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Deux figures d’éleveur défendues dans les organisations professionnelles professionnelles

Deuxième partie : Le développement de l’élevage en question

I. Les injonctions de développement dans un monde de l'élevage « segmenté »

3. Deux figures d’éleveur défendues dans les organisations professionnelles professionnelles

Les formes professionnelles traitées ici sont identifiées à partir du discours des leaders des organisations les plus en vue, sur ce qui fait qu'une personne est un éleveur. Il s'agit du président des MDE, de celui la fédération des GIE d'éleveurs, du secrétaire général du Syndicat Unique des Éleveurs du Sénégal, de la présidente du Directoire National des Femmes en Élevage, et du président de l'Union des Coopératives d'Éleveurs du Sénégal.

Deux types d’identité professionnelle peuvent être caractérisés par des attributs qui leur sont associés. Ces attributs vont de la possibilité d’investir en élevage, c'est-à-dire de la possession d’animaux, à la « défense des intérêts » des éleveurs en passant par l'héritage du statut qui sous-entend la continuité du système social.

Dans ces définitions des leaders, nous apercevons les jeux stratégiques de leur positionnement dans le monde de l'élevage par rapport aux autres acteurs.

146 Cette réflexion nous permet de faire le lien entre identité et action collective. En effet, les leaders sont des porte-parole de collectifs constitués pour défendre des intérêts communs. Ce qui pose la question de la confusion que les leaders d’organisations font entre leurs intérêts propres et l’intérêt de leurs mandants.

Les deux convictions portées par les OP à travers leurs porte-parole sont que le métier d'éleveur s'hérite, et qu’avoir les capacités de défendre les intérêts des éleveurs suffit pour se déclarer éleveur quand on est peul, même si on sait que l’héritage n’est pas la seule manière d’acquérir du bétail.

Le métier d’éleveur « s’hérite »

Pour les partisans (principalement les responsables de la MDE et du SUES) de cette définition d'une forme identitaire professionnelle, l’élevage s’inscrit d’abord dans la continuité sociale d'une communauté d'individus. Pour eux, sans le dire explicitement, les éleveurs peuls sont censés être, dans l’entendement de la plupart des sénégalais, ceux qui héritent du métier.

« Est éleveur celui qui a hérité d’un troupeau et de pratiques pour entretenir ce troupeau et en vivre ».

Président de la Mde de Thiès

Ceux qui partagent ce point de vue prennent pour acquis le savoir-faire, dès lors que la personne est issue d’une famille détentrice de ce savoir.

« Est éleveur tout propriétaire de troupeau qui connaît les bonnes pratiques en élevage » Président de l’union des coopératives d’éleveurs et de la MDE national

Par bonnes pratiques, notre interlocuteur sous-entend celles qui sont transmises dans les structures familiales pastorales, les secrets de la transhumance, des pratiques sanitaires des éleveurs peuls reliées à des savoirs ésotériques propres au groupe ethnique. Pendant notre entretien avec cet éleveur et porte-parole, il a tenu à nous faire visiter son troupeau, en nous montrant comment il est capable, en tant qu’éleveur vivant à Dakar, de continuer son activité d'élevage dans la zone périurbaine de Dakar sur des terres de parcours comme cela se fait dans le Ferlo, et à nous dire qu'il détient ce savoir de ses parents, qui lui ont légué à la fois le savoir faire et le troupeau.

« Moi, je suis un vrai éleveur, j'ai un troupeau, je peux toujours partir en transhumance si le besoin se fait sentir, (…) pour prouver qu'on est fils d'un homme blanc, on n'a pas besoin de le clamer, on montre sa peau »

147 Ces propos montrent les tiraillements entre leaders d’organisation pour se justifier et plus largement définir l'identité d’éleveur. Il poursuit :

« Il y a par contre une confusion à éviter, tous les Peuls ne sont pas des éleveurs, par exemple ma femme ».

Il parle de la présidente du Directoire Régional des Femmes en Élevage de Dakar et Directoire National des Femmes en Élevage : «elle est peule mais elle ne connaît pas grand-chose de l’élevage ».

Cette parenthèse dans l'entretien était une pique lancée à l'endroit de son épouse, avec qui il ne s'entend pas sur les orientations de l'élevage, alors que tous les deux sont des porte-parole de collectifs d'éleveurs.

