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Pour apporter de la clarté à ce travail, nous devons définir les concepts que nous sommes amenés à utiliser fréquemment. Notre but dans cette étape est d’élaborer un cadre conceptuel logique et cohérent.

On l’appelle chanson de révolte, populaire, engagée, militante ou contestataire. Certains emploient l’anglicisme

protest song

. Nous avons déjà octroyé l’appellation de

protest song

aux chansons de Springsteen, mais sans vouloir nous contredire, chante-t-il vraiment des

protest songs

? D’emblée, nous sommes confronté à une difficulté qui est celle de choisir un terme approprié pour qualifier les chansons engagées de Springsteen. Il nous semble, qu’à ce stade, il était trop tôt pour donner une réponse définitive à cette question. Avant lui, les chanteurs engagés exprimaient leur colère avec des

protest songs

directes et subversives. Les chansons de Springsteen sont différentes de celles de Phil Ochs ou de Neil Young, chanteurs qui affichent d’une façon directe leur opposition et mécontentement face à des injustices sociales et des décisions politiques arbitraires. Springsteen comme tout chanteur engagé exprime son point de vue sur des thèmes délicats en Amérique, mais sa méthode consiste à proposer une réflexion de fond sans pour autant être direct ou transgressif.

Une

protest song

est une chanson écrite par un artiste afin de protester. Le verbe protester provient du Latin

protestari

et se compose du préfixe

pro

qui signifie devant ou en avant et

testari

qui signifie témoigner. Protester signifie : « s’élever avec force contre quelque chose » ou « exprimer sa violence par des paroles ou des écrits »47. Les chanteurs engagés composent des

protest songs

pour condamner une injustice ou apporter leur soutien à une cause spécifique, mais il faut que ces chansons soient diffusées aux auditeurs. Il faut qu’ils apportent un témoignage public à la société pour essayer d’apporter un changement. Pour ce faire, ils doivent vendre leurs disques et les diffuser aux auditeurs. Il faut rappeler que ces chanteurs engagés sont avant tout des artistes qui produisent des œuvres musicales, raison d’être de leur existence. Ils doivent signer un contrat avec une maison de disque, faire la promotion de leurs albums et les vendre, gérer leurs tournées et protéger leurs droits d’auteurs. Ils doivent donc s’accommoder des pratiques économiques de l’industrie du disque. Nous examinerons ces questions économiques de diffusion et de vente ultérieurement.



Une autre définition, simple et claire, des

protest songs

est donnée par Woody Guthrie qu’il tire de sa propre vie artistique et de son militantisme : « […] songs that try to make things better for us, songs that protest all the things that need protesting against »48. Jerome L. Rodnitzky explique l’évolution de la

protest song

à travers la musique populaire américaine et fait une distinction entre les chansons folk, les

topical songs

qui sont plus politiques, et les chansons dites

Tin Pan Alley

en référence à la maison d’édition du quartier new-yorkais.

Broadly speaking, American popular music has consisted of three major categories- folk music, topical music, and tin-pan alley songs for the mass media. Folk music was music made by and for the masses-songs to be sung at home, by oneself, and on the job. Topical music consisted of songs that related news or had a specific message. The broadside ballads sung in taverns by minstrels represented the earliest topical tradition. Political songs represented another type of broadside, and union-organizing songs still another variety. The latest topical music consists of the many so-called protest songs that refer, subtly or directly, to specific social problems. Tin-pan alley songs came into their own at the turn of the century when there was a mass, urban audience for sheet music and piano-based family-singing. Naturally, the phonograph, radio, and eventually hi-fidelity further enhanced their future49.

Rodnitzky note dans un autre article : « Protest songs have always been with us, although there is a natural tendency to overlook their presence. Life is always rosier in retrospect, and yesterday’s protest song becomes increasingly ludicrous and irrelevant. To survive, songs of discontent must communicate universal frustrations »50. Les auditeurs d’une

protest song

ne vont pas forcément faire attention à son contenu, au message qu’elle véhicule. Peut-être qu’ils ne sont même pas des militants ou qu’ils n’accordent pas d’importance à la cause ou au combat évoqué dans la chanson. Il faut rappeler aussi que les auditeurs apprécient l’écoute des instruments, du rythme d’une

protest song

aussi bien que s’ils écoutaient des genres musicaux souvent dépourvus de paroles comme la musique jazz ou la musique classique. C’est pour cela que Rodnitzky met l’accent sur la nécessité de transmettre un mécontentement universel qui ne laisserait pas les auditeurs indifférents à la cause d’une

protest song

que contient ses paroles.

Pour Deena Weinstein les

protest songs

les plus pertinentes sont celles que les auditeurs écoutent des années après leur sortie et dont ils continuent à saisir la dimension



48 Mark Allan Jackson, Prophet Singer: The Voice and Vision of Woody Guthrie, Mississippi, University Press of Mississippi, 2008, 3.

