblique selon laquelle la femme fut créée dans le seul but d'être la compagne de l'homme et

de lui donner une descendance, Grianor se dresse, seul, contre la misogynie du roi. Une société sans femmes, exclusivement composée d'hommes, serait vouée à s'éteindre avant même de connaître la moindre gloire. Pourtant, Agriano persiste dans sa folie et regroupe toutes les femmes de l'île de Blandie afin de les faire embarquer dans des navires qui les mèneront sur le continent, où elles ne menaceront plus l'équilibre viril du royaume. Le roi fait venir Grianor et, magnanime, lui demande ce qu'il veut faire : rester avec les autres, ou partir avec les femmes. « Grianor respondi que pour riens ne demouroit ». Agriano lui fit alors couper le nez, et l'envoya en exil avec les femmes, sort apparemment peu envieux à ses yeux, en lui enjoignant de ne plus remettre les pieds sur l'île de Blandie. Les femmes, en grand nombre, embarquent alors dans les navires et quittent l'île en grande douleur. L'auteur précise à l'adresse du lecteur : « et sachiez que en cellui regne ne demoura femme, ne petite ne grande, jeune ne vielle ».

Toujours pas de trace d'homosexualité. Agriano passe pour un roi fou et aux décisions extrêmes, à l'image de l'empereur romain Néron, mais aucunement homosexuel. Pourtant, c'est une fois le royaume débarrassé des femmes que le roi se laisse réellement aller à la débauche : il fait construire une tour magnifique, « et en celle tour avoit cent damoisiaux moult faitissement assemez », choisis parmi les plus beaux de tout le pays. Agriano fait venir tous ses barons dans cette tour, « et leur compta son estre et comment il se maintenoit avec eulx, si leur monstra et aprist son fol usage et coustume ». Voilà : Agriano n'est pas seulement fou, il vit également dans une débauche dont rien n'est dit, mais qui apparemment fait de lui un homme peu fréquentable. A partir de ce moment, Agriano est qualifié de « mauvais roy », « de mauvaise condicion » qui fait tout qu'il peut pour que « tuit si home habitoient deshonnestement contre nature li uns a l'autre, par tout son païs ».

Agriano, par l'emploi des termes « contre nature », est ainsi qualifié d'homosexuel.

Au XIVe siècle, comme il a été dit plus haut, la société est beaucoup moins tolérante face à l'homosexualité qu'ont pu l'être les siècles précédents. Si cette débauche « contre nature » apparaît dans un texte, c'est donc bien souvent pour la condamner, comme il l'est fait ici. Au cœur du débat nature/culture, dont nous parlerons plus tard, l'auteur prétend ici que l'homosexualité est un vice dont la cause provient entièrement de la société. D'ailleurs, en plus de la traduction retenue pour l'île de Blandie, (dans le sens de « tromperie »), l'auteur va plus loin et affirme que ce nom « sonne autant comme « ille de traïson »... ». Être homosexuel, c'est donc ici « trahir la Nature » et l'ordre des choses.

Pourtant, ce passage de Bérinus qui concerne le roi Agriano n'est pas totalement à considérer comme un pamphlet contre l'homosexualité, mais plutôt comme une critique de la société, arguant qu'une communauté constituée exclusivement d'hommes ou de femmes ne peut subsister, et finit inévitablement par s'écrouler sur elle-même. Il faut peut être voir ici le miroir masculin des textes antiques sur les Amazones...