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Dans Mystery Train: Images of America in Rock’n’Roll Music , Greil Marcus présente une histoire culturelle de la musique rock en dressant des portraits d’artistes qui ont contribué

Chapitre 1 : Célébrer le gens ordinaires

2. Célébrer les gens ordinaires par la nostalgie

2.1. Nostalgie et vie américaine

2.1.3. Célébrer et / ou critiquer ?

Dans « Glory Days », Springsteen nous plonge dans le principe postmoderne de brouiller les frontières entre le premier degré et l’ironie, le sérieux et le comique, la célébration et la critique. Il nous faut à présent explorer les frontières entre la célébration et la critique. En plus de rendre compte de la vie des gens ordinaires, Springsteen apporte un regard critique subtil sur leur condition sociale101.

Le chanteur nous expose le parcours de gens ordinaires qui n’ont pas forcément réussi dans leur vie. L’ancien joueur de baseball a raté sa vocation de jouer dans la ligue professionnelle et se retrouve à traîner dans un « roadside bar » à siroter une bière avec un ancien camarade de classe pour évoquer la nostalgie des années de lycée.

Le bar se trouve au bord de la route en dehors de la ville. L’endroit est symbolique, il est celui de la marge que Springsteen célèbre. Il permet à des amis et des collègues de travail de se rencontrer. Il rassemble les gens qui ont une vie modeste et qui sont au bas de l’échelle sociale. Ce sont des gens ordinaires, ils ont un travail, payent leur facture et quand ils ont du temps libre, leurs loisirs se limitent à passer des soirées dans des bars périphériques où la consommation de boissons alcoolisées est accessible à tous. Ces gens passent d’agréables moments. Le clip dépeint des gens heureux qui écoutent de la musique rock, jouent au billard et boivent des bières.

Le cas de la serveuse du bar dans le clip se révèle très intéressant à examiner. Le mouvement de la caméra de John Sayles permet de la suivre pendant dix secondes, créant un panoramique horizontal, c’est-à-dire que la caméra pivote sur son axe horizontal de la droite vers la gauche et reproduit ainsi le regard du spectateur qui tourne la tête. Le producteur veut que nous regardions la serveuse, que nous méditions sur sa condition sociale. Elle porte un plateau de bières et s’apprête à les donner aux clients du bar. Cette scène du clip est



100 Leader du groupe The Asbury Jukes, Southside Johnny (de son vrai nom John Lyon) est un chanteur et auteur-compositeur qui a accompagné Springsteen lors de ses précédentes tournées. Il est parmi les fondateurs du Jersey Shore Sound.

101 Nous examinerons la critique de Springsteen et ses modalités lors du quatrième chapitre. Mais ce qu’il faut préciser maintenant c’est que la célébration des gens ordinaires du point de vue de Springsteen comporte une critique sous-jacente. Les dix chansons de ce premier chapitre rendent comptent de la vie difficile de l’Amérique blanche et contiennent une critique implicite.

synchronisée avec le deuxième couplet de la chanson qui introduit la femme divorcée et ses enfants. Springsteen suggère que la condition sociale de la serveuse du bar n’est pas meilleure que celle de la femme divorcée.

Il faut savoir qu’une partie des familles monoparentales étatsuniennes vit dans des conditions difficiles par rapport au reste de la population. En 2017, les statistiques officielles du Bureau du recensement des États-Unis ont établi que 6.7 millions d’enfants de moins de dix-huit ans appartenant à une famille monoparentale avec la mère vivent en dessous du seuil de pauvreté102.

Il y plusieurs facteurs pour expliquer la pauvreté des mères célibataires. Avant leur divorce, elles s’occupaient du foyer familial et n’avaient pas d’emploi. Elles se retrouvent seules à éduquer leurs enfants et à travailler pour vivre. L’insertion professionnelle est souvent difficile pour elles. N’ayant ni diplôme universitaire ni expérience professionnelle, elles doivent occuper des emplois précaires qui payent un salaire minimum ou alors cumuler plusieurs emplois à mi-temps si elles n’en trouvent pas à plein-temps.

