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Gabriel Charmes ou le temps / ton du mépris :

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 184-200)

La touche plastique d’Eugène Delacroix, si fondamentale en soi, cède le pas, en la corrigeant et en l’approfondissant à souhait, à la sempiternelle peinture scripturale due au regard intéressé des diaristes venus à la conquête symbolique du Maroc, dans les fourgons des missions militaires et autres ambassades, européennes en général, et françaises en particulier.

La netteté de l’image et sa fonction sémiotique franchissent un palier d’importance. L’Empire chérifien vit une période des plus déterminantes -voire des plus sombres- de son histoire. Le règne de Moulay Slimane (1792-1822) inaugure une phase charnière qui bouleverse les données géopolitiques, tant à l’intérieur

1 - Berque, Jacques, Le Maghreb entre deux guerres, Frontière ouverte (coll. Esprit), 1962.

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qu’à l’extérieur de l’entité politique marocaine. Au sommet de la pyramide, une crise dynastique chronique bat son plein à la faveur de l’apparition de plusieurs prétendants au Trône. La réduction de ces poches de résistance ponctuées de désordres généralisés et de troubles sanglants va durer jusqu’en 1822, date à laquelle sera intronisé Moulay Abderrahmane (1822-1859.)

C’est précisément, sous le règne -long de 37 ans- de ce monarque de consensus qui ramena le Maroc dans le giron d’une stabilité toute relative que l’hypothèque schismatique de l’ « occidentalisation » du Maghreb se fit valoir comme une épée de Damoclès. Malgré son intelligence et sa clairvoyance, Moulay Abderrahmane, ne put résister au dynamisme conquérant des puissances européennes : le Maroc « tiendra » jusqu’à la fin du siècle, contrairement à beaucoup d’autres territoires convoités, mais il ne cessera de s’affaiblir. Au propre comme au figuré, il n’avait aucun moyen de se défendre. Le coup de grâce fut porté le 14 août 1844 sur le champ de bataille d’Isly, aux confins algéro-marocains.

Jour funeste : de mémoire d’historien, jamais le Maroc n’avait perdu une bataille sur son territoire. Il avait résisté aux Turcs, aux Portugais, aux Espagnols...Mais dès lors, le Maroc n’a plus été qu’un « artichaut dont les puissances coloniales arrachaient les feuilles. ». A preuve, le traité léonin qui s’en est suivi le 18 mars 1845 dit de Lalla Maghnia donnait à la France un droit de suite, sur les territoires du sud, en cas d’attaque sur les frontières ou de révolte des Algériens soumis à la France. Cette clause, en principe destinée à Abdelkader, devait avoir des conséquences graves pour l’intégrité du Maroc.

L’assujettissement du Maroc commence sur le front de la diplomatie. Le temps est loin où l’échange des plénipotentiaires, comme sous le règne d’un Moulay Ismaël, se déroulaient dans le strict respect de la souveraineté des Etats, et les négociations entamées de puissance à puissance. Si le pays de « la Sublime Porte » devient « l’homme malade de l’Europe », sur le versant occidental de la Méditerranée, le « Maghreb Al Aqsa » est en proie à de velléités de balkanisation endogène et subit avec frilosité la menace des appétits annexionnistes exogènes.

La fiction d’un Etat subsiste, dont l’indépendance est nominalement respectée, mais auquel l’Europe impose des conditions discriminatoires, qui sont autant de préludes à une future mise en tutelle économique et territoriale. A ce stade de pré-conquête, la mission de reconnaissance du terrain, de l’échafaudage des stratégies liminaires est dévolue à un personnage central qui acquiert, à force

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de manœuvres dilatoires et de communication lénifiante et sulfureuse, un pouvoir considérable. Il s’agit du diplomate. Dans une lettre au ministre de la Marine, le prince de Joinville s’en fit l’écho, en relatant les tractations précédant le paraphe de Lalla Maghnia :

«Par cette journée, nous avons obtenu plus que le gouvernement ne demandait et plus que nous n’avions jamais obtenu du Maroc, et cela sans le concours d’aucune influence étrangère et sous le canon de nos vaisseaux. Moulay Abderrahmane, après avoir senti le poids de notre épée, a reçu une preuve de notre générosité ; ses intérêts sont les nôtres. C’est un ami que nous ferons, il pourra nous être utile. »1

