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Dans Mystery Train: Images of America in Rock’n’Roll Music , Greil Marcus présente une histoire culturelle de la musique rock en dressant des portraits d’artistes qui ont contribué

Chapitre 1 : Célébrer le gens ordinaires

1. Les gens ordinaires et leur quotidien

Les gens ordinaires des chansons de Springsteen renvoient à la catégorie des individus se trouvant au bas de l’échelle sociale. Ils représentent la population blanche des petites villes et de la

Rust Belt

qui vit sur les marges de la société américaine. Ils englobent principalement les cols bleus qui reçoivent un salaire minimum72, les familles monoparentales et les chômeurs. On pourrait les qualifier d’extraction sociale modeste, de gens de peu ou encore de « gens ordinaires » pour éviter tout mépris social à l’encontre de ces individus, même si ce vocable n’est pas plus neutre.



71 June Skinner Sawyers, Thougher Than the Rest: 100 Best Bruce Springsteen Songs, New York, Omnibus Press, 2006, 21.

72 Depuis le 24 juillet 2009, le salaire minimal fédéral est de 7.25 dollars de l’heure selon le ministère du travail.

United States Department of Labor, [en ligne], consulté le 3 septembre 2017. URL : https://www.dol.gov/general/topic/wages/minimumwage

Célébrer la vie des gens ordinaires. Peut-on vraiment célébrer ce qui est ordinaire ? Célébrer consiste à : « louer solennellement quelqu’un, ses actes »73. Or, les actes des personnages de Springsteen ne sont pas si extraordinaires qu’ils méritent d’être loués solennellement. Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans la vie d’un chômeur, d’une mère monoparentale ou d’un col bleu ? La condition sociale des gens ordinaires serait-elle louable ? Que célèbre Springsteen dans ses chansons ?

Nous allons voir comment Springsteen compose des chansons en s’inspirant des vies de gens qui peuvent paraître à première vue comme peu intéressants. Il rend compte de plusieurs aspects : leur quotidien, leur normalité (

ordinariness

), leur travail, les lieux où ils habitent, leurs problèmes et leurs inquiétudes. Certes, Springsteen n’est pas le représentant des démunis américains par procuration. Il ne se considère pas comme le chanteur des laissés-pour-compte, mais ses chansons évoquent leur condition et leurs problèmes. En passant par la fiction et souvent par l’autofiction, il arrive à trouver le ton juste pour décrire leur vie et alerter les auditeurs sur leur condition sociale.

Dans ses chansons, Springsteen décrit des personnages dans leur vie quotidienne comme Joyce qui, dans

Ulysses

, décrit les déplacements de Leopold Bloom et Stephen Dedalus à travers la ville de Dublin lors d’une journée ordinaire où rien de spécial ne se passe. L’auteur irlandais parodie certains épisodes de l’

Odyssée

d’Homère par des descriptions de la vie quotidienne dans le contexte de la modernité du début du XXe siècle et rend compte de la banalité du quotidien en une œuvre littéraire sur l’ordinaire.

De même, dans son recueil de nouvelles

Dubliners

, Joyce décrit la monotonie de la vie quotidienne incarnée par divers types d’habitants de la ville, notamment les deux écoliers qui font l’école buissonnière dans « An Encounter », ainsi que Farrington et son penchant pour les boissons alcoolisées et les parties de bras de fer dans « Counterparts » ou encore l’adolescent qui décrit la vie ordinaire des gens dans North Richmond Street à Dublin dans « Araby ». Le recueil explore la vie ordinaire des Irlandais telle qu’elle est dans la vie réelle.

On retrouve l’idée de composer des œuvres littéraires sur l’ordinaire dans la critique littéraire de Virginia Woolf,

Modern Fiction

, publiée en 1921 lorsqu’elle fait le constat suivant :

The writer seems constrained, not by his own free will but by some powerful and unscrupulous tyrant who has him in thrall, to provide a plot, to provide comedy, tragedy, love interest, […].