Dans ces extraits, le leader transpose les conflits qui l’opposent à la fois aux nouveaux leaders qui envisagent de le faire démissionner de ses postes cumulés de président des MDE et des coopératives, et aux organisations féminines qui commencent à gagner de l’ampleur, et dans lesquelles une de ses épouses est fortement impliquée.

D'autres s'y prennent autrement et partagent la même perception du métier comme fruit de l'héritage du groupe social d'appartenance.

« Est éleveur, toute personne qui entretient un troupeau de bovins et de petits ruminants et qui est entretenu par ce troupeau »

Président du Syndicat Unique des Éleveurs du Sénégal Ce point de vue définit le métier d’éleveur comme étant une mono activité d’entretien de bovins et de petits ruminants, pratique qui correspond à celle des éleveurs peuls. Cette pratique exclusive de l'élevage n'est observée que chez les Peuls. L’orateur exclut donc les autres formes d’élevage, et veut exclure par la même occasion tous les porte-parole qui se disent éleveurs et qui ne sont pas peuls. Cette conception est portée par le président du SUES, collectif autoproclamé syndicat unique des éleveurs du Sénégal, qui a étendu son champ d’action à toutes les revendications des éleveurs du Sénégal quelque temps après le soulèvement contre la mesure du déclassement du Ranch de Doli évoqué plus haut. Des éleveurs du Ferlo en sont membres mais disent par ailleurs ne pas se sentir impliqués dans la mise en place de ce syndicat. En 2009, un autre syndicat affilié à une centrale proche du parti au pouvoir a vu le jour et se présente comme concurrent du premier.

On voit qu’au delà d’une dimension ethnique implicite, les leaders fixent d’autres objectifs d'actions qui répondent plus à des préoccupations stratégiques de positionnement dans le champ des organisations et de l'espace politique qu'à la défense des éleveurs.

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« Il faut distinguer l’éleveur de l’investisseur en élevage. Ils sont différents car n’ont pas les mêmes moyens, ni les mêmes objectifs »

Président de la Mde de Thiès Ce leader se trouvait à un moment donné au centre d’une bataille de positionnement face à un adversaire décrit comme un fonctionnaire à la retraite, se consacrant marginalement à des activités d’élevage, désireux d’occuper le poste de la présidence de la MDE. Ces raisons justifient également cette définition restrictive de l’identité d’éleveur. On peut le prendre comme une position contextuelle variable selon les enjeux, mais cela montre les enjeux sociaux, ethniques et politiques sous-jacents dans les expressions individuelles sur l'identité professionnelle.

Le deuxième attribut identifié dans les entretiens correspond à une justification de la part des acteurs dont la position de porte-parole est contestée. Il mérite d'être présenté car celui qui le porte est à la tête d'une organisation reconnue par l'encadrement, son président siégeant aux instances nationales de la profession agricole (CNCR).

Défendre les éleveurs, aimer l’élevage fait l’éleveur

Cette conception étrange, qui consiste à légitimer l’appartenance au groupe professionnel par le fait de défendre les éleveurs, illustre bien l’accaparement de certaines organisations par ceux que les éleveurs considèrent comme des imposteurs.

« Est éleveur toute personne qui a du bétail, peut aussi être considéré comme éleveur toute personne qui défend les intérêts des éleveurs, celui qui aime l’élevage et qui veut élever est un éleveur ; par contre, le vendeur de lait et le vendeur de viande, ne sont pas des éleveurs. »

Président Fédération nationale des GIE d’éleveurs

Le leader qui s'exprime ainsi est considéré par la plupart des leaders d’organisations comme n'étant pas éleveur.

« Il était chauffeur à l’assemblée nationale », « il n’a pas d’animaux, même s’il a une famille éloignée qui vit encore dans le Ferlo »,

Président MDE Thiès

Telles sont les remarques faites à son égard par d’autres leaders, les porte-parole de la MDE principalement. Conscients de la légèreté avec laquelle certaines organisations sont mises sur pied et administrées, les pasteurs du Ferlo émettent des réserves sur tous les individus qui se revendiquent du métier et qui ne sont ni éleveurs, ni résidents en milieu rural. Surnommés

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« les éleveurs de cartables », ces représentants sont militants dans de nombreuses organisations d’éleveurs, et pour la plupart n’ont d’éleveurs que l’appartenance au groupe ethnique peul, selon les éleveurs rencontrés en milieu rural lors de nos enquêtes dans le Ferlo.