Le Maroc, étranglé, impuissant militairement, réputé faible vit alors tous les consuls étrangers profiter de la situation et imposer leurs exigences. Le gouvernement n’avait plus de recours que dans l’isolement et l’inertie. Il mit de l’espace et du temps entre les officines diplomatiques européennes de Tanger et la capitale, Fès. Ainsi un intermédiaire fut-il installé à Tanger et toutes les relations avec les autorités soumises à une correspondance aux délais arbitraires. C’était là une solution dérisoire et désespérée. Ce système qui, tant que les échanges avaient été limités, n’avait pas posé de problèmes majeurs, déstabilisa largement le pays dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Quand Moulay Abderrahmane meurt en 1859, moralement brisé par le désastre d’Isly, le trône échut à son fils Sidi Mohammed ou Mohammed IV (1859-1873) qui dût affronter une guerre avec l’Espagne, -lourde de conséquences financières-, et, par la suite, sera amené à opposer une résistance plutôt passive aux entreprises économiques des puissances. C’est le début de la désagrégation de l’empire Chérifien qui dut faire face, sur plusieurs fronts, aux révoltes des tribus paupérisées. A partir de ce moment, la crise politique et économique fut aggravée par une crise monétaire, et les emprunts succéderont aux emprunts, anémiant les finances de l’empire et portant des coups répétés à l’indépendance du pays.

L’avènement du Roi Moulay Hassan ou Hassan Ier (1873-1894) suscita quelques espoirs d’assainissement économique et social, de stabilité politique et de regain de souveraineté nationale. L’embryon d’une armée moderne vit le jour sous des auspices étrangers. Rien n’y fit. Les expéditions militaires de Moulay

1 -Lugan, Bernard, Histoire du Maroc des origines à nos jours, Perrin/ Critérion, 2000, p.206.

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Hassan restaient incertaines et les résultats précaires. Mais le trésor public était saigné à blanc et le recours à l’argent frais en provenance de l’Europe. Dès lors, la posture de l’Europe vis-à-vis du Maroc devint coercitive, voire menaçante.

En 1880, sentant que le fruit n’était pas encore mûr et ne redoutant rien tant que de voir le problème marocain déclencher un conflit entre elles, les Puissances vont tenir une conférence internationale à Madrid. L’accord obtenu, et qui sera complété par le règlement de Tanger en 1881, va tourner à la catastrophe pour le Maroc. Jusqu’à cette date, seules l’Angleterre et la France jouissaient du traitement de « la nation la plus favorisée », mais dès lors, les privilèges de la protection furent étendus à pratiquement toutes les puissances de l’Europe-dont l’Allemagne- et excepté la Russie tsariste.

« Le danger était donc momentanément écarté (pour le Maroc),-écrira Jacques Benoist-Méchin-Mais ce n’était qu’un sursis. Car les Puissances n’avaient pas renoncé pour autant à leurs visées expansionnistes. L’indépendance du Maroc n’était plus assurée par la force de son souverain, mais par le jeu des rivalités européennes ».1 De plus en plus, les puissances obtenaient le droit de propriété dans tout l’empire. La terre marocaine et les sujets du sultan échappaient ainsi peu à peu à la souveraineté nationale et « le Maroc cessait d’être un pays libre ».

L’estocade viendra en temps voulu. Place, à présent, aux diplomates et à leur action diffuse de pénétration patiemment insidieuse, mais efficace et, à terme, gratifiante. En effet, drapé de l’aura plénipotentiaire dont il est investi, de l’immunité juridique dont il est statutairement détenteur et de la liberté d’action dont il jouit pleinement comme dans un « pays conquis », le « bachadour » finit par exercer un proconsulat de fait qui ne cessera de s’amplifier à mesure que le rapport de force basculera en faveur de la nation représentée.

