Les Américains sont ces déracinés, ces hommes sans mémoire commune qui inventeront des mythes chargés de substituer aux caractères manquants à leurs sociétés d’implants, une collection d’histoires, de coutumes, de souvenirs, de folklore, d’expérience et surtout d’épopée et de gloire commune. Une série de récits et de discours destinés à définir « l’être » américain se transmet donc, non par l’entremise d’historiens officiels ou d’instituteurs, mais par les canaux d’une société moderne répartis sur un territoire continent : les livres, les magazines, la télévision, le cinéma64.
La musique rock est un des artefacts de la culture américaine qui contribuent à définir ce que c’est qu’être américain. Springsteen offre une nouvelle lecture des mythes fondateurs de son pays et ajoute une couche différente des autres formes de musique populaire à ce palimpseste national de l’identité américaine constitué aussi de cinéma, séries télévisées, bandes dessinées et sport.
Un des mythes fondateurs de la nation américaine est celui de terre promise (
The
Promised Land
). C’est un terme biblique qui renvoie à la terre qui fut promise par Dieu au peuple d’Israël. En Amérique, la terre promise est une terre de refuge pour les colons puritains venus d’Europe au XVIIe siècle en quête de liberté religieuse. Dans la musique rock, ce mythe fait allusion aux jeunes chanteurs qui sont en quête de gloire et de célébrité. Avec leur guitare, ils sillonnent les villes du pays à la recherche d’une grande maison de disque qui leur fera signer un contrat. Dans « Promised Land » (1965), Chuck Berry utilise la première personne du singulier pour décrire son voyage à travers les villes américaines qui le conduira à Los Angeles où il pourra réaliser ses rêves.Le rêve américain est aussi un autre mythe de la culture américaine que Springsteen examine dans plusieurs de ses chansons. Il est défini par James Truslow Adams comme : « [a] dream of a land in which life should be better and richer and fuller for everyone, with
62 Cité dans Greil Marcus, Mystery Train: Images of America in Rock’n’Roll Music, New York, Omnibus Press, 1977, 6.
63 Élise Marienstras, Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Paris, La Découverte, 1976, 11.
opportunity for each according to ability or achievement »65. Or, une partie de la population américaine, celle des plus démunis, semble ne pas être concernée par le rêve. Il ne s’agit pas pour ces gens de devenir prospères, d’avoir une grande maison avec un garage et deux voitures et de prendre des vacances au soleil des îles tropicales, mais seulement d’arriver à payer leurs loyers, factures et crédits, de faire des courses pour pouvoir subvenir à leurs besoins et nourrir leurs enfants. Réaliser le « rêve américain » dans ce contexte devient un privilège réservé seulement à une infime partie de la société américaine, aux gens qui appartiennent à la
middle-class.
Dès lors, il nous faut faire une distinction entre la classe ouvrière et la
middle-class
comme le souligne le journaliste Alfred Lubrano. « Blue-collar working-class people don’t have college degrees and perform manual labor. And white-collar, middle-class people are college educated and work at professional-type jobs. One group works with their hands, the other with their minds »66. Il faut préciser que lamiddle-class
américaine n’est pas comme la classe moyenne française. L’équivalent de lamiddle-class
américaine en France est la classe moyenne supérieure considérée comme relativement aisée.4. Sources primaires et secondaires
Après avoir défini ces quelques concepts, nous devons à présent examiner les sources sur lesquelles nous nous sommes appuyé.
En ce qui concerne les sources primaires, le travail examine les chansons de Springsteen ainsi que les interviews, concerts et vidéoclips du chanteur. En plus, nous nous sommes basé sur le récit autobiographique du chanteur,
Born to Run
, sorti en 2016, dans lequel l’auteur livre quelques détails de sa vie personnelle et de son parcours artistique. Le chanteur s’est confié à ses lecteurs et a apporté un témoignage poignant sur des événements personnels de sa vie familiale, sa carrière musicale et sa relation tendue avec son père. Springsteen décrit les rues, sa maison natale, les ballades en moto ou en voiture dans le Sud étatsunien ou encore la partie de pêche au Mexique avec son père. Il s’agit vraiment d’un récit personnel, un exercice narratif avec des descriptions, une recherche stylistique et de la rhétorique.Néanmoins, il nous a semblé que Springsteen n’a pas assez creusé et qu’il n’a pas assez approfondi les détails biographiques et surtout sur des sujets importants comme son
