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Pour une culture du logiciel

D’une façon comparable à ce que Walter Benjamin formulait à propos de l’apparition de la photographie 312 (qui concurrençait l’activité des peintres de portraits), le computer

a déplacé de nombreuses professions installées. En s’émancipant des centres de traite- ment collectifs de l’information, l’informatique dite personnelle (« personal computer ») s’est installée dans les foyers et entreprises, forçant les logiques traditionnelles à s’adap- ter, parfois en cherchant à limiter son potentiel de rupture. Dans le champ de la « création numérique », la présence invisible et néanmoins déterminante des logiciels est qualiiée « d’assistance ». cao, dao, cfao et pao 313 ont ainsi à voir avec l’idée d’une création sépa-

rée de son exécution.

[ La cao est ce qui ] comprend l’ensemble des logiciels et des techniques de modélisation géométrique permettant de concevoir, de tester virtuellement – à l’aide d’un ordinateur et des techniques de simulation numérique – et de réaliser des produits manufacturés et les outils pour les fabriquer 314.

C’est cette question de la direction, de l’orientation, de la prévision qui nous intéresse ici. Comme l’indique le titre de thèse de Sophie Fétro « Étude critique du merveilleux en design. Tours et détours dans les pratiques d’assistance au projet 315 », il est des façons de

faire du numérique qui « nous jouent des tours ». Si l’on suit Lev Manovich, un logiciel ne fait pas seulement que « réduire la création » :

312 W. Benjamin, Petite histoire de la photographie [ 1931 ], trad. de l’allemand par A. Gunthert, Études photographiques, no 1, tirage à part, 1996. Le développement commercial de la photographie se fait par des

procédés imitant la peinture ain de ne pas brusquer les habitudes et goûts installés.

313 Conception assistée par Ordinateur, Dessin assisté par Ordinateur, Conception et Fabrication Assistées

par Ordinateur & Publication Assistée par Ordinateur.

314 « Conception assistée par ordinateur », Wikipedia, [ En ligne ], http://fr.Wikipedia.org/wiki/Conception_

assistée_par_ordinateur [ Consulté le 17/03/2012 ].

315 S. Fétro, thèse dirigée par P.-D. Huyghe, Paris, Université Paris 1, UFR Arts Plastiques, mai 2011.

195 [ Le logiciel porte en lui ] un ensemble de pratiques et de conven-

tions sociales et économiques [ de laquelle ] résulte une nouvelle forme de contrôle, non coercitive mais néanmoins puissante 316.

Ce qui est troublant, c’est que la « puissance » du logiciel puisse s’exercer de façon « non- coercitive ». Cette forme de contrôle serait souveraine et discrète. Ce qui nous importe dans l’analyse de Lev Manovich, c’est le fait que le logiciel recouvre des conventions so- ciales, économiques et politiques. Cette idée met à mal la conception d’un logiciel pen- sé comme « outil » neutre, qu’il s’agirait d’utiliser plus ou moins bien en fonction de ses compétences. Le logiciel partage avec le pinceau ou le marteau des pratiques co- diiées et installées historiquement dans la culture [ Fig. 144 ]. Toutefois, contrai- rement au pinceau ou au marteau, le logiciel exerce une forme de contrôle de par sa structure algorithmique. Un pinceau peut bien orienter culturellement et for- mellement un résultat, cela ne sera pas du même ordre qu’un ensemble pensé en vue d’effectuer des calculs. Au contraire des outils analogiques, la présence de « langages formels » au sein des logiciels dit bien qu’il y a en eux de la « logique ». Le peu d’attention porté aux logiques internes des logiciels contribue à conforter le terme de « création » dans le langage courant, qui relète bien l’absence d’efforts et la survenue par magie d’objets et de formes. En masquant les puissances à l’œuvre sous des strates d'interfaces, les logiciels « assistants » donnent à l’utilisateur l’illusion d’un pouvoir qui s’exerce peut-être ailleurs qu’on ne le pense. Le voilement de la technique nous « rendrait service » sans que l’on y prête attention. Tissé d’habitudes, le logiciel serait ainsi un objet

commode dont on aurait oublié la puissance de contrôle. Pour qualiier sa conception du design d’objets, Erwin Braun disait qu’« un équipement [doit être pensé] comme un majordome anglais. À votre service quand vous en avez besoin, à l’arrière-plan le reste du temps 317 ». Si, loin d’être neutre, le logiciel est porteur d’idéologies, on peut légiti-

mement douter de la pertinence d’envisager la « création numérique » en termes d’assis- tance et d’invisibilité. Contrairement aux objets Braun, les logiciels emportent des algo- rithmes et des codes qui orientent nos façons de faire.