49 Jerome L. Rodnitzky, « Popular Music in American Studies », The History Teacher, volume 7, n°4, août 1974, 504, [en ligne], consulté le 1er septembre 2017. URL : http://www.jstor.org/stable/492057

50Jerome L. Rodnitzky, « The Evolution of the American Protest Song », [1969], in Timothy E. Scheurer (éd.),

contestataire : « A protest song […] has a far longer shelf life if it is oblique, since it can be heard generations later merely as a song relieved of the baggage of a protest that may no longer be relevant or popular »51. Cependant, si une

protest song

classique demeure aujourd’hui aussi populaire que lorsqu’elle est sortie, en tenant en compte que la cause qu’elle a abordée n’est plus à jour comme le souligne Weinstein, que reste-t-il alors de cette chanson ? Sa mélodie ? Son refrain ? Peut-on affirmer qu’elle ne sert plus à rien ?

Pour être plus clair, prenons l’exemple des deux célèbres

protest songs

« Fortune Son » (1969) des Creedence Clearwater Revival et « Bring ‘Em Home » (1965) de Pete Seeger que des artistes engagés comme Pearl Jam, Sleater-Kinney et Bruce Springsteen ont choisi de reprendre pour critiquer la guerre en Irak de 2003. Ces deux chansons qui à l’origine s’étaient opposées à la guerre du Viêt Nam sont devenues des hymnes universels pour s’opposer à toutes les guerres de l’Amérique quels que soient l’époque ou le contexte politique et social du pays.

Le terme

protest song

est problématique pour Dorian Lynskey, journaliste au

Guardian

, car il colle aux artistes l’étiquette de

protest singers

: « Many artists have seen it as a box in which they might find themselves trapped »52. Ce refus de recevoir une étiquette de

protest singer

a motivé le désengagement de Bob Dylan de la communauté folk des années soixante. Des artistes comme Joan Baez et Judy Collins ne se sont jamais considérées comme des

protest singers

bien qu’elles continuent à militer et à chanter des chansons engagées. Judy Collins a même considéré à la fin des années soixante que protester en chanson revient à frapper sur la tête des gens : « Protest songs are like hitting people over the head »53.

En plus de sa dimension contestataire, une

protest song

est aussi une chanson politique. Elle contient dans ses paroles des éléments ressortissant du politique. Pour Louis-Jean Calvet une chanson est politique « parce que son auteur l’a voulue telle, parce que l’analyse de sa thématique la révèle telle, et parce que ses contemporains l’ont vécue telle »54. Les deux notions, politique et contestation, sont très proches. Militer dans un parti politique d’une démocratie engendre la contestation contre les gouvernements, les décideurs politiques. On peut appliquer la définition de la chanson politique que propose Calvet à la notion de contestation. L’auteur d’une

protest song

l’a composée pour contester et cela va de soi que



51 Deena Weinstein, « Rock Protest Songs: So Many and So Few », in Ian Peddie (éd.), The Resisting Muse: Popular Music and Social Protest, Burlington, Ashgate, 2006, 12.

52 Dorian Lynskey, 33 Revolutions Per Minute, op.cit., 1.

53 Jerry Rodnitsky, « The Decline and Rebirth of Folk Protest Music », in Ian Peddie (éd.), The Resisting Muse: Popular Music and Social Protest, ibid., 17.

son analyse révèle qu’elle est une

protest song

et que les auditeurs la catégorise en tant que telle.

Denisoff définit une chanson militante comme « a socio-political statement designed to create an awareness of social problems and which offers or infers a solution which is viewed as deviant in nature »55. Cette chanson dénonce, condamne, invite à prendre parti. Elle alerte les consciences qu’il y a un malaise dans la société, mais elle suggère une solution radicale difficile à réaliser. Denisoff fait une distinction entre la chanson engagée ayant une fonction mobilisatrice (« magnetic song of persuasion »)56 et celle qui a une fonction rhétorique (« rhetorical song of propaganda »)57. La « magnetic song » est un hymne des syndicats et des mouvements sociaux dont la finalité est de convaincre les auditeurs indécis de la justesse d’une cause et de les recruter comme militants. Par contre, la « rhetorical song » alerte les auditeurs sur un événement important dans la société ou condamne une injustice sans pour autant essayer de les recruter comme membres du mouvement. La chanson de Dylan « Hurricane » (1975) en soutien au boxer Rubin Carter et son emprisonnement après un procès bâclé illustre cette fonction rhétorique de la chanson engagée.

