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2. Chapitre II Héritages de l’avant-garde : l’art comme machine de guerre

2.5. Avant-garde et mythe moderne

Il faudrait ici poursuivre encore plus loin dans la critique du rêve surréaliste, en transportant la question sur le terrain du mythe. Car je pense que ce qui distingue fondamentalement le rêve surréaliste de l’ivresse, c’est le caractère ouvertement

mythologique du premier. À ce sujet, il convient de remarquer que, dès 1924, Aragon affirmait dans Le Paysan de Paris que le surréalisme devait « réinventer le mythe ».

Toutefois, ce n’est qu’en 1942 qu’André Breton, dans Prolégomènes à un troisième

manifeste ou non, officialise cette tendance, assignant au surréalisme la tâche de créer une « mythologie moderne ». Cette question devient d’ailleurs primordiale pour le surréalisme de l’après-guerre : pour le mouvement, l’établissement d’une mythologie moderne représentait une nouvelle tâche positive et constructrice, créatrice de merveilleux, pouvant réenchanter un monde marqué par le nihilisme fasciste, la destruction nucléaire et le génocide. La mythologie moderne souhaitée par les surréalistes prend valeur de remède médical : elle devait soigner une civilisation malade, lui redonner force, vigueur, passion. Pour le surréalisme, le mythe moderne exerce une force mystique sur des sujets, mais dans en dehors de toute connexion divine : « L’attrait des surréalistes pour le mythe tient aussi au fait qu’il constitue (avec les traditions ésotériques) une alternative profane à l’emprise religieuse sur l’univers du non-rationnel » (Löwy & Sayre 1992 : 219). En un certain sens, on peut interpréter ce positionnement mythologique du surréalisme comme une sorte de « retour » vers des conceptions humanistes plus traditionnelles, vers la création de valeurs positives devant re-cimenter une communauté déchirée50. Par ce processus, le surréalisme tente d’échapper aux tendances anarchistes et antisociales qui marquent ses débuts. Par la création d’une série de figures, de légendes, de projections idéelles ― bref, un ensemble de représentations de l’esprit unifiées sous la bannière du mythe ― les surréalistes tentèrent de s’imposer dans le moment de la reconstruction.

50 Cet aspect constructif et positif du surréaliste devait d’ailleurs irriter Benjamin, qui ne voyait de

rédemption révolutionnaire possible qu’à travers la mélancolie et le pessimisme : ce n’est pas pour rien que le penseur allemand chérissait particulièrement l’œuvre de Pierre Mabille, ce dissident trotskyste du surréalisme qui insistait sur la nécessaire « organisation du pessimisme ». Benjamin a de son côté beaucoup insisté sur le pathos révolutionnaire, plaçant définitivement cette tradition du côté des perdants de l’Histoire. En opposition, si Debord conserve une humeur saturnienne, il évoque toujours ses exploits sur le mode de l’héroïsme triomphant, ce qui détonne avec le misérabilisme dominant souvent le discours de la gauche d’aujourd’hui.

Or je pense que cet aspect mythologue était présent dans la critique situationniste du mouvement de Breton, mais uniquement dans la mesure où le mythe se médiatise sous la forme de la contemplation, de la passivité admirative. Car le surréalisme ne se contente pas de se donner en spectacle ni de se vendre sur le marché ; pire encore, il veut presque se véhiculer sous la forme d’une religion constituée ― cette mythologie moderne qui devait marquer son siècle et opérer une sorte de rédemption pour une humanité déchue. En effet, c’est l’ensemble du mouvement lui-même qui opère en tant que mythe global. Michael Löwy et Robert Sayre décrivent ainsi le mythe surréaliste :

Or, quel est le mythe nouveau qui contient (dans leur forme moderne), qui unifie (grâce à leur affinité élective), qui rassemble (sans les hiérarchiser) la révolte, la poésie, la liberté et l’amour ? Il ne peut s’agir que du surréalisme lui-même, dans sa « force divinatoire » (Schlegel), dans son aspect utopique porté vers « l’âge d’or qui doit encore venir » (Schlegel). […] il s’agit d’un mythe en mouvement, toujours incomplet et toujours ouvert à la création de nouvelles figures et images mythologiques. Étant avant tout une

activité de l’esprit, le surréalisme ne peut pas se figer en « mythe ultime », un Graal à conquérir ou une « surréalité » réifiée : l’inachèvement perpétuel est son élixir d’immortalité (Löwy & Sayre 1992 : 222).