Conscients de cette critique, ces « imposteurs » intègrent dans leurs discours des éléments de revendications et d’appartenance pour se justifier.

Dans sa définition de l’éleveur, ce leader (Président de la fédération des GIE) pointé du doigt par ses pairs, met des limites quand il dit « par contre le vendeur de lait et de viande ne sont pas des éleveurs ». Il faut comprendre par là que le monde des organisations professionnelles d’éleveurs est marqué actuellement par la forte présence de ces associations de commerçants, qui exercent d’un très fort degré de lobbying et profitent de toutes les subventions et exonérations de taxes obtenues sur les importations de lait en poudre.

L’argument d’adopter la position de défenseur de l’élevage paraît léger à nos yeux pour constituer un attribut d'une identité professionnelle, car l'exercice du métier d'éleveur est occulté, seule la dimension de statut du «bon» porte-parole est mise en relief.

Ces figures identitaires montrent que tous les leaders rencontrés se prononcent sur ce que doit être l’éleveur en s’opposant à d’autres, et en justifiant leur légitimité à parler au nom des éleveurs. Nous ne les avons pas suivis dans l'exercice de l’activité d’élevage pour savoir à quelles pratiques correspondent leurs discours. A propos des leaders, le discours reste donc ici notre seul élément d’analyse, contrairement à ce que nous pourrons dire par la suite sur les formes identitaires des éleveurs rencontrés dans le Ferlo dont nous avons observé les pratiques.

Ces déclarations émanant de leaders d’organisations d’éleveurs éclairent les controverses autour de l’identité d’éleveur. On y retrouve des positions variées sur qui doit être considéré comme éleveur et par conséquent sur ce que doit être l’élevage. Les opinions divergentes au sein de la profession renseignent sur les enjeux réels du débat pour les leaders, en dehors de l’opinion des éleveurs de la base censés être représentés. Ces divergences contredisent l'apparence de dialogue et d’interaction positive affichée entre OP lors des rencontres officielles. Plus précisément, la question de l’identité d’éleveur intervient à la fois vis-à-vis des injonctions à la modernisation des acteurs du développement, des nouveaux investisseurs en élevage, mais également dans la course au positionnement entre les organisations professionnelles et au sein de celles-ci.

Aussi, on peut se demander si les formes identitaires qui s’expriment dans le Ferlo pourraient trouver un écho en dehors des limites géographiques de cette zone, étant donné la distance

150 entre ces éleveurs et ceux qui portent leurs paroles. Nous voulons souligner par là que l’une des implications possibles de la disjonction entre les éleveurs et les organisations professionnelles est l’absence de position des éleveurs sur les mots d’ordre en vigueur dans le monde de l'élevage car les éleveurs ne sont pas réellement informés en retour par leur porte-parole.

Ainsi, nous pouvons considérer que les organisations d’éleveurs sont loin d’être des porteurs de changement social, car ils n’ont pas beaucoup d’influence au niveau national, se soucient peu d’un débat avec leur base et ne parviennent donc pas à articuler leurs revendications avec celles des éleveurs dans le Ferlo. Pourtant, dans leurs discours, elles prétendent défendre une identité professionnelle forte. Les identités professionnelles revendiquées par des leaders laissent entrevoir des luttes de pouvoir entre individus. Leur distance avec les éleveurs qu’ils représentent, l’histoire de la constitution des organisations d’éleveurs (Castaneda, 2005) et le comportement des porte-parole vis-à-vis des acteurs responsables d'autres d'organisations montrent : qu'il n’y a pas de points de vue collectif constitué autour d'un projet ; qu'autour de ce projet, le collectif ne mobilise pas un nombre plus grand d'éleveurs pour parler en leur nom, que ne s'instaure pas un rapport d'opposition avec d'autres collectifs portant des points de vue différents. Pour revenir à la trilogie tourainienne Identité-Opposition- Totalité, il serait difficile d’assimiler ce qui se passe dans le monde des organisations d'éleveurs qui s'expriment à l'échelle nationale à un mouvement social tel que défini par Touraine, au sens d’une action collective organisée et par laquelle un acteur lutte pour la direction sociale de l'historicité dans un ensemble historique concret. (Touraine, 1978).

