• Aucun résultat trouvé

Si il est bien connu que de nombreux hommes issus de milieux favorisés ont pu accéder à une éducation et savaient lire et écrire, nous savons également que très rares ont été les femmes a accéder à cette même éducation. Cependant il existe encore plusieurs témoignages écrits relatant l'œuvre littéraire de

quelques femmes issues pour la grande majorité de la noblesse. On pense en premier lieu à Christine de Pizan (parfois aussi orthographié Pisan) au début du XVe siècle, dont nous reparlerons plus tard, mais si cette femme célèbre pour avoir été la première à vivre de sa plume a éclairé le panorama littéraire de la fin du Moyen Age, qu'en est-il des siècles passés ? A-t-il fallu attendre l'aube du Rinascimento italien pour voir enfin des femmes accéder à l'écriture ? Non, évidemment. Même si les femmes lettrées ont été durant tout le Moyen Age aussi rares que discrètes, elles ont bel et bien existé : la langue d'oc a eu ses troubadours, qui ont a leur tour inspiré les poètes de langue d'oïl, mais elle a également eu ses trobaïritz.

Du XIe au XIIIe siècle, une vingtaine de femmes issues de la haute société occitane ont laissé des écrits dont certains sont parvenus jusqu'à nous, mais malgré cela nous ne savons que très de peu de choses d'elles. Il est intéressant de constater, comme le font remarquer M. Gally et C. Marchello- Nizia 31, qu'il n'existe à ce jour aucun équivalent en langue d'oïl de femmes

lettrées ayant composé des poèmes selon les codes de la poétique des troubadours (ou des trouvères d'oïl).

Parmi ces femmes, les plus célèbres sont sans doute, par l'œuvre qu'elles ont laissée, Tibors, Clara d'Anduza, Azalaïs de Porcaraigues, et Béatrice de Die, mais tout ce que nous savons d'elles provient de quelques vidas, courte biographie bien souvent enjolivée sans tenir compte des faits réels, pour louer l'auteur en début de poème. Ces vidas, comme le rappellent M. Gally et C. Marchello-Nizia, ne sont pas aussi fiables qu'il y paraît pour la raison qu'elles ont été écrites parfois longtemps après la mort de l'auteur, mais certains éléments qu'elles nous apportent semblent probables, ou en tout cas possibles,

31 GALLY, M. et MARCHELLO-NIZIA, C. (1985) : Littératures de l'Europe médiévale, Magnard (Paris) – p.182

comme par exemple la relation compliquée entre la trobaïritz Béatrice de Die et le troubadour Raimbaud d'Orange...

Si Béatrice de Die est si célèbre, c'est parce qu'elle est la seule trobaïritz a avoir laissé derrière elle un texte accompagné de sa notation musicale. Voici les premiers vers de ce texte, sans doute inspiré par ses amours avec Rimbaud d'Orange :

A chantar m'er de so qu'ieu non volria, tant me rancur de lui cui sui amia, car eu l'am mais que nuilla ren que sia ; vas lui no.m val merces ni cortesia ni ma beltatz ni mos pretz ni mos sens, c'atressi.m sui enganada et trahia com degr'esser s'ieu fos desavinens. 32

Si rien ne laisse entendre que Béatrice de Die eût en son temps des relations saphiques, il est intéressant de remarquer que Frédéric Mistral, dans Mireille, la cite tout en affirmant que ses chants « contiennent des élans plus passionnés quelquefois et plus voluptueux que ceux de Sappho » (note p.80, éd. Rollet). Ce parallèle entre les poétesses les plus célèbres de l'antiquité grecque et du Moyen Age n'a sans doute pas été fait par hasard : sans pour autant aller jusqu'à évoquer des relations amoureuses, Béatrice de Die et Sappho de Lesbos ont été en leur temps les représentantes d'une élite féminine lettrée et cultivée désirant, à l'instar des poètes masculins, laisser une trace de leur œuvre à la postérité. Évoquer ici le féminisme serait anachronique, mais il semble primordial de tenir compte de l'importance des trobaïritz dans le panorama littéraire occitan des XIIe et XIIIe siècles : si des femmes prennent la parole, c'est qu'elles ont des choses à dire, en poésie comme, pour Christine de Pizan quelques décennies plus tard, en politique ou en philosophie. Et quand elles