Les surréalistes furent les premiers à définir la pratique du mythe moderne, fluide, mobile et ouvert, s’opposant aux forces territorialisantes du mythe ancien. Pour Löwy et Sayre ― et c’est ce que les situationnistes n’ont pas voulu voir ― le mythe surréaliste fonctionne pleinement selon des modalités modernes : il ne s’offre pas comme un Graal total à atteindre dans la perspective d’un achèvement de l’Histoire. Debord, en opposition, a joué le jeu de la séduction en prétendant posséder ce puissant Graal ouvrant les portes de la vie nouvelle ― en ce sens, le situationnisme joue davantage sur l’aspect mythique de sa propre existence. Debord fait d’ailleurs lui-même référence au Graal dans In girum :

La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant. C’était une dérive à grandes journées, où rien ne ressemblait à la veille; et qui ne s’arrêtait jamais. Surprenantes rencontres, obstacles remarquables, grandioses trahisons, enchantements périlleux, rien ne manqua dans cette poursuite d’un autre Graal néfaste, dont personne n’avait voulu (Debord 2006 IGI : 1779).

Le savoir absolu qu’il prétend posséder, Debord le figure dans le Graal, ce mythe littéraire qui a tant inspiré les lettristes. Mais si Debord se présente à la fois comme le destinataire et le détenteur du Graal ― cette force capable de modifier le temps51 ― il

en est aussi le gardien, celui qui connaît la vérité du Graal et qui en décide l’accès. On doit encore une fois à Boris Donné cette interprétation malicieuse : le Graal n’est qu’une métaphore de Debord lui-même, en tant que seule force capable de « réaliser la philosophie » en provoquant l’ultime révolution52. Dans un certain sens, ce n’est pas tant le mouvement situationniste que Debord lui-même qui se propage sous le mode du mythe. Debord se positionne lui-même comme le chaînon manquant, celui qui pourra, en combinant le génie de ses prédécesseurs (Machiavel, Hegel, Marx, Fourrier et Retz) et en les « dépassant », faire apparaître aux vivants la révélation du Graal. Ce dernier représente donc l’esprit de la révolution sans cesse réprimée dans l’Histoire53. Puisque seul Debord possède la connaissance requise, il devient lui-

51 « La résolution de faire soi-même son histoire, voilà le secret de toutes les "sauvages" et

"incompréhensibles" négations qui bafouent l’ordre ancien » (Debord 2006 VSI : 1092).

52 « Alors quel était-il, ce "Graal néfaste" si ardemment poursuivi […]? Dans Mémoires, il est figuré

graphiquement sur le collage en forme de gravure médiévale de la page [43], placé sur une table ronde autour de laquelle sont rassemblés les philosophes qui ont jeté les fondements d’une véritable critique de la politique (Machiavel, Hegel et Marx) encadrés de deux figures moins attendues, incarnant respectivement la révolte vécue sur le mode du jeu (Retz) et l’ambition d’une réorganisation passionnée de tout l’espace social (Fourier). Sur le collage, tous sont représentés de face autour de la table, comme s’ils regardaient un convive encore absent de l’image […]. Ce convive attendu dans le "château mystérieux" est bien sûr Debord lui-même, appelé à partager avec ces compagnons illustres la révélation du Graal […] » (Donné 2004a : 141).

53 L’échec des révolutions passées devient un objet de réflexion privilégié des lettristes, comme le

rappelle Debord dans In girum, qui évoque l’existence des lettristes durant les années 50 : « Ils s’interrogeaient aussi sur l’échec de quelques révolutions » (Debord 2006 IGI : 1775). D’ailleurs,

même le Graal : la seule force négative opérante de son temps. En devenant une sorte de mythe concentré, Debord a trahi la critique du mythologique qui l’avait pourtant amené à adopter une posture révolutionnaire dans l’art.

