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Formes de l’invention

Ce rapport à un passé encombrant qui reste à « découvrir » traverse d’une façon com- parable les débuts de l’architecture moderne. Les nouveaux matériaux comme le fer, le verre, ou l’aluminium sont « recouverts » de références historiques. À l’inverse, dans une monographie de 1914, Joseph Lux dit d’Otto Wagner que :

Même s’il ne fut pas l’inventeur de ces matériaux, il leur donna toutefois leur importance actuelle ; il découvrit leur fonctionnalité dans l’architecture 160.

157 W. Benjamin, « Peinture et photographie. Deuxième lettre de Paris, 1936 », trad. de l’allemand par M. B. de

Launay, reproduit dans : W. Benjamin, Sur l’art et la photographie, textes présentés par C. Jouanlanne, Paris, Carré, 1997, p. 85.

158 W. Benjamin, op. cit., p. 8 : « Celle-ci ne conquit du terrain qu’avec la carte de visite photographique, dont

le premier fabricant, c’est signiicatif, devint millionnaire. » Comme l’indique l’appareil critique de l’édition des Études Photographiques, « il s’agit d’André-Adolphe Disdéri (1819-1889), qui dépose en 1854 le brevet de la carte de visite photographique. »

159 W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 8.

160 J. Lux, Otto Wagner, Eine Monographie, Münich, Delphin-Verlag, 1914, p. 70 : « Keine Reminiszenz an

historische Stile [ … ] Glas, Marmor, Aluminium, Hartgummi [ … ] Lauter neue Worte ! [ … ] Otto Wagner hat sie entdeckt. Wenn er diese Materialien auch nicht erfunden hat, so hat er ihnen doch die aktuelle Bedeutung gegeben ; er hat ihre Nutzanwendung für die Architektur entdeckt. » Traduction de l’auteur.

Fig. 102

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Chez Otto Wagner, l’introduction de formes géométriques non iguratives, l’alternance de pleins et de vides et la verticalité particulière induite par le resserrement des piliers marquent un éloignement avec les canons formels de l’époque. Un bâtiment comme la Landërbank (1884) [ Fig. 103 ] s’affranchit des réminiscences stylistiques de la Renaissance (monumentalité, modèle du Palazzo, etc.) En se « débarrassant des ultimes traces de l’imitation 161 », même dans le cas de la restauration d’un

bâtiment, l’artiste s’oppose à l’ingénieur (le « non-artiste »), qui « n’invente pas les formes artistiques en déterminant 162 les caractères esthétiques de ce genre de

construction 163 ». Les formes ne sont pas issues de courants esthétiques identi-

iés historiquement, mais sont pensées dans une logique de construction et de structuration de l’espace. Le Bauhaus est aussi le lieu d’une rélexion sur les po- tentialités des matériaux et des nouvelles techniques de construction [ Fig. 105 ]. Josef Albers peut ainsi dire qu’une forme inventive découle d’un « apprentissage actif », qui s’oppose aux limitations de la tradition :

La mise en œuvre du matériau est conditionnée dans la technique par

une longue tradition. C’est pourquoi la formation technique consiste générale- ment en une transmission et une acceptation, de méthodes achevées de travail. Une telle formation ne libère pas la créativité, elle empêche l’invention 164.

Josef Albers pense le rapport à la création comme ce qui s’oppose à la tradition. Cette idée peut s’apparenter au discours de László Moholy-Nagy sur les « méthode[s] artisanale[s] de fabrications [ … ] souvent copié[e]s par les designers industriels, sans aucune raison valable 165 ». La nouveauté apparaît dans son époque sous une forme traditionnelle

qui est forcément « inauthentique », puisque l’authenticité de la technique nouvelle n’a pas encore été actualisée. Josef Albers sépare la formation de l’apprentissage. Ce qu’il nomme formation a à voir avec la « transmission et [l’]acceptation, de méthodes ache- vées de travail. » : l’acceptation d’un état achevé de façons de faire. L’aspect rassurant