À partir de l’analyse croisée de quelques logiciels dominants, nous ferons émerger des points de convergence entre différents ouvrages consacrés à ces questions. Relevant du champ des « software studies » (« études logicielles 318 »), les auteurs que nous avons choi-

sis d’étudier approchent les logiciels par des études qui ne se situent pas immédiatement

316 L. Manovich, Le langage des nouveaux médias [ 2001 ], trad. de l’anglais par Richard Crevier, Dijon,

Les presses du réel, 2010, p. 254.

317 G. Huswit, Objectiied, dvd Plexiilm, octobre 2009. Traduction de l’auteur.

318 Nous proposons cette traduction pour rester idèle à l’expression installée « d’études culturelles ». Le terme software peut se traduire par programme ou logiciel, mais dans les faits la plupart des ouvrages qui se réclament des « software studies » sont dédiés à des logiciels de création et à des dispositifs type moteurs de recherche ou navigateurs web.

Fig. 144

196 dans le champ de l’usage. Croisant économie, anthropologie, philosophie, art, ingénie-

rie, etc., les « cultural studies » (« études culturelles ») sont le champ dans lequel s’inscrit ce courant de pensée. Ce mouvement peut inspirer la rédaction d’une thèse en design. Articulation nécessaire entre diverses disciplines, le design se doit de formuler des lan- gages communs. Cette croisée des chemins qui n’appartient à aucune méthode (de meth-

odos, « après le chemin ») est une chance pour formuler autrement des problèmes à partir de situations a priori évidentes. Partant des modes d’emplois et des textes de description technique, les software studies s’intéressent aux enjeux théoriques des logiciels. Ce que dit Lev Manovich du « langage des nouveaux médias » nécessite de recourir à un vocabu- laire qui n’est pas immédiatement économique et marketing ain de lever ce qui en lui est porteur d’idées voire d’idéologies.

La stupidité logicielle (PowerPoint)

Peut-on accuser un logiciel de « nous rendre stupide » ? C’est cette question apparem- ment anodine que pose Franck Frommer dans le titre de son ouvrage consacré au logiciel Microsoft PowerPoint 319, encore utilisé dans la plupart des entreprises et organisations

pour réaliser des présentations courtes [ Fig. 147 ]. La thèse de Franck Frommer

doit s’entendre au sens propre : ce logiciel annihile la complexité de la pensée. Reprenant un mot d’un ancien militaire américain qui explique que l’interface de ce logiciel est plus dangereuse pour la sécurité du pays que Al-Qaïda 320, Franck

Frommer décortique son idéologie pernicieuse. Une partie importante du livre permet de replacer PowerPoint dans le contexte historique du début du xviiie

siècle. Cette période voit la passage des entreprises marquées par le modèle tayloriste au développement de nouveaux modèles de management. L’idée générale est de se dé- faire de l’organisation pyramidale pour développer des relations plus lexibles et hori- zontales. L’« entreprise projet » (notion développée par Franck Frommer 321) est un type

d’organisation sans cesse tourné vers l’extérieur. Elle est entièrement mobilisée autour de « projets » qui nécessitent l’intervention de corps de métiers disparates. Les employés de « l’entreprise projet » sont invités à être de plus en plus autonomes, multitâches per- formants et communiquants. « Il ne s’agit plus de s’inscrire dans la linéarité confortable

319 F. Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide, La Découverte, coll. Cahiers

Libres, 2010.

320 E. Bumiller, « We Have Met the Enemy and He Is PowerPoint », New York Times, avril 2010 [ En ligne ],

http://www.nytimes.com/2010/04/27/world/27powerpoint.html [ Consulté le 19/01/2014 ] :

« ‹ PowerPoint makes us stupid ›, Gen. James N. Mattis of the Marine Corps, the Joint Forces commander, said this month at a military conference in North Carolina. »

321 Franck Frommer mentionne notamment l’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme [ 1999 ], Paris, Gallimard, coll. Tel, 2011.

Fig. 147

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de la carrière, mais plutôt dans la mobilité effervescente des projets 322. » Dès lors, ce qui

va permettre de les coordonner, c’est la « réunion ».

