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C'est de transvestisme dont il est question dans Floris et Lyriopé. Ce roman courtois a été écrit au milieu du XIIIe siècle par Robert de Blois, un auteur dont on ne connaît pas grand chose à part qu'il a dédié son œuvre de 1230 à 1260 à Hugues Tyrel, seigneur de Poix en Picardie, et à son fils Guillaume de 1260 à 1302. Il aurait été instruit par un clerc avant de devenir trouvère, probablement en Picardie.

Plusieurs textes dont il est l'auteur sont parvenus jusqu'à nous : Le Chastoiement des Dames et L'Ensoignement des Princes forment un manuel didactique d'éducation courtoise, dans lequel on trouve un code des convenances mondaines destiné aux jeunes femmes nobles et qui connaitra un immense succès dans les cours seigneuriales de l'époque, et un code destiné aux jeunes hommes de la noblesse qui établit les droits et les devoirs moraux et religieux que se doit de respecter un homme de la haute société, tout en évitant les vices qui s'offrent à lui.

Robert de Blois a également écrit des poèmes religieux (De la Trinité et La Création du Monde), de la poésie lyrique (Merveil moi que chanter puis,

Par trop celer mon courage, Puisque me sui de chanter entremis, Li departis de douce contree ou encore Tant com je fusse fors de ma contree), ainsi qu'un

roman arthurien, Beaudous, qui est en fait une réécriture du début de Perceval ou le Conte du Graal, mais qui n'a pas connu un réel succès au Moyen Age. D'ailleurs, un seul et unique manuscrit (BnF fr. 24301 )est arrivé jusqu'à nous, ce qui prouve que le texte n'a pas fait l'objet de nombreuses copies. Pourtant, ce roman semblait être très important pour son auteur, qui l'a conçu comme un écrin pour présenter tous ses autres textes : toute son œuvre est citée par

enchâssement au début du roman.

Mais c'est avant tout son roman courtois, Floris et Lyriopé, qui nous intéresse ici : ce texte de 1748 octosyllabes à rimes plates, qui s'insère également dans le cycle arthurien, a connu plus de succès que Beaudous ; il nous en reste aujourd'hui quatre exemplaires, tous conservés à la Bibliothèque Nationale de France sous les références Arsenal, 3516 ; Arsenal, 5201, f. 43ra- 67ra ; français, 2236 ; et français, 24301, f. 527ra-550rb.

Narcissus, duc de Thèbes, chérit sa fille unique Lyriopé. L'un de ses vassaux a des jumeaux, un garçon et une fille nommés Floris et Florie, qui dès la naissance se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Les trois enfants, nés le même jour39, sont élevés ensemble, et Floris devient l'amie de Lyriopé, dont est

follement amoureux Floris. Mais le jeune homme est sans cesse éconduit par le jeune fille qui se montre particulièrement orgueilleuse avec ses prétendants. Pour enfin approcher Lyriopé, Floris convainc sa sœur d'échanger leurs vêtements, afin qu'elle le prenne pour son amie et ne le repousse pas. Et les vœux du jeune homme travesti se réalisent : Lyriopé tombe amoureuse de lui, et s'étonne longuement d'aimer celle qu'il croit être une femme. Le stratagème est souvent répété, et Lyriopé finit par tomber enceinte de Floris qui, craignant la colère du duc, s'exile loin de Thèbes. Un fils naît, si beau qu'on le nomme le beau Narcisse, et qui passe pour être l'enfant de Florie à qui il ressemble. A la mort du duc, Floris revient à Thèbe, reconnaît l'enfant et épouse Lyriopé qui, depuis, a appris et pardonné la duperie. Mais un devin avait, à la naissance de Narcisse, prédit que l'enfant ne vivrait que jusqu'au jour où « il se reconnaîtrait », à l'image du Narcisse antique qui, amoureux de son reflet, en meurt. Narcisse reconnu par Floris meurt alors, victime de la prophétie.

Le travestissement de Floris nous intéresse tout particulièrement : Floris et Lyriopé est l'un des très rares textes médiévaux à évoquer clairement une relation homosexuelle sans en dire du mal, mais cela est sans doute rendu possible par le fait qu'en réalité cette relation n'est homosexuelle qu'en apparence, puisque Floris passe pour sa sœur ; pourtant, du point de vue de Lyriopé, c'est bien d'une fille dont est amoureuse et à qui elle croit faire l'amour... Le thème du jeune homme qui se travestit en fille pour approcher sa bien-aimée se retrouve à plusieurs reprises dans la littérature médiévale, mais il est souvent abordé d'un point de vue très dépréciateur, comme par exemple dans le quarante-cinquième texte des Cent Nouvelles Nouvelles 40(XVe siècle).

Plus qu'une simple duperie de Floris pour parvenir à ses fins, Floris et Lyriopé aborde les thèmes de la construction de l'identité sexuelle et de l'homosexualité féminine. Le texte lui-même montre les hésitations de l'auteur : quel genre utiliser pour désigner Floris travesti ? Faut-il continuer à le considérer comme un garçon vêtu en fille, ou comme sa sœur à qui il ressemble tant ? Sans trouver de réponse qui lui convient, Robert de Blois jongle de manière hésitante entre masculin et féminin : « Un soir, ils s'en sont allés dans un verger pour se distraire. Leur plus grand plaisir à toutes deux est d'être seules, loin des autres. C'était le mois de mai, il faisait doux, et les deux compagnes s'assirent, main dans la main, sous un olivier»41 (lignes 13 à 16).

Pourtant, quand l'homoexualité est clairement sous-entendue, Robert de Blois n'hésite plus et Floris redevient l'homme qu'il est vraiment : « Quant à Lyriopé, elle ne se plaint pas : elle éprouve un douceur naissante à le sentir

40 Voir II. 2. 3. 2.

41 Les passages de Floris et Lyriopé présentés ici ont été traduits en prose dans Littératures de

l'Europe médiévale, de M. Gally et C. Marchello-Nizia (1985) p. 344 ; les numéros de lignes

auprès d'elle, et de jour en jour il lui plaît davantage, et elle souffre de ne pas le voir » (lignes 4 à 6). Plus loin, l'auteur exprime – sans moquerie ni critique, ce qui est remarquable – l'immoralité d'une telle relation : « Si elle [Lyriopé] savait si peu que ce fût ce qu'est l'amour, elle comprendrait ce qui lui arrive. Elle ignore ce que c'est, mais elle y trouve du plaisir » (lignes 6 à 8).

Plus encore que le thème de l'amour homosexuel, c'est le thème du transvestisme qui est ici important. Un homme qui revêt des habits de femme afin d'approcher ces dernières pour abuser de leur candeur est un motif récurrent dans la littérature grivoise du Moyen Age, nous l'avons vu plus haut. Il est important de remarquer que dans Floris et Lyriopé, ce motif est utilisé sans aucune notion dépréciative. D'ailleurs, pour répondre aux éventuelles questions des lecteurs sur l'immoralité du transvestisme dans le seul but de parvenir à des fins peu courtoises, l'auteur précise que « L'on ne doit pas blâmer Floris, s'il recherche à son mal médecine » (lignes 17 – 18) : l'amour est ici la seule motivation du changement d'identité, et le motif est donc louable.

Le transvestisme masculin, dans sa représentation littéraire médiévale, n'est donc pas qu'un motif grivois et obscène...