161 O. Wagner, « Art et Artisanat » [ 1900 ], dans : Architecture moderne et autres écrits, trad. de l’italien par

S. Pizzuti, Wavre, Mardaga, 1995, p. 111 : « Ce que personne n’aurait cru possible il y a encore deux ans, ou plutôt un an, est devenu réalité. On s’est débarrassé des ultimes traces de la production d’imitation, et les œuvres d’art sont devenues ce qu’elles furent à chaque époque ; des créations nouvelles, conçues par de vrais artistes. On a été réceptif à la sensibilité moderne et, tel un miroir limpide, l’art commence à révéler enin notre véritable image. »

162 Nous soulignons.

163 O. Wagner, « Les qualités de l’architecte » [ 1912 ], ibid., p. 105 : « Nous autres architectes-artistes sommes

les derniers à vouloir enlever quoi que ce soit à l’ingénieur ou diminuer sa valeur, mais depuis que le monde est monde et tant qu’il existera, seul l’architecte-artiste a pu et pourra construire comme n’a jamais pu le faire ni ne pourra jamais le faire le non-artiste, c’est-à-dire l’ingénieur. »

164 J. Albers, « Apprentissage actif de la forme » [ 1928 ], Culture Technique, no 5, 1981, p. 162.

165 L. Moholy-Nagy, « Nouvelle méthode d’approche – Le design pour la vie » [ 1947 ], trad. de l’anglais par

J. Kempf et G. Dallez, dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie [ 1993 ], Paris, Folio, 2007, p. 283-284 : « Beaucoup d’objets anciens sont l’expression directe de leur méthode artisanale de fabrication. Ils sont souvent copiés par les designers industriels, sans aucune raison valable. Il est vrai que plus un artisanat est ancien, plus la forme qu’il produit est dificile à modiier. »

Fig. 103

Fig. 105

122 de la « mise en forme » d’idées adaptées à des méthodes dont on n’a rien décidé est en

vérité nuisible. Il est anticréatif de ne pas questionner les modèles et normes précédant la « mise en œuvre » d’un programme puisque ces dernières « conditionnent » directement la technique. Dès lors, penser la réussite d’un projet de design par sa conformité à des « normes techniques » est une contradiction dans les termes : une telle façon de faire du design est inactive, ce n’est pas une « activité 166 ». Il y a lieu de comprendre qu’il existe

des cours qui s’opposent à toute invention :

Sont « nuisibles » les « cours d’initiation au travail » conçus sous la forme de tableaux imprimés qui accompagnent un assorti- ment de pièces normalisées, numérotées, brevetées, dont on peut recevoir par la poste sa ration pour une année 167.

On parle ainsi de « formation professionnelle », expression qui désigne peut-être mieux ce qui relève ici de l’acceptation de réalités non pensées : l’adéquation d’un besoin à une in. Mais n’est-ce pas le propre de l’école, au sens fort, que de produire des situations professionnelles nouvelles, qui ne sont précisément pas celles de l’époque ? Le travail scolaire se doit d’errer, de questionner, de rater. Les « méthodes », si elles ne sont pas accompagnées du développement d’un sens critique, « empêchent l’invention » de se découvrir. L’injonction à former des êtres immédiatement adaptables ne vise t-elle pas au fond à nier la possibilité d’un avenir fondamentalement inconnu, au proit d’un devenir prévisible dans tous ses aspects ? Distiller un savoir en petites doses va à l’encontre d’un apprentissage libre, mobile, basé sur le jeu, le bricolage et la découverte :

L’invention constructive et l’attention nécessaire à la découverte s’épanouissent – tout au moins chez le débutant – au moyen du bri- colage, du jeu et de l’essai avec des matériaux sans utilité immé- diate, sans contrainte, sans inluence, donc sans préjugé 168.

Cette conception de la « découverte » comme ce qui s’oppose aux traditions d’une pro- fession peut être rapprochée de ce que dit Walter Benjamin de la capitalisation de la technique photographique. Les « cartes de visites photographiques » systématisent une application commercialisable au détriment d’une vision libre de la technique, compris comme ce qui n’a pas de forme a priori. Comme l’indique Josef Albers, il n’est pas possible de « préjuger » d’un matériau sans avoir fait l’expérience d’un « apprentissage actif de la forme » [ Fig. 106 ]. Cette découverte d’une technique captive (et non pas active) est rendue possible lorsque sont manifestées les dé-

166 Nous pouvons à nouveau rapprocher ce vocabulaire de ce que Moholy-Nagy nomme « design pour la vie »

pour penser un design « vif ».