L’individu perd ici ce qu’il avait gagné d’autonomie. La réunion est un ins- trument de normalisation, d’intégration des cultures de projets, de mise en ordre de marche. Elle suit des codes spéciiques où l’enjeu pour l’individu est de montrer sa capacité à s’inscrire dans l’élaboration du discours domi- nant, de saisir les controverses et de se placer dans des dynamiques rela- tionnelles. Mettre en valeur ses qualités, savoir se mettre en scène, mobiliser des qualités humaines autant que des compétences techniques est fonda- mental. « Peu importe de savoir, il sufit de montrer que l’on sait 323 ».

L’auteur analyse inement la structuration linguistique des documents PowerPoint. L’organisations en « listes à puces » (les « bullet points » et leurs connotations militaires) des différents points de l’argumentaire est plus que recommandée, elle est requise

[ Fig. 148 ]. Il n’est pas possible d’écrire de longues phrases ou des paragraphes en- chaînés. Pour Franck Frommer, les listes PowerPoint sont néfastes car elles ne per- mettent pas d’exprimer une pensée dialectique. Leur effet réducteur et simplii- cateur n’est pas le seul point négatif. La structure hachée des phrases qui n’en sont pas réellement brise d’emblée toute volonté de construire une argumentation logique et contradictoire. La linéarité et la cohérence d’ensemble est mise à mal par l’enchaînement formel des suites de mots :

Les afirmations soutenues ne tirent plus leur légitimité de la cohérence d’une démonstration nécessairement linéaire et articulée mais de leur afir- mation propre. La puce est l’outil d’une afirmation performative qui uti- lise les ressources rhétoriques de la phrase nominale. Par exemple, « une croissance rapide » empêche la possibilité d’une discussion et donc d’une négation que pourrait ouvrir un autre énoncé : « la croissance est rapide ». L’afirmation nominale est plus péremptoire et souvent articulée avec l’emploi de verbe à l’ininitif ayant un fort pouvoir d’injonction 324.

L’analyse de Franck Frommer nous intéresse car elle exprime ce que nous savons sans le savoir : que ce type de logiciel nous fait lire et écrire comme il le souhaite. Ce type de logi- ciel ne permet qu’une expression conditionnée par la logique interne à sa conception. PowerPoint réalise un « raccourci » de la pensée qui tient plus de la bêtise que du génie (au sens où le génie serait celui qui irait directement au résultat sans passer par les étapes intermédiaires). Rien, au sein du logiciel, n’incite à dépasser ce qui y a été mis.

322 F. Frommer, La pensée PowerPoint, op. cit.

323 J.-Y. Moisseron, « Franck Frommer, La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide », Lectures, Les comptes rendus, 2011 [ En ligne ], http://lectures.revues.org/1271 [ Consulté le 07/07/2013 ].

324 Ibid.

Fig. 148

198 Ce que réalise également PowerPoint, c’est une neutralisation de la situation d’énoncia-

tion. La formulation impersonnelle des phrases permet de faire passer des ordres sans que l’on puisse se retourner contre quelqu’un d’identiié. L’orateur qui accompagne le document PowerPoint ne le « soutient » pas, il n’en est que l’agent anonyme. Le ichier n’est jamais signé, si ce n’est par l’organisation ou par le cabinet chargé de sa réalisation. Le document semble apparaître « par magie », généré non pas par des individus mais par des groupes invisibles. L’injonction à l’œuvre peut ainsi entraîner une grande violence symbolique. Franck Frommer donne l’exemple de France Telecom ou du gouvernement français qui ont sous-traité la présentation et le contenu (les deux notions étant difici- lement séparables) de « plans de redressement » à des organismes privés. Le détour par des « experts » permet de détourner le risque d’une mobilisation collective, par le sta- tut même du document PowerPoint : son anonymat. Le message délivré apparaît alors comme une implacable vérité à laquelle il faut se soumettre sans combattre. Il est com- pliqué de contester dans « sa » langue les ordres du PowerPoint, qui peut, et c’est aussi sa force, être diffusé sans médiateur (par mail, imprimé, etc.). Comme le dit Lev Manovich, le logiciel « prend le pouvoir 325 », il est l’auteur des messages délivrés. Lissant toutes

les aspérités et subtilités du langage, PowerPoint réalise une forme de langage qui réa- lise l’imposition souveraine et discrète d’un langage économique qui s’iniltre sournoi- sement bien au-delà des « présentations » projetées 326. En enfermant l’autre dans une

situation d’usage, PowerPoint crée une « novlangue » dans laquelle aucune contestation n’est possible. Ce terme renvoie au roman 1984 de Georges Orwell. Il désigne la langue imposée par le pouvoir, qui ne comporte pas de contraires ou de pluriels irréguliers. La soumission du peuple est directement liée à la limitation et au contrôle de ses modes d’expression. Le langage induit par l’interface logicielle entraîne une déréalisation du monde, un rapport aux choses et aux êtres qui manque l’altérité constitutive de toute expérience authentiquement humaine.