Conclusion

Le tableau dépeint par ce chapitre montre comment les différents acteurs sont en interaction pour former le monde de l’élevage. Ce monde est ainsi fait de rapports où l'encadrement prescrit ce qui convient, les éleveurs répondant en ordre dispersé sur des échelles différentes et presque déconnectées l'une de l'autre. Quand les éleveurs du Ferlo se débrouillent pour s’ajuster à des facteurs climatiques difficilement maîtrisables et subissent des injonctions de changement de leur mode d’exploitation et de gestion des ressources, les organisations d'éleveurs, censées porter le « manteau » d'acteur collectif, se battent pour des intérêts individuels et spécifiques. C'est dans ce cadre désorganisé que des transactions sociales se déroulent entre l'État, les partenaires du développement de l'élevage et les éleveurs et que les politiques sectorielles sont mises en débat.

151 Les éleveurs sont exhortés à se constituer en acteur collectif dynamique, capable de porter les revendications d’une profession agricole, selon les canons de la professionnalisation pour les prescripteurs de développement. Les éleveurs sont appelés à développer des capacités organisationnelles, managériales, démocratiques et cognitives pour faire fonctionner des institutions suivant un modèle de bureaucratie importé de pays dont le secteur agricole s’est largement industrialisé. Ils sont également appelés à prendre en considération et à répondre aux enjeux économiques de la profession face au retrait de l’État.

Cependant, on retient surtout qu’après quarante années de vulgarisation agricole et un peu plus d’une décennie de conseil agricole, c’est à dire d'une vulgarisation réformée sur la base du partenariat et de la co-construction entre acteurs, le monde professionnel éleveur est loin de remplir les conditions définies par l'encadrement pour instaurer un dialogue constructif sur le développement de l’élevage. Le mouvement est traversé par des tensions politiques, des querelles de positionnement qui entravent la dimension collective des revendications.

Pour en revenir à l’analyse de Touraine du mouvement social, on peut affirmer que les organisations d’éleveurs dans leur forme actuelle ne font pas montre d’une capacité à répondre aux trois principes qui caractérisent une action collective efficace. Ce collectif peine à convaincre d’un minimum d’unicité pour se positionner en tant acteur. Dans ce sens une identité commune reste à construire.

La dimension d’opposition à un adversaire reste également floue dans la mesure où une certaine légèreté se ressent dans les oppositions aux différentes injonctions de modernisation, car au-delà du rejet de la politique sectorielle il n'y a aucune alternative construite et négociée.

Nous supposons que les propos des éleveurs rencontrés sont adressés implicitement aux prescripteurs. Cependant les éleveurs semblent, dans la négociation, ne pas peser fortement sur les orientations de développement étant donné que les composantes principales de la modernisation de l’élevage bovin, principalement la sédentarisation et l'insémination artificielle, structurent encore aujourd'hui la politique sectorielle.

Quant à la dimension de la totalité, elle semble volatile au regard de la prédominance des stratégies propres à chaque organisation et de l’ambiguïté de leurs leaders entre la défense des intérêts collectifs et les arrangements officieux pour bénéficier d’avantages individuels. En somme, le monde des éleveurs se caractérise par une juxtaposition de deux entités qui portent

152 des regards distanciés sur ce qui constitue l’identité d’éleveur. Si pour des éleveurs du Ferlo, l’appartenance au groupe socioprofessionnel va de soi, elle est moins évidente au sein des organes de représentation où certains arguments avancés pour légitimer les statuts de mandataires paraissent assez opportunistes. L’ethnie reste un critère essentiel auquel la plupart des leaders d’organisations se raccrochent pour se réclamer de la profession d'éleveur. Le manque de légitimité de certains délégués affaiblit leurs organisations et participe à la déliquescence d'un débat professionnel. Ainsi, comme nous l'annoncions dans la partie théorique, réfléchir sur l’identité professionnelle des éleveurs peuls est délicat, car celle-ci fait débat au plan théorique, social et institutionnel. La réflexion sur le débat autour de l’identité sociale peule et les controverses sur l’identité professionnelle ont néanmoins permis de mettre le jeu des organisations en perspective dans la politique nationale.

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Troisième partie : Adaptation ou Invention