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Débat préparé par : J. Lebeaume, M. Méheut, P. Pelpel

G. Malglaive : Dès le début de ma carrière, j'ai très vite été

préoccupé par l'importance de la résonance pratique des savoirs chez les salariés en formation. Le début de ma carrière, c'est lorsque je travaillais à Nancy avec Bertrand Schwartz. On commençait à essayer de faire de la formation d'adultes autrement qu'en reproduisant les cours destinés aux jeunes générations. Lorsqu'on arrivait à ancrer cette formation dans la pratique, c'est- à-dire lorsqu'on arrivait à répondre à la grande question de nos auditeurs : à quoi ça sert ? on pouvait constater une sorte d'amélioration des apprentissages. Bien sûr, on ne savait pas comment mesurer cette amélioration, mais en tout cas ça se passait mieux. Lorsqu'on réussissait à enseigner la physique ou la chimie à partir de situations concrètes, de situations professionnelles, alors disons qu'on avait à la fois un meilleur degré de satisfaction, d'adhésion, et, me semble-t-il, une amélioration de la compréhension. À l'époque, nous parlions de pédagogie du concret pour améliorer ce phénomène, ce qui était plus une formule qu'une doctrine bien établie. En effet, lorsque l'on essayait de voir comment cette pédagogie pouvait se concrétiser, on retombait sur des problèmes insurmontables qu'à l'époque on appelait les obstacles épistémologiques ; à savoir la rupture existant entre la formalisation, les énoncés de la théorie et la perception spontanée de la réalité concrète.

Cette préoccupation du sens pratique des savoirs a été réactivée lorsque je me suis occupé de la formation en alternance. La question était cette fois : mais qu'est-ce qu'on apprend par la pratique ? Qu'est-ce qu'on apprend dans la pratique ? Qu'est-ce qu'on apprend sur le tas ? Historiquement on sait que la formation sur le tas remonte aux métiers artisanaux peu sophistiqués sur le plan technique, mais demandant néanmoins des savoirs, des savoirs de métier.

Dans ce cadre, l'apprentissage se faisait entièrement sur le tas. À vrai dire il n'y avait même pas d'apprentissage organisé si on naissait fils de charpentier, hé bien on était charpentier en naissant et on devenait charpentier. On apprenait le métier sans qu'il y ait de dispositif particulier pour l'apprendre.

Ces interrogations ont été remaniées et approfondies à partir d'une recherche que j'ai faite sur les formations liées aux nouvelles technologies, dans les entreprises, autour des années 83-85. Dans l'une de ces entreprises, le PDG avait décidé pour des raisons politico-sociales qu'il y aurait des O.S. sur les lignes de robots nécessaires à la fabrication du nouveau modèle. Le service formation fit convenablement son boulot, c'est-à-dire qu'il discuta avec les ingénieurs sur la question de savoir ce que pourrait faire un OS sur une ligne robotisée. La réponse des ingénieurs fut simple « rien, vous n'y pensez pas, ce n'est pas possible ». Tant bien que mal, cependant, le Service Formation parvint à définir un profil et à construire un programme de formation. Un programme hyper classique c'est-à-dire à base des maths, de physique, d'automatisme, etc… Nous avons interviewé les compagnons en formation, vers la fin de leur stage. L'un d'entre eux confondait les interrupteurs, les fameux interrupteurs « pédagogiques » utilisés pour essayer de faire comprendre le couple ouvert/fermé, et le formalisme de logique a/non-a. Pour lui, par exemple, un interrupteur devenait un non-interrupteur ! Quand à la fin de l'interview je lui demande « bon, alors et tout cela à quoi ça sert ? », il me répond « ça, c'est à eux qu'il faut le demander ». Nous avons revu les mêmes stagiaires trois mois après, au pied des machines, et là ils étaient devenus capables, lorsque le robot tombait en panne, de tester les cartes des automatismes, de voir si c'était à oui ou à non. Apparemment ça ne leur posait plus de problème. Qu'est ce qui s'était passé au pied de ces machines ? Un beau jour j'ai décidé de prendre tout ça à bras le corps et d'essayer d'analyser ce que pouvaient être les savoirs de l'action, avec évidemment l'hypothèse de départ que les savoirs de l'action n'étaient pas seulement les savoirs théoriques. Cela a été l'axe fort de mon travail de recherche. Pour mon propre plaisir, j'y ai également introduit deux axes dérivés, deux axes plus polémiques, si je puis dire.