Claude Chastagner donne des éclaircissements sur la fonction des chansons engagées. Pour lui, elles « ne sont pas simplement écrites pour distraire, faire rêver ou émouvoir. Leurs auteurs ont des intentions précises, militantes et politiques. Ils veulent soulever les foules, changer les mentalités, apporter une contribution concrète aux luttes de leur époque. Leurs textes sont des messages qui doivent être entendus et susciter un passage à l’acte »58. À la lumière de ce commentaire, nous constatons que la chanson engagée est plus qu’un produit commercial, plus qu’un artefact culturel. Son auteur ne l’a pas composée que pour avoir un succès commercial mais pour militer et influencer ses auditeurs. Chastagner poursuit son commentaire sur les chansons engagées et pose des questions pertinentes quant à leur rôle.

Or, si tant est qu’il soit possible de les mesurer, quel est l’impact réel de ces chansons ? En quoi sont-elles subversives ? Ont-elles vraiment changé le monde ? Peut-on vraiment affirmer que les protest songs ont provoqué une recrudescence des mouvements de grèves, comme l’écrit Horace Beck (65) ? « A Working Class Hero » (John Lennon, 1970) a-t-il contribué à revaloriser le monde ouvrier, « Masters of War » (Bob Dylan, 1963) à démanteler le complexe militaro-industriel, « The “Fish” Cheer / I-Feel-Like-I’m-Fixin’-To-Die Rag » (Country Joe,



55 Serge R. Denisoff, Sing a Song of Social Significance, op.cit., 26.

56Ibid., 5.

57Ibid., 6.

1967) à mettre un terme à la guerre au Vietnam, « Respect » (Aretha Franklin, 1967) à améliorer la condition des femmes ? 59

Nous tenterons d’apporter des réponses aux questions posées ci-dessus pour résoudre la problématique de l’efficacité des

protest songs

. Le choix de travailler sur l’œuvre de Springsteen comme nous allons le voir va nous aider à apporter un début de réponse.

Après avoir défini la

protest song

, il nous faut aussi donner une définition au style de musique de Springsteen. Nous appellerons « rock » les chansons de l’artiste qui englobent deux genres, le « heartland rock » et le « Jersey Shore Sound ». Bob Seger, chanteur natif de Détroit, est de facto le fondateur du « heartland rock » aux cours des années soixante. Jon Pareles, journaliste du

New York Times

, donne la définition suivante : « The music is basic-three chords and a back beat. The tone is earnest, plain-spoken, just folks. The verses are short stories, terse sketches of characters trying to get by. And the choruses, ready-made for sing- alongs, are about “hard times”»60.

En effet, le « heartland rock » se caractérise par un style musical simple et des textes de chansons sur la vie des cols bleus de la

Rust Belt

61 ainsi que sur la désillusion de l’Amérique blanche des petites villes. Springsteen popularise le genre au milieu des années soixante-dix et connaît le succès commercial avec son album

Born to Run

en 1975. D’autres artistes connaîtront aussi le succès dans les années quatre-vingt comme John Mellencamp, Tom Petty et Melissa Etheridge.

Le deuxième genre, le « Jersey Shore Sound », s’est développé dans les années soixante-dix dans le Stone Pony, le Student Prince et d’autres night clubs d’Asbury Park, ville du comté de Monmouth dans le New Jersey. Ce genre de musique aborde plusieurs thèmes comme l’amour, la joie de vivre et la nostalgie. Plusieurs artistes ont lancé leur carrière dans des clubs du New Jersey, comme Bruce Springsteen and the E Street Band, The Drifters, Southside Johnny and the Asbury Jukes, Bon Jovi et Bill Chinnock. Le « heartland rock » et le « Jersey Shore Sound » sont presque similaires en matière des thèmes de chansons et il n’y a pratiquement pas de différence entre les deux styles à ceci près que le « heartland rock » dépeint les problèmes sociaux des Américains des petites villes alors que le « Jersey Shore Sound », genre plus festif, aborde leurs moments de joie et de bonheur.



59 Claude Chastagner, De la culture rock, op.cit., 51.

60 Jon Pareles, « Heartland Rock: Bruce’s Children », The New York Times, 30 août 1987.

61 La Rust Belt, littéralement « ceinture de rouille », est une région des États-Unis s’étendant de Chicago jusqu'à la côte atlantique qui a été marquée par le déclin de son industrie lourde de métallurgie. Une conséquence directe de ce déclin est la dépopulation de plusieurs villes comme Cleveland, Pittsburg ou Flint (Voir le documentaire de Michael Moore, Roger & Me, New York, Dog Eat Dog Films, 1989, sur le déclin de sa ville natale Flint).

Springsteen explore dans ses chansons plusieurs mythes qui sont générés dans l’imaginaire collectif de la société américaine. L’Amérique a été fondée sur des mythes comme le suggère Leslie Fiedler « […] To be an American (unlike being English or French or whatever) is precisely to imagine a destiny rather than to inherit one ; since we have always been, insofar as we are Americans at all, inhabitants of myth rather than history »62.

Dans

Les Mythes fondateurs de la nation américaine

, Élise Marienstras met l’accent