32 « Il me faut chanter ici ce que je ne voudrais point chanter : car j'ai fort à me plaindre de celui dont je suis l'amie. Je l'aime plus que tout au monde, et rien ne trouve grâce auprès de lui : ni Merci, ni Courtoisie, ni ma beauté, ni mon mérite, ni mon esprit ; je suis trompée et trahie comme je devrais l'être si je n'avais pas le moindre charme. » Traduction de Pierre BEC (1970) : Anthologie des troubadours, édition bilingue, 10/18, pp.244-245

parlent d'amour, on se rend compte que leurs propos restent très éloignés de cet amour fantasmé et idéalisé chanté par les hommes, comme le fait remarquer Meg Bogin33 : « Les femmes ne se contentent pas d'écrire d'une

façon plus personnelle que leurs homologues masculins ; les situations qu'elles dépeignent sont fort éloignées des liaisons courtoises immortalisées par les hommes ».

Cependant, pour certains historiens et chercheurs actuels, les trobaïritz n'auraient jamais existé. En effet, si des manuscrits comme celui de Béatrice de Die conservé à la BNF sous la côte 854, fol. 141. XIIIe s. existent bel et bien, et si tout concorde à faire croire que la trobaïritz a réellement existé (elle a même sa statue sur la place du village de Die, dans la Drôme), d'aucuns persistent à prétendre que ces femmes lettrées ne seraient que de médiocres poètes, comme semble le penser Alfred Jeanroy 34 : « Hypothèse pour hypothèse, il me paraît

plus naturel de prêter à ces femmes « nobles et bien enseignées », une certaine paresse d'esprit, une évidente faute de goût, que ce choquant oubli de toute pudeur et de toute convenance ». D'autres avancent même que les trobaïritz n'auraient tout simplement jamais existé, ou auraient été des hommes qualifiés de féminins par moquerie. Na Bieiris de Romans constitue à elle seule une énigme : cette trobaïritz aurait vécu au XIIIe siècle à Romans-sur-Isère, dans la Drôme (province du Dauphiné), et elle a laissé derrière elle un unique poème où aucun indice ne permet de définir le sexe de l'auteur ou du destinataire, ce qui laisse planer un doute : ce poème, apparemment destiné à une femme (Na Maria, v.1), a-t-il réellement été écrit par une femme pour une autre femme ? Dans ce cas, le sujet du poème serait donc une déclaration d'amour homosexuelle...

33 BOGIN, M. (1978) : Les femmes troubadours, trad. Jeanne Faure-Cousin, Denoël (Paris) 34 JEANROY, A. (1934) : La poésie lyrique des troubadours, E. Privat (Toulouse)

Et si Na Bieiris était un homme ? Mais alors d'où proviendrait ce nom, puisque « Na » est l'abréviation de Domna, couramment utilisée pour nommer une femme de haute naissance, et Bieiris serait, d'après Charles Camprou, la traduction de Béatrice. D'après Meg Bogin, les détracteurs de Na Bieiris de Romans interprètent parfois ce poème comme un simple exercice de style, certes écrit par une femme, mais sans destinataire particulier : seule la forme est importante, le fond n'a aucune valeur. D'autres donnent au poème un sens religieux et symbolique : la Na Maria du poème serait la Vierge Marie, et Bieiris elle-même serait l'annonciatrice de la Béatrice de Dante. Ces deux dernières explications n'ont pas beaucoup de valeur, compte tenu qu'un simple exercice d'écriture n'aurait jamais été réalisé sur du parchemin et conservé aussi longtemps. Enfin, les clichés sur l'amour courtois dont recèle le poème n'ont pas grand chose d'ésotérique et il s'en dégage un sentiment beaucoup plus sensuel qu'une simple évocation religieuse.