The tyrant is obeyed ; the novel is done to a turn. But sometimes, more and more often as time goes by, we suspect a momentary doubt, a spasm of rebellion, as the pages fill themselves in the customary way. Is life like this? Must novels be like this? 74

Pour Woolf, les auteurs de la fin du XIXe siècle sont trop fidèles aux normes classiques du roman victorien. C’est à cet effet qu’elle les invite à rompre avec le roman réaliste aussi bien formellement que thématiquement : « Look within and life, it seems, is very far from being ‘like this’. Examine for a moment an ordinary mind on an ordinary day »75. Cette proposition d’examiner l’ordinaire fait écho à l’approche joycienne moderniste de l’élaboration du récit littéraire qu’on retrouve également dans les romans naturalistes d’Émile Zola et de Guy de Maupassant dans lesquels les auteurs s’intéressent aux classes sociales les plus défavorisées et entendent décrire la réalité le plus objectivement possible, y compris dans ses aspects les plus vulgaires.

Woolf prend pour exemple la scène du cimetière dans le sixième chapitre d’

Ulysses

, lors de l’enterrement de Paddy Dignam pour louer le génie littéraire de Joyce. « The scene in the cemetery, for instance, with its brilliancy, its sordidness, its incoherence, its sudden lightning flashes of significance, does undoubtedly come so close to the quick of the mind that, on a first reading at any rate, it is difficult not to acclaim a masterpiece. If we want life itself, here surely we have it »76. Le thème de la mort est partout présent dans ce sixième chapitre que ce soit par l’échange entre les personnages, leur courant de conscience77, ou encore à travers la description de la décomposition du corps du défunt après son enterrement. Joyce s’approche au plus près du vrai sens de la mort, celle qui est vue et éprouvée par les hommes dans leur quotidien lorsque par exemple ils enterrent un ami ou un proche.

Springsteen poursuit le même principe littéraire et nous offre des chansons dans lesquelles il décrit des personnages tels qu’ils sont dans les pratiques réelles de leur vie quotidienne. Pour Joyce, ce qui semble être ordinaire, banal, dépourvu d’intérêt, d’intrigue ou de dénouement mérite d’être décrit de telle façon à le rendre intéressant pour le lecteur. L’ordinaire doit être mis en avant pour donner du plaisir au lecteur. L’œuvre est tout sauf ordinaire, elle est extraordinaire. Springsteen se situe nettement dans la veine joycienne et



74 Virginia Woolf, « Modern Fiction », in Andrew McNeille, (éd.), The Essays of Virginia Woolf, volume 4, 1925 to 1928, Londres, The Hogarth Press, 1984, 116.

75Ibid.

76Ibid., 161.

77 Le courant de conscience (stream of consciousness) est une technique littéraire moderniste (Woolf, Joyce) qui cherche à décrire le point de vue d’un individu en donnant l’équivalent écrit du processus de pensées du personnage. Il est considéré comme une forme de monologue intérieur qui doit être distingué du monologue dramatique. Le courant de conscience se caractérise par des sauts associatifs et parfois dissociatifs dans la syntaxe et la ponctuation qui peuvent rendre le texte difficile à suivre.

arrive à rendre les sujets de ses chansons intéressants pour ses auditeurs. Sa stratégie consiste à rendre compte du quotidien des gens tel qu’il est sans les plaindre. Il se focalise sur leurs conditions de vie et leurs souffrances sans pour autant accuser quiconque de les avoir mis dans cette situation.

Nous prouverons ultérieurement que Springsteen arrive à séduire son public par ses chansons car elles reflètent la vie de chaque jour avec ses hauts et ses bas. Il sort les gens ordinaires de l’anonymat et les rend visibles dans l’espace public et culturel de la société américaine. Il faut rappeler que ce qui est invisible l’est parce qu’il est ignoré par le discours dominant de pouvoir. C’est le cas par exemple de la vie quotidienne des familles monoparentales, des chômeurs ou celle des sans-abris. Springsteen chante cette catégorie de gens que le

mainstream

étatsunien n’a pas assez exposé dans les médias de masse.

Cependant, les gens ordinaires constituent une marge qui est devenue à notre époque bien présente dans les artefacts de la culture américaine comme le souligne Claude Chastagner qui affirme que la marge est devenue à la mode : « Celui qui était méprisé et ostracisé pour son appartenance ethnique ou son positionnement social s’est vu investi, par effet de retournement, d’une aura positive »78. Springsteen s’intéresse à la vie des Américains marginaux, exclus du fait de leur positionnement social. Il contribue à les doter d’une « aura positive » en célébrant leur vie. Dans ce qui suit, nous verrons les modalités de cette célébration.