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2. Chapitre II Héritages de l’avant-garde : l’art comme machine de guerre

2.1. Enjeux d’une théorie des avant-gardes

Deux grandes écoles s’affrontent sur le terrain de la théorie de l’avant-garde. La première, représentée notamment par Renato Poggioli, construit un schéma de compréhension anhistorique et esthétisant du phénomène. Selon Poggioli (1971), la pratique artistique d’avant-garde se définit d’abord par son violent rejet du poids de la tradition et du classicisme en art. Contre les modèles préfabriqués du beau et de l’éternel, l’art d’avant-garde propose plutôt une libération totale de la forme, s’opposant à tout conformisme. L’avant-garde correspond ainsi à une émancipation des écoles officielles du Beau et des philosophies esthétiques qui proclament que le véritable art a déjà eu lieu. Contre l’idée d’un commencement absolu qui domine chez les avant-gardes, la mentalité classique dessine toujours un passé insurmontable de l’art, condamné dès lors à se manifester sous le mode de la reprise. L’art « progressiste » du XIXe siècle affirme quant à lui que l’art ne supporte aucun principe éternel, que la vérité de l’art est chaque fois changeante, historiquement déterminée : il n’y a de vérités que dans le devenir, dans l’évolution des formes selon les modalités et les impératifs du temps qui les voit naître. Baudelaire, premier grand théoricien de la modernité artistique, a popularisé l’idée selon laquelle la beauté n’apparaît que fugitive, fulgurante, perçante : écume à la surface du temps. Les

mouvements esthétiques les plus novateurs du XIXe siècle ne cessent de s’opposer au privilège des Anciens en proclamant l’actualité pure de la création, puis en se dégageant peu à peu du régime de la mimesis pour mieux approfondir les possibilités de leur médium respectif. Avant le XXe siècle cependant, il sera rarement question de rupture définitive : il y a bien continuité, mais seulement à travers une fidélité sans cesse renégociée envers l’esprit d’innovation dont ont fait preuve les Anciens en leur temps. Pour l’avant-garde du XXe siècle au contraire, l’esprit de rupture radicale avec la tradition s’impose telle une nouvelle idéologie : « Dépasser l’avant-garde […] veut dire : réaliser une praxis, une construction de la société, à travers laquelle, à tout moment, le présent domine le passé » (Debord 2006 : 640).

Cette rébellion critique contre le poids de la tradition se dédouble chez plusieurs avant-gardes en une autre révolte, qui instaure une sorte d’anti-modernité au sein même de la modernité : un violent rejet des conditions qu’impose le capitalisme, de l’aliénation de la pensée et de l’expérience et de la massification de l’humain. C’est ainsi que Poggioli tente d’historiciser l’art d’avant-garde, selon lui contemporain de cet « appauvrissement de l’expérience » qu’entraîne l’organisation bourgeoise du monde qui s’installe durablement durant le XIXe siècle. Ainsi, le culte de l’« inquiétant » effet de surprise (le unheilmliche de Freud) et de la nouveauté radicale trouve sa source dans les nouvelles conditions historiques de la société européenne. L’idéologie de « l’art pour l’art » et de la recherche effrénée d’un renouveau de la forme se produit parallèlement à cette rébellion rétroactive de l’individualité face à la rationalisation de la vie imposée par une pensée dominée par le quantifiable et par l’apologie du progrès technique. L’idéologie de « l’art pour l’art » devient aussi un moyen de revendiquer une place autonome pour l’art dans une

société où les différentes spécialités s’orientent de plus en plus vers le rendement et l’efficient. C’est la nouvelle position de l’art et de l’artiste dans la société démocratique et son pouvoir plus « diffus » qui se réorganise et négocie durant tout le XIXe siècle, et ce, à travers une émancipation sans précédent de l’esthétique : tout, dorénavant, devient digne de composer une œuvre d’art — égalité des matières et des objets31.