Le premier de ces deux axes polémiques est celui qui donne le titre du bouquin « Enseigner à des adultes ». Le monde de la formation des adultes s'est constitué à partir de la fin des années

soixante contre le monde de l'enseignement. Par la suite, les effets du post-soixante-huitisme ont fait que de plus en plus le champ dominant de la formation des adultes est devenu le relationnel, le psycho-affectif, la personnalité. Si bien que les contenus, les disciplines, les connaissances ont fini par être considérés comme n'appartenant pas au champ de la formation des adultes. Et cela jusqu'aux années 80. Or, pendant tout ce temps là, en même temps que je bataillais avec moi-même pour savoir ce qu'était ce savoir qui s'apprenait par la pratique, je suis en permanence resté convaincu qu'il ne pouvait y avoir de formation sans connaissances. J'ai participé à un numéro de la revue Éducation Permanente où j'ai écrit un article qui s'appelait « Défense et illustration du cours magistral ». Le titre de cet article et celui du livre relève de la même volonté de lutter contre le rejet de la connaissance.

Il est apparu autour des années 83 que l'irruption des nouvelles technologies rendait difficile de s'en tenir au seul aspect relationnel de la formation et qu'il y avait un aspect technique qui devenait incontournable. Mais, nouvel avatar du refus des connaissances dans le monde de la formation des adultes, on est allé chercher ce qui pourrait bien rendre les gens intelligents sans qu'on ait besoin de faire appel aux connaissances. Le leitmotiv dans les entreprises étant : « les ouvriers n'ont pas de logique », certains formateurs ont cherché à donner de la logique à ces ouvriers indépendamment des connaissances c'est ce qui a donné lieu au courant dit de « l'éducabilité cognitive ».

M. Méheut : On va reprendre les principaux thèmes que vous

abordez dans votre livre, les rapports en fait des savoirs et des pratiques. Vous insistez en particulier sur la diversité des formes de savoir et sur la diversité des formes de pratique matérielle ou symbolique, c'est une première partie. Dans une deuxième partie vos réflexions s'orientent davantage vers des aspects pédagogiques et vous analysez en particulier l'histoire et les limites de la notion d'objectif, encore avec un certain esprit de polémique… Ensuite vous passez à un point de vue plus cognitif, en analysant l'évolution de la pensée de Piaget sur la construction des structures cognitives et vous intégrez certains travaux de traitement de l'information en particulier ceux de Hoc. Tout ceci vous amène à formuler un certain nombre de propositions sur la construction de dispositifs pédagogiques. On va reprendre

chacune de ces grandes parties et donc on va commencer par la partie sur les relations entre savoir et pratique.

J. Lebeaume : Dans cette partie apparaît une revendication de la

démonstration de la rationalité pratique. J'aurais souhaité avoir quelque précisions sur la pratique qui fait référence à l'ensemble de cette partie ; S'agit-il essentiellement d'une pratique professionnelle, comme vous l'avez évoqué dans les exemples que vous avez cité tout à l'heure ? S'agit-il d'une pratique plus étendue ? Peut-on l'étendre davantage ? Quelles sont les extensions possibles que l'on peut lui donner, ou bien s'agit-il essentiellement de types de pratiques qui sont imposées à celui qui doit les exercer ?

G. Maiglaive : Vous faites une opposition entre les pratiques que

vous dites imposées, par exemple, les pratiques professionnelles, et les pratiques qui ne le seraient pas. Ma position est qu'il ne faut pas trop chercher à étendre la notion de pratique. En tout cas je ne suis pas capable de l'étendre à d'autres activités que les activités professionnelles, imposées ou non d'ailleurs. Cela veut peut être dire que le terme de pratique que j'ai utilisé ne convient pas, qu'il est beaucoup trop général, alors que pour moi il désigne quelque chose de bien spécifique. J'ai essentiellement étudié les pratiques liées à la technologie, et sans doute aurais-je dû le préciser plus clairement. J'ai fait depuis, avec une collègue, un travail sur les employés d'assurances et de banque. Dans les compagnies d'assurance, les procédures sont clairement définissables ; dans les banques, il y a également des procédures mais le travail que j'ai fait a montré que l'essentiel de la compétence des employées n'est pas dans la connaissance des procédures mais dans la compréhension globale du système qui génère ces procédures.

Avant de généraliser à des pratiques artistiques, langagières, il faudrait vraiment un travail de fond. Pour ce qui concerne celles que j'ai étudiées, je définirais volontiers une pratique comme une série ordonnée et structurée d'actes visant un objectif, un résultat ; dans la pratique artistique, je ne suis pas sur que la procédure, visant à, par exemple, peindre un tableau soit réellement structurée.