Voici les premiers vers de ce poème :

Na Maria, pretz e fina valors, E.l joi e.l sen e la fina beutatz, E.l'aculhir e.l pretz e las onors, E.l gent parlar e l'avinen folatz, E.la dous car'e la gaja cuendansa E la dous esgart e l'amoros semblant Que son en vos, don non avetz engansa, Me fan traire vas vos ses cor truan. 35

L'emploi de termes tels que e.l gent parlar, l'avinen folatz, ou la dous esgart appartiennent au champ sémantique de la description physique. L'hypothèse selon laquelle ce poème serait une prière dédiée à la Vierge paraît incongrue, car le « doux regard », « le noble parler » ou le « charme enjoué » ne sont pas vraiment les traits que l'on vante habituellement dans une prière... Ce poème n'a donc pas de sens religieux, mais semble bien adressé à une femme

35 « Dame Marie, la très haute valeur, l'esprit, le joie et la pure beauté, l'art d'accueillir, le prix et

les honneurs, le noble parler, le charme enjoué, le doux visage, la radieuse présence, le doux regard et l'amoureux semblant, ces vertus dont vous avez l'excellence, m'attirent vers vous irrépressiblement. » Traduction Denis Vanderaeghe et Céline Magrini

réelle...

Quelques vers semblent également aller dans ce sens, mais encore une fois il s'agit d'une interprétation personnelle :

... Vos pretz, si.us platz, per so que.us es onransa, Que non ametz entendidor truan. (vv. 19-20)

« Je vous prie donc, pour votre précellence, de n'aimer jamais un vil courtisan » 36, que Jeanne Faure-Cousin traduit par « Je vous prie, s'il vous plait,

et au nom de l'honneur, de ne point accorder vos faveurs à un rustre » 37 et

Pierre Bec par « Je vous prie, s'il vous plait et parce que cela vous honore, de ne pas vouer votre amour à un amant trompeur » 38. Ces deux vers, dans le

contexte qui est peut être le leur, sont très importants : tout d'abord parce qu'ils écartent, encore une fois, l'hypothèse du symbolisme religieux du poème, et ensuite parce qu'ils sont tout à fait à leur place dans la situation où Na Bieiris, amoureuse de Na Maria, tâcherait de la dissuader de se marier et de suivre le droit chemin, une crainte parfaitement légitime chez les homosexuels.

Toutefois l'énigme demeure, faute d'informations...

Il semble bel et bien avéré que les trobaïritz ont existé, et leur œuvre est d'une importance tout à fait légitime dans le panorama littéraire des XIIe et XIIIe siècles. Il semble même que la question homosexuelle n'ait pas été étrangère à elles, comme l'atteste – avec quelques incertitudes toutefois – le poème de Na Bieiris de Romans. Sans pourtant chercher à voir l'homosexualité dans tous les textes médiévaux, il semble normal et sans surprise que ce thème,

36 Trad Denis Vanderaeghe et Céline Magrini

37 Jeanne Faure-Cousin est la traductrice de Meg Bogin (voir note 35)

parmi tant d'autres, ait laissé une trace écrite dans la poésie de l'époque.

Mais la poésie n'est pas le seul domaine littéraire a avoir évoqué ce sujet si controversé : la littérature évoluant, les vers laissant peu à peu place à la prose, on voit les sujets évoqués évoluer également.

II. 2. Romans et chansons de geste (XIIIe – XIVe siècles)

L'homosexualité – féminine et masculine – et la transgression des genres sont des thèmes littéraires que l'on retrouve dans les siècles suivant l'apogée des troubadours et des trobaïritz. Dans les romans des XIIIe et XIVe siècles, dans les chansons de geste ou les textes courtois, les déviances sexuelles ont leur place. Cependant, les mœurs évoluant, il était inévitable que l'angle par lequel étaient abordés ces sujets évoluent également : si les textes littéraires des XIIIe et XIVe siècles évoquent l'homosexualité ou le transvestisme, c'est le plus souvent pour les dénoncer, les accuser, s'en moquer ou, pire encore, pour menacer les lecteurs qui se sentiraient concernés. Pourtant certains textes chevaleresques exaltent l'amitié au point que l'on peut y voir sans prendre trop de risque une approche de l'homosexualité masculine, comme par exemple Ami et Amile (début du XIIIe siècle). D'autres textes, comme Tristan de Nanteuil (milieu du XIVe siècle), évoquent le changement de sexe comme un acte surnaturel, un miracle dans un conte fantastique.

Voici une courte étude de quelques textes littéraires majeurs datant des XIIIe et XIVe siècles et évoquant soit l'homosexualité, soit le transvestisme, de quelque manière que ce soit.