Ce sont précisément ces récits d’ambassades qui se succéderont à une cadence soutenue, dans cet empire chérifien au paroxysme de son cloisonnement, qui rendent aisée la cristallisation parcellaire d’une image du Maroc, auprès d’une opinion publique française, férue d’exotisme et, à tout le moins, à l’affût de tout ce qui a trait à un pays ouvertement convoité

Gabriel Charmes vient à point nommé revisiter une image éculée d’un Maroc en mutation et dont l’identité est en butte à la volonté de confiscation. Sa relation de voyage, parue sous forme d’articles par la « Revue des Deux Mondes »,

1-Benoist-Mechin, Jacques, Histoire des Alaouites (1268-1971), Paris, Perrin, 1994 p.8

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en 1886,et rééditée, l’année suivante, dans un recueil posthume portant le titre de Une ambassade au Maroc 1, se veut une œuvre plurielle -oscillant entre récit et fragments de discours- qui engloberait le regard d’un journaliste, d’un mémorialiste, et d’un exégète qui aura à cœur d’exhumer, quand la nécessité s’en fait sentir, l’interprétation de doctes témoignages et argumentaires de grands érudits musulmans, tels Raoud Al-Kirtass. Est-ce un prolongement de l’exotisme du 19è siècle ou tout simplement un épuisement de l’orientalisme traditionnel ? C’est sans doute à cela qu’aboutit en dernière analyse un geste d’effraction littéraire qui « par sa couleur (il) annonce tout à fait Pierre Loti et, par « sa pénétration fait songer à André Chevrillon »2. Le regard ambivalent est tenace, en témoigne son objectif contradictoire: prendre connaissance de « la cruauté marocaine » et « vibrer à la grande volupté orientale » Cette vision contrastée permet à Jacques Berque de constater qu’ « au poncif de la lumière dévorante, des grands espaces minéraux, fait pendant celui des ruelles poisseuses, des garrottes et des prostituées »3.

On peut se demander si cet orientalisme, qui ne dit même plus son nom, ne succombe pas au vice du genre ou au manque de génie. Que l’orientalisme s’avoue fini dès 1875, il y’a là une rencontre frappante avec l’avènement des prémices de l’ère coloniale ; En tout cas, cela limite énormément sa portée ; au lieu d’être cette recréation du monde qu’elle semblait annoncer, elle s’avère être

« dépossession du monde », appauvrissement d’une réalité riche, en somme une faillite. Qui voudrait parcourir l’ensemble de cette production se lasserait vite d’une image qui témoigne d’une constante dépréciation des êtres et des choses.

Charmes rompt avec le procédé classique du « compte rendu de mission » plat et formel, cher aux plénipotentiaires de l’Ancien Régime. Sa relation de voyage est un concentré de littérature quasi-romanesque, un essai de transposition du réel dans un moule approchant de la fiction hautement esthétisée. En somme, l’écriture de Charmes est une « création » dont la « littéralité » est commandée par des préoccupations subjectives qui expliquent son recours à l’implosion superlative. Charmes est sans doute le précurseur d’un genre nouveau d’écriture qui fera florès, dans les medias métropolitains d’alors, à large diffusion au demeurant, à savoir « le reportage », qui associe l’approche purement

1 -Charmes, Gabriel, Une ambassade au Maroc, Paris, Calmann Lévy, 1887.

2 - Lahjomri, Abdeljlil, Le Maroc des heures françaises, Rabat, Editions Marsam et Stouky, 1999, p.118.

3-Berque, jacques, Le Maghreb entre deux guerres, Collection Esprit, Frontière ouverte, 1962.

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documentaire et l’expression d’un vécu individualisé, romancé et à la limite du vraisemblable. C‘est dans ce contexte que Charmes est considéré comme le père-fondateur de l’ « exotisme marocain ».

Sa tentative scripturale consiste à « exposer les traits essentiels » de l’image du Maroc, image qui sera remodelée ensuite par Loti et Chevrillon dans l’esprit d’un continuum, d’une filiation à tout crin. Ainsi, Loti, en s’appropriant ces composantes de « l’image» générique, prend le soin de les « poétiser, les dramatiser et rattacher cette représentation à toute la tradition romantique, faisant oublier le mépris du journaliste, et rappelant Victor Hugo avec ses « Orientales » et «les nostalgies lamartiniennes. » Dernier maillon de cette « trilogie » virtuelle, écrite à plusieurs mains, André Chevrillon, tout à ses envolées rhétoriques -aux relents métaphysiques, « tente une compréhension des êtres en dépassant l’apparence des choses pour saisir l’essence de cette humanité étrangère, dans sa différence »1.