Un autre point important de l’analyse que donne Franck Frommer de PowerPoint tient dans l’étude de la composition des différents éléments visuels des documents 327. Le lo-

giciel s’est enrichi au il des années de fonctions multimédia pour ajouter au texte des images, sons, vidéos et transitions animées [ Fig. 149 ]. L’interface de compo- sition incite au remplissage. Critiqués par le créateur de PowerPoint, ces ajouts tiennent davantage de l’accumulation que d’une véritable rélexion sur le sens des messages produits. Les images sont essentiellement « utilisées » pour « illustrer »

325 L. Manovich, Software takes command, New-York, Bloomsbury Academic, 2013.

326 La in de l’ouvrage trace des prolongements de la « pensée PowerPoint » dans d’autres logiciels qui en

partagent la logique globale : Apple Keynote, les pdf, etc.

327 Frank Frommer s’inspire ici de : E. Tufte, Cognitive Style of Powerpoint. Pitching Out Corrupts Within,

Cheshire, Graphics Press, 2006.

Fig. 149

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un propos, parfois même sans aucun sens direct avec lui. Le message est noyé sous des « effets » qui perturbent la lecture attentive. Cet « effet de message » n’est presque plus que performatif, vidé de sa substance, privé de ce qu’il y a à performer. Nous voyons avant tout un environnement directement hérité du logiciel, plutôt que la singulari- té d’une argumentation. N’importe quel « appel d’offre » aura donc intérêt à occulter l’éventuelle complexité du projet pour se concentrer sur quelques points faisant partie d’un show global. La recherche permanente du spectacle rabat le discours sur une rhéto- rique destinée à émouvoir et à emporter l’adhésion par n’importe quel moyen. Comme la préparation d’une présentation PowerPoint nécessite du temps, il est dès lors logique de chercher à en « gagner », ce à quoi incite directement le logiciel. Beaucoup d’utilisateurs vont ainsi se contenter de sélectionner des contenus dans la « bibliothèque » tou- jours plus étendue d’images, de sons et de transitions animées [ Fig. 153 ]. Franck Frommer donne l’exemple de silhouettes humaines « stylisées » intégrées dans des documents relatifs au sport, au commerce, à la religion, etc. PowerPoint étant dépositaire d’une vision du monde américano-centrée, de nombreux symboles ne fonctionnent pas en dehors du cadre culturel initial. De façon complémen- taire, les graphiques composés au sein du logiciel entraînent de graves contresens et complications de lecture. Le meilleur exemple donné par l’auteur concerne le schéma d’occupation de l’Afghanistan par l’armée étasunienne, incompréhensible « plat de nouille » dont on imagine sans mal les conséquences « sur le terrain »

[ Fig. 155 ]. Les graphiques générés dans PowerPoint sont l’endroit de toutes les manipulations et trucages. De façon générale, ils tendent à remplacer l’argumen- tation logique et structurée chronologiquement par une globalité se donnant à voir immédiatement.

Malgré des fonctions automatisées, la préparation du « spectacle » PowerPoint nécessite un temps de préparation important. Le fait que chaque ichier puisse être édité ultérieu- rement 328 facilite la circulation des documents dans les réseaux. Cette diffusion n’est pas

problématique en soi, c’est sa globalisation à l’échelle mondiale qui l’est. N’importe qui peut reprendre une « présentation » existante et en changer les textes, ce qui peut pro- duire des messages totalement déconnectés de leur mise en forme. Plus encore, il n’est pas rare que l’on retrouve les mêmes phrases ou expressions d’un document à l’autre, leur formulation générique pouvant se réutiliser à l’inini. Des cabinets spécialisés dans la réalisation de « gabarits » pré-formatés rassurent les clients des présentations pour qui l’échec est inenvisageable. En se basant sur des méthodes éprouvées, des questionnaires

328 Contrairement à PowerPoint, le logiciel Adobe InDesign sépare clairement le ichier.indd (le texte

structuré, sachant que les ichiers images sont à part) de son « export » non éditable (pdf, epub, etc.). PowerPoint comporte malgré tout un mode « diaporama » qui n’est pas modiiable.

Fig. 155 Fig. 153