Pour saisir les limites d’un tel positionnement mythologique, je rappellerai une définition convenue du mythe proposée par Sloterdijk : « Le mythe est une méthode consistant à décrire le monde de telle sorte que rien de neuf ne puisse se produire » (Sloterdijk 2001 : 21). Le mythe apparaît, dans sa structure traditionnelle, comme une force bloquant l’historicité de l’être, et interrompant l’irruption du nouveau en tant qu’événement décisif engageant l’avenir d’une société. Étrangement, quand la révolution elle-même se transforme en mythe, elle se transforme en paradoxale institutionnalisation du nouveau et de la rupture. C’est pourquoi la question du mythe moderne est celle de se son ouverture sur les puissances d’une création infinie.

Plusieurs indices mènent néanmoins à l’hypothèse d’un rejet du mythe de la part des situationnistes. Surtout que quand Debord évoque le mythe dans La Société

du spectacle, c’est presque toujours pour le présenter selon la conception la plus traditionnelle. Par exemple, pour évoquer le temps cyclique qui définit le mode de production agraire, Debord écrit dans la thèse 127 : « Le mythe est la construction unitaire de la pensée qui garantit tout l’ordre cosmique autour de l’ordre que cette société a déjà en fait réalisé dans ses frontières » (Debord 2006 SdS : 821). Le mythe est la modalité représentative du mode de la répétition dans lequel se vit elle-même la société agraire : dans sa forme primitive, le mythe est ce qui assure l’ordre des

Chtcheglov écrivit durant les années cinquante un poème intitulé « Réflexions sur l’échec de quelques révolutions dans le monde ».

choses, les places et les fonctions de tous les éléments du cycle de production, en ceci que ces derniers se renouvellent sans cesse au-delà de la mort. De même que les saisons se succèdent, les hommes passent et meurent, mais les formes fixes de la société agraire demeurent : c’est le mythe en tant que narration des origines qui assure la stabilité de cette société. Le mythe attribue une explication métaphysique ou naturelle à un « ordre cosmique » stable et incontestable; pour Debord et nombre d’anthropologues, le mythe est un élément nécessaire de la société primitive qui méconnait l’historicité : le mythe emprisonne le devenir humain à travers une série de gestes et de fonctions fixes qui conjurent l’irruption de nouveaux savoirs ou de nouveaux modes d’être. Il va sans dire que les sociétés fortement mythologiques sont par définition antidémocratiques, et les Grecs eux-mêmes ne conquirent la philosophie qu’au prix d’un combat sans merci contre leurs propres mythes, tout en conservant paradoxalement la religion en tant que pratique civile.

Debord semble donc identifier le mythe primitif comme opérant un simple

blocage des forces historiques. Quand Debord évoque les manifestations modernes du mythe, il ne se fait pas plus tendre ; c’est à travers le fascisme qu’il identifie le retour contemporain du mythe. Sur le fascisme, il écrit :

[…] il n’est pas lui-même foncièrement idéologique. Il se donne pour ce qu’il est : une résurrection violente du mythe, qui exige la participation à une communauté définie par des pseudo-valeurs archaïques : la race, le sang, le chef. Le fascisme est l’archaïsme techniquement équipé. Son ersatz décomposé du mythe est repris dans le contexte spectaculaire des moyens de conditionnement et d’illusion les plus modernes (Debord 2006

SdS : 812).

Si le fascisme réactive bel et bien le mode du mythe, il le fait immanquablement avec des « moyens modernes », avec les techniques de conditionnement du spectaculaire

contemporain54. Ainsi, si le fascisme récupère le mythe, ce dernier prend néanmoins des contours inédits : puisque nous ne sommes plus dans une société du temps cyclique, et parce que nous ne pourrons jamais plus y revenir, le mythe ne se présentera jamais de nouveau sous sa forme primitive.