Charmes est fort habilité à réaliser son vœu de découverte et d’écriture. Il n’est pas un néophyte, ni en matière de voyages ni en prise de connaissance des arcanes de la politique extérieure et coloniale. Il a fait de l’Orient musulman, sa terre de prédilection. Ses études sur l’Egypte, le Levant, la Turquie, la Tunisie et la Palestine, jugées fort savantes, ont pignon sur rue, tant leur contenu, intelligent et érudit, porte un regard neuf et exhaustif sur l’histoire et les mœurs des pays visités. Sa relation du voyage au Maroc sera d’autant riche qu’elle recèle, à longueur de pages, des comparaisons pertinentes avec l’Orient. « Bien qu’inachevé,-souligne Roland Lebel- ce livre offre néanmoins 35O pages de texte, et chacun des quatorze chapitres a sa forme définitive ; seule, la relation du voyage de retour manque à l’ensemble pour lui donner sa conclusion »2. Ce que le critique omet de préciser, c’est le caractère atomisé du récit qui fourmille de digressions, de redites et d’emprunts à d’autres auteurs, ce qui rend l’ouvrage -qui contient « de beaucoup la plus brillante description du Maroc »- décousu de prime abord et, à tout le moins, rétif à toute approche de lecture linéaire. Thèmes, objets d’étude et bilans d’étapes, se fragmentent et se télescopent comme dans une trajectoire narrative qui semble, à première vue, manquer d’unité, sinon de cohérence formelle. Le lecteur averti sera amené -ce sera notre cas- tout en suivant à la trace les pérégrinations de Charmes, d’identifier et de sérier –en concomitance-

1 -Lahjomri, op.cit,

2 -Lebel, op.cit, p.160.

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les chaînons et connexions à l’œuvre dans le flux de ce que Lahjomri appelle « le réseau thématique » qui innerve l’énoncé.

Lahjomri n’a pas tort lorsqu’il place la narration descriptive et interprétative de Charmes sous le signe du « Temps du mépris ». Nul n’est besoin d’être grand clerc pour attester des présupposés idéologiques, franchement dévalorisants, de l’auteur : Une ambassade au Maroc se décline en un fatras logorrhéique axé sur une thématique de dénigrement et de rejet de l’Autre dans les géhennes de la sous-humanité et du primitivisme.

Les Marocains, « une race inférieure » ? D’entrée de jeu, Charmes fait sienne cette intime conviction qu’il s’efforce de corroborer face à la moindre occurrence thématique. Dénégation, ironie acidulée, clins d’œil moqueurs, tout est prétexte à flagellation sans merci. Les poncifs en prennent un coup. L’hospitalité proverbiale des Marocains n’est, plus ni moins, une vue de l’esprit. Les Marocains

« ne sont point naturellement affables et hospitaliers. Ce sont des natures lourdes, dures et grossières. Je me garderais bien de leur reprocher leur insolence envers les Européens, si cette insolence partait de l’âme, si elle était la protestation de la faiblesse qui se sent opprimée et qui s’en indigne. Mais elle est provoquée par un sentiment différent. Les Marocains d’abord si pleins de morgue que pour essayer leur force contre nous ; et ce qui le prouve, c’est l’humiliation dans laquelle ils se vautrent spontanément devant nous, dès qu’ils se sont bien convaincus que cette force n’existe pas. Quand ils ont reconnu qu’ils ne sauraient marcher sur nos têtes, ils tombent à nos pieds. […]. C’est par là que ces peuples sont inférieurs, c’est par là qu’ils sont condamnés à subir la domination étrangère. C’est par là qu’ils différent de nous et qu’ils nous répugnent profondément. Il n’y a, Dieu merci ! Point en Europe de race assez avilie pour s’incliner ainsi, le lendemain de la défaite, devant le conquérant ».1

Peuple arriéré, obséquieux, veule, retors, qui a vocation à être soumis sans ménagement, voire asservi comme aux temps révolus de l’esclavage ; peuple frondeur, machiavélique, félon. Le tableau sombre qu’il brosse du Maroc n’est pas fortuit. Charmes tient à préciser sa pensée, sans ambages ni fioritures. Le Maroc est un pays en déshérence dont la situation chaotique justifierait la présence française appelée de tous les vœux au lendemain de la défaite d’Isly. Le Marocain n’entend que le langage de la force qui se plie à la volonté du vainqueur. Isly est le

1-Op.cit, pp.45-46.