Mais l’avant-garde ne peut être définie uniquement comme une expérience formelle se libérant des dogmes de la tradition. Il faut tout d’abord préciser l’historicité du phénomène : durant l’entre-deux-guerres, l’art « progressif » ne pouvait plus se contenter d’une simple expérimentation formelle : l’absolutisation du style avait déjà été avancée au XIXe siècle, et l’époque de la menace fasciste et des tentatives de révolution commandait un nouveau type de politisation de l’art. Peter Bürger cherche quant à lui à préciser la différence fondamentale entre les différents mouvements esthétisants du XIXe siècle et les groupes s’autoproclamant « d’avant- garde » au début du XXe siècle. Il l’identifie dans un dispositif historico-politique où

se renverse et se rejoue la fonction sociale de l’art. Selon lui, les avant-gardes historiques se forment à travers la prise de conscience d’une institution « autonome » de l’art, une institution bientôt dénoncée comme étant au seul service de la classe dominante. À travers le processus de spécialisation des savoirs et de division de la production, la culture bourgeoise progressiste a finalement créé cette sphère autonome de l’art avec ses institutions corollaires : le musée, le marché de l’art,

31 Cette définition s’inspire des idées de Jacques Rancière sur le caractère démocratique propre à ce

qu’il appelle le « régime esthétique » des arts. Rancière donne notamment l’exemple de l’œuvre Gustave Flaubert : « Lorsque paraissent Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale, ces ouvrages sont tout de suite perçus comme « la démocratie en littérature » malgré la posture aristocratique et le conformisme politique de Flaubert. Son refus même de confier aucun message à la littérature est considéré comme un témoignage de l’égalité démocratique » (Rancière 2000 : 16).

l’histoire de l’art en tant que discipline, la critique, etc. Au XIXe siècle, l’autonomie de l’art représente une réelle conquête libératrice, mais rapidement, l’autonomie de la sphère culturelle apparaît pour ce qu’elle est : une façon de désamorcer le potentiel perturbateur de l’art en intégrant celui-ci dans une série d’habitus culturels assimilés par la bourgeoisie. Le concept-clé que sous-tend cette sphère autonome de l’art ― c’est-à-dire l’art mutilé de toute signifiance ou d’efficience sociale et politique ― est celui d’ « œuvre d’art ». L’œuvre d’art telle que définie dans les traités esthétiques traditionalistes de l’époque est organique (elle est un microcosme de l’univers), harmonieuse, représentative de la nature tout en demeurant anthropocentrique. Elle s’offre comme un tout à un regard contemplatif et désintéressé dans lequel s’accomplit l’harmonie des facultés sensitives via un jugement réfléchissant. En tant que matière spirituelle « pure », l’œuvre d’art se tient éloignée des bas instincts et des besoins primitifs de l’homme. C’est cette conception métaphysique de l’art que les avant-gardes s’attèleront à détruire au profit d’une redécouverte traumatique du réel : le temps immédiatement vécu qui s’oppose à la représentation, et donc, à l’œuvre elle-même. C’est en ce sens qu’Alain Badiou affirme que, au XXe siècle, « un fort courant de pensée a déclaré qu’il valait mieux sacrifier l’art que de céder sur le réel » (Badiou 2005 : 185).

La destruction de l’aura de l’œuvre, accomplie dès l’irruption des dadaïstes, représente une étape décisive comme le rappelle Benjamin : « Les dadaïstes attachaient beaucoup moins de prix à l’utilité mercantile de leurs œuvres qu’au fait qu’elles étaient irrécupérables pour qui voulait devant elles s’abîmer dans la contemplation » (Benjamin 2000c : 105). Par les moyens du collage d’objets

« détruisent impitoyablement tout aura de leurs produits auxquels, avec les moyens de la production, ils infligèrent le stigmate de la reproduction » (Benjamin 2000c : 105). L’abandon de la conception métaphysique de l’œuvre « unifiée » et totalisante se dédouble aussi en une révolte contre le mode de fonctionnement des moyens de production artistique et les exigences de l’anonyme « public ». Dans un de ses fragments sur Baudelaire, Benjamin « décrit le comportement de Baudelaire sur le marché littéraire : la prostitution inéluctable du poète par rapport au marché en tant qu’instance objective, et par rapport au produit artistique en tant que marchandise » (Sanguinetti 1967 : 11). L’avant-garde se construit donc dans son rapport négatif à deux « instances objectives » complémentaires : contre la surdétermination du marché artistique d’abord, et contre la réification ensuite, c’est-à- dire le devenir marchandise de l’art qui le transforme en objet d’échange dans un marché. C’est dire à quel point, dans la société bourgeoise, l’autonomie de l’art n’est guère qu’une illusion d’autonomie : dans les faits, l’art se soumet indéniablement à une série d’instances objectives qui le prédéterminent et lui enlèvent toutes ses possibilités incendiaires. On comprend ainsi pourquoi les avant-gardes privilégient systématiquement le moment de la production, et condamnent bien souvent toute activité de réception, dans la mesure où cette dernière pervertit une expérience fondamentale en la réduisant en simple objet d’échange. Le travail des avant-gardes consiste donc en cette réelle conquête de l’autonomie, qui ne se résume pas à une émancipation de la forme.