Mais Debord ne théorise guère cette manifestation moderne du mythe, pourtant essentielle, comme il l’admet lui-même, dans la formation de la société du spectacle. Dans le fascisme, le mythe est pris en charge par le politique, et sert de médiateur entre un pouvoir étatique et une population; plus encore, il vise à assurer une sorte de fusion entre le Tiers état et la classe bureaucratique elle-même. Le mythe fasciste doit faire accepter cette équation toute simple : l’État est le peuple, et la volonté du peuple s’incarne uniquement dans l’État. La série d’images que le fascisme présente comme autant d’éléments décomposables de son propre mythe (les « valeurs archaïques » dont parle Debord : race, sang, chef) sont somme toute secondaires, et c’est pourquoi Debord insiste sur la posture à priori non-idéologique du fascisme. C’est que le mythe fonctionne toujours comme totalité : il se présente seulement comme la somme de ses éléments.

Mais le fonctionnement du mythe fasciste n’est pas tout à fait moderne, du moins pas dans le sens que lui accorde les avant-gardes ; seule la technique qui l’accompagne accomplit une transfiguration du mythe primitif dans l’ordre spectaculaire. En tant que force mobilisatrice, le fascisme exige une soumission totale à un ordre fictif, et non pas à un événement réel transposé dans le domaine du

54 Debord poursuit dans la thèse 109 son analyse du fascisme, et affirme de ce dernier qu’il « est un des

facteurs dans la formation du spectaculaire moderne, de même que sa part dans la destruction de l’ancien mouvement ouvrier fait de lui une des puissances fondatrices de la société présente; mais comme le fascisme se trouve être aussi la forme la plus coûteuse du maintien de l’ordre capitaliste, il devait normalement quitter le devant de la scène » (Debord 2006 SdS : 812).

légendaire. C’est ce qu’explique Alain Badiou à propos du mythe nazi : « […] il faut

que le corps dont se réclame le fascisme ne soit pas événementiel, mais substantiel : une Race, une Culture, une Nation, ou un Dieu » (Badiou 2009 : 110). Ce qu’exige le nazisme, c’est l’accomplissement d’une substance éternelle, prise dans un passé mythique : « Le sujet obscur fait présent de ce qui, d’après lui, a toujours été là, mais que les événements ont dissimulé et mutilé. […] Au corps mobile des processus de vérité, le sujet obscur oppose le présent-passé fixe de la substance nationale, raciale ou religieuse » (Badiou 2009 : 110-111). Le mythe moderne voulu par les avant- gardes ne se construit jamais en référence à une substance fixe et éternelle ; au contraire, c’est au sein de l’expérience et des événements les plus contemporains que se fabrique un mythe en tant que promesse. Annette Tamuly écrit à ce sujet :

L’attitude du surréalisme face aux mythes pourrait être définie par ce que Pierre Naville comme curieusement une « mémoire inversée ». Et cette mémoire, tout en se nourrissant du passé, l’annule et le dépasse en s’affirmant dans le présent et en préparant l’avenir (Tamuley 1985 : 55). Dégagé d’un rapport unilatéral au temps passé, le mythe moderne s’institue dans un nouveau rapport à la temporalité, comme force de disjonction au carrefour de la tradition et du futur. Le mythe devient ainsi une force mobile et perméable, qui se transmet dans la population sous la forme de l’interaction et de l’expérimentation. Ce sont les événements produits par les avant-gardes qui deviennent des mythes dynamiques, qui tracent la promesse d’une nouvelle humanité à construire. Les fondations des mythes modernes sont purement historiques, et corolaires aux conditions du monde contemporain : les mythes modernes réinventent le monde à partir du présent, et non pas sur la base d’une substance éternelle à retrouver.