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casus belli prémonitoire et le détonateur. La déconfiture de l’armée marocaine sonne comme un signe avant-coureur de l’effritement d’un mythe, celui d’un Maroc, pays censé représenter, jusqu’alors, un poids respectable dans le concert des nations. Cette image est ternie par la fortune des armes et la forfaiture d’une armée formée soi-disant de malandrins dépenaillés, quoique encadrée par des officiers étrangers, pour la plupart des renégats ou des mercenaires bien au fait du métier des armes ; L’impression rassérénée d’un Alexandre Dumas, foulant le sol marocain, dans l’appréhension et la crainte, au lendemain d’Isly- qui constate que « la réputation militaire du Maroc s’effondre » est confirmée par Charmes se targuant d’une science militaire volontiers infuse :

« Je connaissais l’armée marocaine pour l’avoir vue, rangée en bataille ; je savais à quoi m’en tenir sur cette horde de soldats en guenilles, armée d’épouvantables fusils ;je ne doutais pas un instant qu’elle fût incapable de résister à une force européenne quelconque, tant soit peu organisée ».1

Le souvenir des coups de boutoir redoutables portés par les pavillons salétins, aux temps de la course, à la puissante flotte européenne est réduit à une illusion évanescente. Le Maroc, délesté de son potentiel dissuasif, voire à la limite défensif, est désormais perçu comme étant une quantité négligeable, une pseudo-entité territoriale à l’agonie. Il en résulte une exacerbation d’un racisme anti-arabe, et largement antimusulman.

A cette armée en déroute s’ajoute la déliquescence des rouages de l’Etat central miné par la gabegie érigée en mécanisme de gouvernance, la paupérisation généralisée et l’ignorance qui sévit même au sein de l’élite intellectuelle, bouclier séculier du Makhzen. Le Maroc, naguère considéré comme un berceau cardinal des sciences et des arts les plus raffinés, ayant irradié un Occident égaré dans le ténébreux obscurantisme du Moyen Age, se voit relégué dans la préhistoire. Et à Charmes de se prémunir d’un réflexe cocardier en évoquant la posture intellectuelle de l’ambassadeur, M. Féraud, brillant arabisant qui n’hésite pas à damer le pion à ses interlocuteurs, manifestement incultes, sur leur propre terrain discursif, et si peu au fait des subtilités de leur propre langue :

« Les Marocains, même les plus cultivés, sont tombés si bas qu’ils n’usent plus que d’une sorte de jargon dégénéré, rempli de

1 -Ibid., p.223.

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locutions barbares, de mots espagnols, de fautes grossières, contre le dictionnaire, contre la grammaire.[…] Les prétendus savants marocains ne possèdent même pas les ouvrages d’El Idrissi et d’Ibn Khaldoun. Beaucoup nous ont affirmé ne les avoir jamais vus, et par la suite, ne les avoir jamais pu les lire. Ils nous demandaient, comme la plus grande faveur que nous puissions leur faire, de tâcher de les leur procurer. Tel est le degré de décadence, d’abaissement, ou plutôt de nullité intellectuelle où ils sont tombés ! [...] Au Maroc, l’ignorance est si universelle qu’on est rapidement écœuré ».1

Cette imagerie « plébéienne » composite qui exciterait la commisération, sinon la répulsion de la société bien pensante parvient à son comble lorsqu’elle incite à la méfiance, ou, à tout le moins à un excès de prudence et de suspicion, car renforcée par une posture manichéiste qui présuppose que l’Autre est l’engeance du Mal, drapée dans une attitude d’hostilité viscérale et permanente dont la misère -matérielle, morale et spirituelle-est l’ingrédient organique faisant feu de tout bois.

C’est sans doute l’incompréhension d’une réalité complexe, et la nécessité de faire écho au besoin empressé du lectorat de l’hexagone de mieux saisir les contours d’une Arlésienne, le Maroc en l’occurrence, que Charmes tombe immanquablement dans les travers d’une description hâtive et non dénuée de complaisance, en lui renvoyant l’image d’Epinal qu’il a fait sienne : celle d’un

C’est sans doute l’incompréhension d’une réalité complexe, et la nécessité de faire écho au besoin empressé du lectorat de l’hexagone de mieux saisir les contours d’une Arlésienne, le Maroc en l’occurrence, que Charmes tombe immanquablement dans les travers d’une description hâtive et non dénuée de complaisance, en lui renvoyant l’image d’Epinal qu’il a fait sienne : celle d’un

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