J. Lebeaume : Dans le chapitre trois vous proposez quatre

savoirs pratiques et savoir-faire ; dans le chapitre 4, vous montrez leur dynamique dans ce que vous appelez savoir en usage, tout en nous assurant que ce qui est le plus pertinent, ce sont les savoirs procéduraux, de type rationnel et puis la transformation en savoirs théoriques des savoirs pratiques ou savoir faire. Vous représentez cette dynamique dans un schéma ; à cet égard, j'aurais souhaité deux précisions : d'une part peut être présenter votre idée du savoir en usage, et sa dynamique, bien qu'on n'aie pas le temps, vraisemblablement, de caractériser les différents savoirs et leur complexité ; et puis mettre ce savoir en usage dans ce schéma, parce qu'il y a une chose que j'ai mal comprise à propos des relations entre l'action et le savoir en usage. Il serait peut être intéressant de faire fonctionner ce schéma.

G. Malgiaive : Je ne le présente plus tout à fait comme ça. Au

fondement, il y a toujours l'action. Premier volet, ce que j'appelle les savoirs agis, les plus immédiatement engagés dans l'action, les tout premiers étant les savoir-faire. Je dois préciser que ce terme de savoir-faire a pour moi une signification très précise ce sont des actes, et les savoir-faire d'un individu, c'est le répertoire des actes qu'il est capable de produire. Le problème redoutable est ici celui de la définition empirique d'un acte. Je vais vous donner un exemple simple et vous comprendrez tout de suite ce que je veux dire. Lorsque vous apprenez à conduire une voiture, l'opération qui consiste à changer de vitesse va être décomposée en trois actes : débrayer, passer la vitesse, réembrayer. Lorsque vous êtes

devenu un conducteur expérimenté, changer de vitesse est un acte unitaire. La définition d'un acte est à la fois relative à l'activité dans laquelle il s'insère, et au sujet agissant, à sa compétence et à son expérience. Ce que j'appelle savoir-faire ce sont les actes unitaires pour le sujet.

Ces savoir-faire entraînent ce que j'appelle les savoirs pratiques, c'est-à-dire la mémorisation de ce qui est directement perçu, voire élaboré, à partir du déploiement des savoir faire, c'est à dire à partir de l'action et de la manière dont elle se déroule. Il y a un savoir sur le réel qui se construit dans l'action sans qu'y ait besoin de procédures spéciales pour le construire. Ces savoirs pratiques sont à leur tour organisateurs de savoirs procéduraux, c'est à dire des savoirs sur la manière d'organiser et de structurer l'action. En reprenant un terme piagetien, j'appelle « savoirs-agis » l'ensemble de ces trois savoirs. Piaget parle de savoir agi pour la période sensori-motrice où il n'y a pas d'autre intelligence que celle que l'on constate à travers le fait que le jeune enfant développe des actes de plus en plus cohérents et efficaces, efficaces parce que cohérents et pertinents par rapport au réel.

Les savoirs agis ne sont évidemment pas les seuls savoirs qui concourent à l'action. Il y a aussi ce que j'appelle le savoir théorique, c'est-à-dire la science. Ce savoir théorique ne parle absolument pas de l'action, ne dit rien de ce qu'il faut faire, mais il dit ce qu'est le réel, comment il fonctionne. À mes yeux, les savoirs théoriques, en tant que tels, ontologiquement si vous voulez, n'ont rien à voir avec l'action. Mais ce n'est là que le point de vue ontologique ; en pratique ils ont à voir avec l'action en ce sens qu'ils s'investissent dans l'action. Je tiens tout particulièrement à ce terme : s'investir et surtout pas s'appliquer ; pour moi la science ne s'applique pas dans l'action, elle s'investit dans l'action. Comment s'investit-elle ? Elle s'investit par fabrication de savoirs procéduraux à partir des savoirs théoriques. Le savoir théorique étant quelque chose de l'ordre d'un modèle du réel, un modèle disant comment le réel fonctionne, on peut, à partir d'une procédure existante, améliorer, transformer cette procédure en s'appuyant sur les savoirs théoriques.

Cette analyse conduit aux deux relations dont je parle dans le bouquin : celle que j'appelle la relation d'investissement, où les savoirs théoriques deviennent des savoirs pour l'action ; et celle que j'appelle la formalisation qui est le mouvement par lequel les savoirs agis se formulent dans un langage. Ces deux relations sont

tout à fait fondamentales du point de vue pédagogique. C'est en m'appuyant sur elles que je tente d'expliquer que l'on peut former, par exemple, des théoriciens des automatismes qui lorsqu'ils se retrouveront devant un robot, seront incapables de le régler pour qu'il fonctionne normalement ; alors qu'un type qui travaille sur un robot depuis six mois, qui ne connaît pas du tout les automatismes, peut se construire un savoir formel sur la machine qu'il fait fonctionner. À condition toutefois qu'un accompa- gnement pédagogique soit mis en œuvre, car si tous ceux qui travaillent sur les robots, pour garder l'exemple, arrivaient à saisir le savoir théorique qui fonde leur travail, nous n'aurions plus, nous autres, pédagogues, de problèmes à nous poser.