167 J. Albers, « Apprentissage actif de la forme », op. cit., p. 165. 168 Ibid., p. 162.

Fig. 106

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terminations techniques d’un appareil. L’artiste approche l’authenticité d’une technique lorsqu’il lève le maquillage (« démaquiller la vérité 169 »).

Si dans un texte que n’ignorait pas Walter Benjamin, Baudelaire fait l’éloge du maquil- lage 170, c’est en tant qu’il permet à la femme « d’emprunter à tous les arts les moyens de

s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. » Avec le maquillage, ce qu’approche Baudelaire, c’est une conception de l’art comme « surpassement de la nature » :

La peinture du visage ne doit pas être employées dans le but vulgaire, ina- vouable, d’imiter la belle nature, et de rivaliser avec la jeunesse. [ … ] Le ma- quillage n’a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner ; il peut, au contraire, s’étaler, sinon avec affectation, au moins avec une espèce de candeur 171.

La candeur (du latin candor, blancheur ou clarté) indique un sens moral : « pureté d’une langue » (Rabelais), « sincérité de l’âme » (Du Bellay) ou encore « probité » (Ovide)172.

Baudelaire fait l’éloge d’un type de maquillage, qui serait de l’ordre de l’afirmation d’un art anti-naturel, afirmé en tant que tel. À l’inverse, il dénonce un autre type de maquil- lage qui serait du côté de la dissimulation et de l’imitation. Le maquillage que combat Baudelaire est donc du même ordre que celui que dénonce Walter Benjamin, il a à voir avec le mensonge. Le maquillage dont il est fait l’éloge doit apparaître franchement et sincèrement. La « ruse et l’artiice » ne sont pas masqués mais « connus de tous ». Dans le « déclin » de la photographie pensé par Walter Benjamin, le maquillage encombre l’image en voulant simuler la peinture par les « artiices de la retouche 173 ». L’invention

de formes artistiques non déterminées historiquement devrait donc se faire, si l’on suit Walter Benjamin, en tenant compte des « déterminations techniques » d’un appareil. Il faut qu’un artiste dé-couvre l’appareil de son passé sclérosant.

Il en est ainsi du photographe Eugène Atget, qui vide les rues de Paris de tout habitant, authentiiant la dificulté de ixer des corps en raison de la longueur du temps de pose :

169 W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 19-20 : « Atget était un comédien qui, dégoûté par

son métier, renonça aux fards du théâtre pour démaquiller la vérité. »

170 C. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne. Éloge de Constantin Guys [ 1863 ] : « [Le maquillage] créé une

unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau [et] rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c’est-à-dire d’un être divin et supérieur. »

171 Ibid.

172 Dictionnaire TLFiCNRS, [ En ligne ], http://atilf.atilf.fr [ Consulté le 13/07/2012 ].

173 W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 19 : « [ … ] les progrès de l’optique devaient fournir

des instruments qui allaient chasser complètement l’obscurité et fournir un relet idèle des phénomènes. Mais, à partir des années 1880, cette aura – que le refoulement de l’obscurité par des objectifs plus lumineux avait refoulée de l’image tout comme la croissante dégénérescence de l’impérialisme bourgeois l’avait refoulée de la réalité – les photographes voyaient comme leur tâche de la simuler par tous les artiices de la retouche, en particulier l’usage de la gomme bichromatée. »

124 C’est pourquoi certains peuvent penser avoir découvert le pôle qu’Atget avait atteint avant eux. [ … ] C’est lui qui, le premier, désinfecte l’atmosphère étouf- fante qu’avait propagée le portrait conventionnel de l’époque du déclin. Il lave, il assainit cette atmosphère : il entame la libération des objets de leur aura 174.

Atget fait paraître des rues où toute présence humaine a disparu, espaces vidés d’« intimité », « laissant le champ libre au regard 175 » [ Fig. 110 ]. En refusant d’ad-

mettre dans l’image des éléments relevant d’époques techniques antérieures (comme les faux halos lumineux), Atget opère la mise à nu d’un appareil. C’est paradoxalement par le retrait des corps que se donne à voir la spéciicité d’un ap- pareil. La libération de la technique passe par le vide, par une absence qui n’est pas de l’ordre de la narration ou du rapport au souvenir.