La serveuse du bar fait partie de la catégorie d’employés payés au salaire minimum. La loi américaine prévoit un salaire minimum de 2.13 dollars par heure pour les serveurs des restaurants et des bars. C’est à eux de recueillir les pourboires des clients pour ainsi atteindre les 7.25 dollars par heure perçus par les employés des autres secteurs103. Les pourboires dans les bars américains ne sont pas optionnels, ils sont obligatoires. Le client doit laisser au moins 15% de la facture totale. Les pourboires représentent la seule façon pour les serveurs américains de recevoir leur salaire minimum.

Il faut aussi prendre en compte le fait que le travail posté de la serveuse l’oblige à travailler la nuit et pendant le week-end. Si 1’on considère de surcroît qu’elle doit aussi faire face aux remarques sexistes de quelques clients masculins, on peut affirmer que le travail de serveuse au bar est aussi pénible que le montre le clip de la chanson. La serveuse effectue presque un parcours du combattant pour apporter les boissons aux clients. Elle se déplace en zigzag pour éviter d’heurter des clients qui la croisent sans quoi son patron retiendrait de l’argent sur son salaire pour les boissons qu’elle aurait fait tomber.

De plus, la serveuse peut subir un harcèlement moral de la part de son patron ou même être licenciée abusivement par ce dernier dans la mesure où la plupart des États américains ont



102 « America’s Families and Living Arrangements: 2017 », United States Census Bureau, [en ligne], consulté le 7 septembre 2017. URL : https://www.census.gov/data/tables/2017/demo/families/cps-2017.html

adopté le principe de l’

at-will employment

qui accorde à l’employeur le droit de mettre fin à un contrat de travail à tout moment sans avoir à en justifier la raison. Le Montana est le seul État à ne pas avoir adopté ce principe qui accorde aussi le droit à l’employé de quitter son travail sans aucune raison104.

Toutefois, même si l’

at-will employment

favorise la mobilité sociale et la reconversion professionnelle, il demeure un moyen abusif entre les mains des employeurs pour exploiter leurs employés. Il y a donc des asymétries dans les rapports de force entre employeurs et salariés. Ces derniers peuvent être licenciés s’ils réclament des augmentations de salaire ou de meilleures conditions de travail. Ils s’accrochent alors à leur emploi même s’ils sont mal payés et méprisés par leur employeur. Nous reviendrons ultérieurement sur la question de l’emploi aux États-Unis lorsque nous analyserons des chansons sur les cols bleus.

Pour Springsteen, la nostalgie des bons moments se heurte à la réalité du pays pour une partie des femmes américaines qui vivent dans la pauvreté et l’exclusion. Le chanteur ne dénonce pas leur misère. Il ne prend pas de position claire par rapport à la situation précaire des mères célibataires ou des serveuses de bars. Toutefois, il éclaire ses auditeurs sur leur marginalisation en les représentant telle qu’elles sont dans leur vraie vie. Sa critique est indirecte et il n’y a pas d’indignation de la part du chanteur.

Mais cette stratégie mise en place par Springsteen de célébrer la vie des gens ordinaires tout en apportant un regard critique sur leur précarité est-elle efficace ? Qu’en est-il de la chanson et de sa réception ? Les auditeurs ont-ils saisi la subtilité du message ? Le rock de Springsteen peut-il changer la vie des gens ordinaires ou est-il dépourvu de pouvoir face aux injustices sociales du pays ? Il est difficile de répondre à ces questions à ce stade, mais nous tenterons d’apporter des éclaircissements tout au long de ce travail lorsqu’on explorera les autres stratégies adoptées par Springsteen dans d’autres chansons.

Les spectateurs qui applaudissent Springsteen à la fin du clip savent qu’après avoir saisi le moment présent que leur offre la musique rock, ils doivent rentrer chez eux et retourner à la vie réelle, celle où ils se lèvent tôt le matin pour aller travailler et faire face aux difficultés de la vie. La célébration de la nostalgie dans « Glory Days » n’est-elle pas un aveu d’échec ? Une célébration de l’impuissance de la musique rock face à la réalité du pays pour une partie de la population ? N’est-elle pas une forme d’

escapism

, une façon de fuir la réalité ? Les gens ordinaires doivent peut-être se résigner à accepter que leur situation sociale



104Montana Department of Labor & Industry, [en ligne], consulté le 9 septembre 2017. URL: http://dli.mt.gov/resources/faq

ne changera pas. Ce qu’il leur reste à faire, c’est de se consoler avec les quelques moments de bonheur de leur vie passée.