65 Préface de James Truslow Adams, The Epic of America, [1931], New Brunswick, NJ, Transaction Publishers, 2012, xx.
engagement politique et social. Il résume les huit années de la présidence George W. Bush en une ligne lorsqu’il aborde son quinzième album studio sorti en 2007 : «
Magic
was my state-of-the-nation dissent over Iraq War and the Bush years »67. Springsteen a résumé son activisme face au président Bush en une phrase sans plus d’analyses ou de développements. Nous en avons déduit que le chanteur a écrit son autobiographie de cette façon en prenant soin de ne pas reprendre les éléments contenus déjà dans sa biographie autorisée écrite par Dave Marsh et aussi dans les dizaines d’interviews qu’il a données depuis plus de quarante ans.Christopher Phillips et Louis P. Masur ont rassemblé les interviews accordées par Springsteen à différents journalistes et critiques rock de 1973 jusqu’à 2013 dans
Talk About a
Dream: The Essential Interviews of Bruce Springsteen
. Les interviews ont représenté une source pertinente et fiable dans la mesure où elles nous ont aidé à vérifier si le narrateur des chansons était l’auteur lui-même, si son récit était autobiographique. En vérifiant que le « je » des chansons référait à Springsteen et qu’un pacte autobiographique était présent, nous avons évité de faire des interprétations hasardeuses des textes de l’artiste.Le site web officiel de Springsteen68 nous a donné des repères chronologiques des différents concerts et tournées mondiales de l’artiste avec son E Street Band. Il nous a permis de répertorier les concerts et la discographie de l’artiste. Par ailleurs, la
Video Anthology
1978/1988
ainsi que les vidéoclips et extraits de concerts se trouvant sur YouTube nous ont été d’une grande aide. Les documents audiovisuels de l’artiste ont représenté une source riche en informations pour l’analyse des chansons.Le concert de Springsteen à l’Arena de Montpellier le 19 juin 2012 a constitué aussi une source primaire de notre recherche. Il nous a permis de confirmer quelques hypothèses que nous avions soulevées. Nous avons assuré deux rôles dans ce concert, participant et observateur : nous avons fait partie du public venu apprécier le spectacle et nous avons pris le temps d’observer les spectateurs et Springsteen avec son E Street Band. Nous avons pu constater que Springsteen était et est avant tout un
entertainer
, c’est-à-dire un homme de scène. Mais il faut nuancer ce constat car l’artiste était en France devant un public français alors que notre recherche porte sur les auditeurs et spectateurs américains aux États-Unis. Nous développerons ces différents points dans ce présent travail.Quant aux sources secondaires, il s’est agi de publications sur la carrière artistique de Springsteen ainsi que d’ouvrages académiques dans différentes disciplines. Nous avons lu des
67 Bruce Springsteen, Born to Run, Londres, Simon & Schuster, 2016, 455.
ouvrages théoriques sur la
protest song
l’histoire et la théorie de la musique rock. Il faut ajouter à ceux-là des ouvrages sur la politique américaine, le syndicalisme et le mouvement social américain, la culture américaine et ses mythes ainsi que des ouvrages anthropologiques, philosophiques et de critique littéraire et artistique. Nous avons aussi lu des récits (auto)biographiques et des romans américains et avons consulté des articles duNew York
Times
et duWashington Post
en plus des articles des critiques rock Lester Bangs, Greil Marcus, Jon Landau et Dave Marsh parus dans les magazines dédiés à la musique américaineRolling Stone
etCreem
. Enfin, nous avons porté un intérêt pour le cinéma américain avec des films qui ont nourri notre réflexion commeBadlands
de Terrence Malick,The Night of the
Hunter
de Charles Laughton etEasy Rider
de Dennis Hopper, ainsi qu’un intérêt pour les photos d’Annie Leibovitz, Walker Evans et Frank Robert.Les ouvrages sur Springsteen abordent plusieurs aspects de la vie du chanteur, ses fans, son engagement politique et social, le fait qu’il incarne le rêve américain ou le nouveau Woody Guthrie des temps modernes. La lecture de la biographie officielle de Springsteen, écrite par Dave Marsh, nous a aidé avec l’autobiographie du chanteur à rédiger une partie biographique qui figure en annexe de ce présent travail sur les débuts de l’artiste, sa réussite, ses albums et d’autres aspects de sa vie professionnelle et privée. L’auteur de la biographie a mis l’accent sur les tournées et concerts de Springsteen et ce faisant, il nous a rappelé que l’analyse des chansons doit prendre en considération un aspect important de la carrière musicale de Springsteen, la scène.
June Skinner Sawyers a collecté les articles universitaires les plus pertinents sur Springsteen dans
Racing in the Street: The Bruce Springsteen Reader
. Les articles ont contribué à nourrir notre réflexion en retraçant la carrière de l’artiste depuis ses débuts en 1973 jusqu’en 2003. À titre d’exemple, l’article de Andrew M. Greeley « The Catholic Imagination of Bruce Springsteen » nous a éclairé sur le fait que le succès de Springsteen, l’auteur-compositeur, est en partie dû à sa religion dont il détourne les rites catholiques et les sacrements. De même, dans « The Real ThingʊBruce Springsteen », Simon Frith aborde la très ambiguë notion d’authenticité dans la musique rock. Il s’étonne du fait que Springsteen, star mondiale millionnaire, s’habille comme un ouvrier. Les commentaires de Frith sur Springsteen nous ont aidé à mieux cerner l’artiste et à explorer des pistes pour comprendre son jeu scénique et sa persona.L’ouvrage de David Masciotra,