L'action est à la fois le moteur et le résultat de la dynamique des deux relations d'investissement et de formalisation. Dans certains cas, l'action fondée sur le seul savoir agi peut buter sur un problème. Pour le résoudre, il va falloir éventuellement formaliser ou restructurer les savoirs procéduraux et relancer l'action. Mon hypothèse est que cette dynamique fonctionne en permanence dans l'action, sauf bien sûr dans les activités pour lesquelles les procédures sont totalement définies et totalement connues par le sujet. Mais dès que l'action n'est pas totalement définie, et il y a bien des types d'action ou tout n'est pas complètement défini, alors fonctionne selon moi ce travail de la pensée et de la connaissance.

M. Méheut : Vous analysez l'émergence de la notion d'objectif,

vous situez son origine dans une perspective skinnerienne et comportementaliste de l'apprentissage et ensuite, vous notez différentes étapes de son évolution. Votre position est que la notion d'objectif peut être féconde et pertinente au niveau de l'évaluation, par contre qu'elle ne peut en aucun cas épuiser ni même apporter grand chose dans le domaine de la pédagogie.

G. Maiglaive : Oui, c'est ce que je pense ; ma colère initiale à

l'égard de cette notion d'objectif remonte à la fameuse locution : « être capable de », locution qui ne veut à mes yeux strictement rien dire d'autre que la simple désignation de tâches. C'est quoi être capable de conduire une voiture automobile ? C'est quoi, être capable de résoudre une équation du second degré ? Si on se réfère à la tradition, ce sont des comportements identifiables, mesurables, bref toutes les séquelles du taylorisme. Quand cela arrive entre les mains de pédagogues, ça devient redoutable. La première

difficulté est de définir ce qu'est qu'un comportement ; comme j'ai essayé de vous le montrer, un comportement est en réalité indéfinissable en soi. J'ai le souvenir d'un grand organisme, ayant un poids déterminant dans la formation des gens du bâtiment, qui, dans les conventions pour financer les formations, imposait aux formateurs la production d'objectifs en termes d'être capable de…

Et les malheureux spécialistes du bâtiment de se creuser la tête : « comment je vais faire » ? Pour eux, bien sûr, monter un mur en parpaing, cela ne se détaille pas. On monte un mur en parpaing et on ne pense pas : je prends le parpaing, je mets le parpaing sur le mortier, etc… Je passe sur la manière dont la question des objectifs se pose dans l'enseignement des disciplines dites générales… c'est quoi « être capable de s'exprimer correctement en français » ? J'avoue que les référentiels de CAP me laissent assez rêveur, pour ne pas être plus méchant.

Un autre aspect redoutable réside dans les fameuses capacités transversales. Voilà tout à coup qu'il y aurait des choses qui traverseraient tous les comportements, mais c'est quoi qui traverse ?  C'est cela qu'il faut élucider. Mais, même les bons, voire les réputés meilleurs auteurs, avec qui je ferraille dans le bouquin, en arrivent à des choses qui sont à mon avis complètement aberrantes lorsqu'il s'agit de ces capacités dites transversales.

Dans toute action il y a en fait deux actions : d'une part l'action au sens immédiat du terme, l'action observable, mesurable, évaluable ; d'autre part l'action mentale, intellectuelle inobservable celle là. Tant que l'on ne distingue pas l'action observable de l'action intellectuelle, on reste dans l'incohérence. Il est donc nécessaire de définir ce que sont les activités mentales. Il y en a selon moi trois grands types. Le premier, que j'appelle la cognition, c'est l'activité mentale accompagnant directement l'action. Par exemple, la mise en œuvre d'une procédure connue, voire la transposition par analogie, de cette procédure connue à une autre situation. Lorsque la cognition est insuffisante, et qu'il faut forger des outils nouveaux pour pouvoir réaliser l'action, c'est ce que j'appelle la formalisation. Cette seconde forme d'activité mentale peut accompagner l'action, mais le plus souvent elle suppose un arrêt de l'action, voire même son inhibition. Et enfin, troisième forme d'activité mentale : la thématisation. Je vais prendre un autre fil conducteur, pour expliciter cognition, formalisation et thématisation. La cognition, c'est le déploiement des connaissances directement liées à l'action et à son organisation. La formalisation,

c'est le travail de la pensée permettant la découverte des raisons de la réussite de l'action. Et la thématisation, c'est la compréhension des raisons de ces raisons. Pourquoi je réussis en faisant comme je fais ? Cela conduit à se demander pourquoi la procédure qu'on utilise est pertinente par rapport à la nature du réel. On entre alors dans la théorie, c'est à dire dans la connaissance du réel et de son fonctionnement.

Dès lors, la vraie question n'est plus celle de la définition des