La différence majeure entre le mythe primitif et le mythe moderne réside dans la force mobilisatrice et créatrice du dernier, et ce, en faveur d’un événement à venir. C’est d’ailleurs bien évidemment cette force que recherchent les avant-gardes à travers leur utilisation du mythe. En effet, le mythe moderne ne vise plus seulement à imposer une série répétitive de gestes et d’actions par-delà les générations. Les mythes primitifs fonctionnent pleinement sur un terrain militaire, et c’est surtout dans des sociétés belliqueuses qu’ils réalisent leur plein potentiel, comme on peut le voir dans le mythe nazi. Mais le mythe moderne ne vise plus seulement l’acceptation passive d’une idéologie : il vise surtout à provoquer l’implication active de la part de ceux qui y adhèrent. Debord écrit d’ailleurs que ce mythe « exige une participation », c’est-à-dire qu’il interpelle violemment des sujets en faveur d’une action. En ce sens, le mythe moderne, parce qu’il se définit d’abord par rapport à un projet historique, se doit d’être mobile, fluide, modifiable, et ce, en fonction des situations changeantes. Mais Debord n’a pas théorisé le fonctionnement moderne du mythe au sein du temps historique. Tout comme les surréalistes, il a plutôt tenté de lui donner une forme très concrète, à partir de sa propre vie prise comme légende.

Dans une conférence intitulée « L’apprenti sorcier », donnée dans le cadre du Collège de sociologie en 1937, George Bataille avait proposé une définition du mythe très proche de celle mise de l’avant par les avant-gardes modernes. Dès les années trente en effet55, dans une sorte de réaction devant l’horreur du mythe nazi, la question du mythe nouveau qui devait régénérer une civilisation décadente devint

55 Fabien Danesi souligne que le débat entourant le mythe s’est poursuivi dans l’après-guerre : « […] le

terme courut tout au long des années 1950-1960 dans le milieu de la création plastique, de manière plus ou moins souterraine. On le retrouvait par exemple chez le peintre Georges Mathieu ou chez les Nouveaux réalistes » (Danesi 2008 : 36).

centrale, aussi bien chez les acteurs culturels que chez les « sociologues » réunis autour de George Bataille ― Roger Caillois, par exemple, a publié en 1938 une étude intitulée Le Mythe et l’homme, texte qui insiste sur le rôle du mythe dans la constitution des communautés (Danesi 2008 : 37). Si le mythe s’insère, auprès des animateurs du Collège de sociologie, au sein d’une réflexion sur le sacré, les avant- gardes désirent conserver l’efficacité du mythe en lui retirant tout rapport à la transcendance : c’est en tant que force terrestre que le mythe doit travailler sur un plan collectif d’immense, en construisant des civilisations nouvelles. Chez les surréalistes, le mythe opère sur le plan positif d’un réenchantement du monde, alors que pour les situationnistes le mythe se transforme une pure force de négation détruisant les conditions existantes. En refusant de construire des images positives, le situationnisme s’oppose à l’utilisation rédemptrice du mythe voulue par les surréalistes.

Ce qui frappe en lisant « L’apprenti sorcier » de Bataille, c’est les similitudes qu’on retrouve entre sa vision du mythe et celle défendue par les avant-gardes. Sa vision du monde moderne, notamment, est en tout point jumelle à celle des situationnistes. Dans une pensée très influencée par Hegel, Bataille affirme que l’homme moderne a perdu le sens de sa destinée en tant que « totalité ». Au sein d’une « vie mutilée » à travers le processus de spécialisation et de différenciation, le sens ne s’offre plus que parcellaire, sans jamais se donner comme unité transcendantale :

Une totalité de l’existence a peu de chose à voir avec une collection de capacités et de connaissances. Elle ne se laisse pas plus découper en parties qu’un corps vivant. La vie est l’unité virile des éléments qui la composent. Il y a en elle la simplicité d’un coup de hache (Bataille 1970 : 529).

Bataille évoque les trois types d’homme lancés à la recherche du sens dans la modernité : l’homme de science, l’homme de la fiction (l’artiste) et l’homme de l’action (le politique). Selon lui, ces trois types sociaux, considérés comme les élites du monde actuel, sont également impuissants dans la tâche qui consiste à créer un sens englobant la totalité de l’expérience humaine : « L’existence ainsi brisée en trois morceaux a cessé d’être l’existence : elle n’est plus qu’art, science ou politique » (Bataille 1970 : 529). L’homme total rêvé par Bataille ne peut se