C’est à travers ce mouvement vers une réelle autonomie qu’il faut comprendre l’idéologie violemment anti-communicative qui anime la plupart de ces groupes. Le « public », avec ses attentes et ses caprices, apparaît à leurs yeux comme une sorte de

projection imaginaire déterminée par le marché de l’art qui lui préexiste. Pour les avant-gardes, l’art ne doit pas être « communicatif » ; comme le disait Gilles Deleuze, en tant qu’acte de création, l’art n’affirme rien, il n’a pas de message précis à faire passer : il vise seulement à « créer de la vie », c’est-à-dire à créer de nouvelles puissances de l’expression. Pour donner un exemple, le mépris du public s’énonce sans détour dans ce célèbre extrait du Second Manifeste surréaliste (1928), dans lequel Breton ordonne ce nouvel impératif à ces troupes :

Il importe de réitérer et de maintenir ici le « Maranatha » des alchimistes, placé au seuil de l’œuvre pour arrêter les profanes. […] Ce n’est pas trop demander aux uns et aux autres que de cesser de s’exhiber complaisamment et de se produire sur les tréteaux. L’approbation du public est à fuir par-dessus tout. Il faut absolument empêcher le public d’entrer si l’on veut éviter la confusion. J’ajoute qu’il faut le tenir exaspéré à la porte par un système de défis et de provocations. JE DEMANDE L’OCCULTATION PROFONDE, VÉRITABLE DU SURRÉALISME. (Breton 1988 : 821).

Le constant refus du public chez Debord ― public qu’il ne cesse d’insulter, ou de renvoyer à sa propre misère ― doit se comprendre à travers le repliement du groupe sur lui-même : la communication n’advient plus qu’à travers un égrégore, une force nouvelle produite par la mise en relation de plusieurs singularités. La communication d’avant-garde refuse la médiation du marché de l’art et ne recherche aucunement l’approbation du public : elle devient autonome, c’est-à-dire strictement circonscrite à une communauté fermée. Debord, évoquant en 1993 ses Mémoires de 1957, écrit :

J’avais prouvé d’emblée ma sobre indifférence envers le jugement du public, puisque celui-ci n’était même plus admis à voir l’ouvrage. Le temps de telles conventions n’était-il pas dépassé ? Ainsi mes Mémoires, depuis trente-cinq ans, n’ont jamais été mis en vente. Leur célébrité est

venue de n’avoir été répandus que sur le mode du potlatch » (Debord 2006 : 1842)32.

Ce qui est en jeu ici, c’est une conception de l’art circulant dans un échange symbolique plutôt que dans un échange marchand. L’œuvre d’art ne s’adresse plus à un quelconque public anonyme dont les conventions veulent qu’il soit son unique destinataire, la seule instance apte à son recueillement, mais bien aux seuls camarades qui peuvent en comprendre la valeur sur le plan d’une existence collective privilégiée. L’organisation des avant-gardes en groupes, en confréries de privilégiés, fortement inspirée par le modèle des sociétés secrètes (qui fascineront autant les surréalistes que les situationnistes), apparaît comme une conséquence logique de ce rejet du public et de la fonction communicative de l’art. Contre un dehors potentiellement hostile, le groupe représente cette nouvelle alliance unie afin de permettre l’éclosion d’un art totalement libérateur, dans une sorte de hors lieu d’une société dont il faut se protéger. Les avant-gardes dirigées par Debord se sont toujours pensées comme de véritables sociétés secrètes extérieures à cette « scène de la résignation » que compose l’ensemble des lieux conventionnels de la communication publique. Le rôle de l’artiste ne consiste plus à « communiquer » quoi que ce soit d’universel ou d’éternel, mais bien de « transformer le monde » ici et maintenant. Le repliement extrême sur le groupe en tant qu’origine et destination de la communication résulte de cette ambition d’un dépassement de l’art en tant qu’activité séparée du cours de la vie réelle.

32 On sait aujourd’hui que cette diffusion systématiquement anonyme et gratuite de ces Mémoires est

un mythe : Debord a bel et bien cherché à vendre l’ouvrage, en de rares occasions, sur le marché spécialisé, et cela jusqu’à New York.