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Première partie : Le Pastoralisme à l’épreuve des politiques publiques

Chapitre 2: Cadre théorique et méthodologique

II. La place des dynamiques identitaires dans le rapport au changement

2. Appréhender des formes identitaires

Pour appréhender les formes identitaires dans ces espaces sociaux, ou arènes, autrement dit articuler la question identitaire et les espaces sociaux (et de développement) nous faisons référence à l’approche de l’identité de Touraine. Au-delà de l’identité individuelle (Dubar), une identité collective se définit. Être acteur de développement renvoie à trois principes.

Il faut que quelqu’un puisse dire « Je », qui renvoie au principe d’identité (I), c'est-à-dire à quelqu’un qui se positionne par rapport à une cause. Le principe d’identité a la particularité de fournir la définition que l’acteur donne de lui même. Dans notre cas, ce serait la conception par l’éleveur de la posture professionnelle qu’il incarne. Il faut qu’il soit capable de s’opposer à quelque chose, ce qui introduit le principe d’opposition (O).

Enfin un troisième principe nécessaire est d’être capable de défendre un point de vue concernant un enjeu culturel global, la totalité (T).

A partir de ces trois principes, nous explorons le double rapport de l’identité à un adversaire (I-O) et de l'identité à un enjeu (I-T). Pour cela, nous étudierons les rapports des éleveurs à trois institutions qui les engagent dans une relation aux autres, tout en étant des lieux de ressources et de contraintes. Nous les utiliserons comme analyseurs de leurs positionnements

71 social, cognitif et pratique, en regardant comment ils s'y investissent et ce qu'ils en pensent.

Ces institutions : l’école, le marché et le « projet de développement» constituent des lieux d’observation pertinents des changements en cours. Nous mettons ces changements en perspective avec ceux qui s’opèrent dans la manière de conduire l’activité pastorale.

Trois analyseurs de I – O et I – T

L’étude des rapports des éleveurs aux institutions a sous-tendu la plus grande partie de notre enquête auprès des éleveurs du Ferlo. Elle se fonde sur les hypothèses que nous avons formulées vis-à-vis de ces analyseurs.

i) l’école, représentant une institution de transfert de connaissances, un outil d’ouverture et d’acquisition d’identité, nous intéresse particulièrement. Nous interrogeons les positionnements des éleveurs par rapport à cette institution qui a longtemps été présentée et discutée en sociologie comme un outil de socialisation, de libération et de domination (Foucault, 1975 ; Bourdieu, 1970). L’école fournit en principe les moyens cognitifs et concrets d’intégrer des réseaux sociaux autres que ceux de la sphère de socialisation primaire. Elle offre également aux fils d’éleveurs une porte de sortie du système quand le niveau de ressources économiques est bas et lorsque les fondements sociaux et techniques sont trop ténus pour permettre aux éleveurs peuls de maintenir leur système social. Mais l'école, comme l'a développé Michel Foucault (ibid.), est avant tout pour l'État, un outil de domination et de contrôle social. Nous tenterons de montrer dans cette lignée comment à travers cette institution, l'idéologie dominante marque le territoire et les esprits.

ii) Le marché au sens spatial, comme lieu d'échange de biens et services, est l’une des institutions à travers lesquelles nous pouvons saisir les controverses importantes autour de l’intégration des éleveurs pastoraux à l’économie nationale, comme l’annonce le discours officiel sur le développement de l’élevage. L'inscription dans le monde marchand met en jeu des ressources économiques et sociales déterminantes pour les positionnements des éleveurs dans l’espace social. Toutefois, les échanges marchands sont encastrés dans des rapports sociaux du fait des réseaux sociaux et des structures sociales dans lesquelles sont insérés les éleveurs, et de mécanismes de confiance et de réciprocité (Granovetter, 1985). Nous reviendrons plus loin sur la façon dont s’opère l’encastrement.

72 iii) Le « Projet de développement» doit être entendu comme un idéal-type du mode d’intervention d’acteurs promouvant le développement. Le désengagement de l’État à partir des années 1980 a laissé place à un type d’intervention institutionnalisée sous forme de « projet ». Le « Projet », porté par des ONG ou par d’autres structures, que les éleveurs assimilent aujourd’hui largement à toutes les interventions extérieures, et par extension, à celles des pouvoirs publics, traduit une certaine défaillance de l'État à porter sa politique d’élevage. Il se situe à une autre échelle que le marché et l'école, car les éleveurs capitalisent des ressources dans ces deux types d’institutions pour les faire valoir dans leur rapport au « projet ». Celui-ci incarne localement à la fois l’État et tout autre organisme intervenant en milieu pastoral, quel que soit le domaine. Les éleveurs restent aux aguets pour capter le plus de bénéfices possibles avec cette

« institution » qui « apporte » assistance et avec qui il faut s’allier.

Les constructions et transactions identitaires ne se déroulent pas seulement dans les lieux d’interaction avec ces institutions, mais aussi dans le groupe professionnel, la famille, le groupe social d'appartenance. Au sein des familles d’éleveurs, différentes visions de l’activité d’élevage et de la façon d’être éleveur se composent ou se heurtent. L’analyse des évolutions des rapports au travail des éleveurs, surtout des plus jeunes, nous permet de mettre le doigt sur des tensions internes aux familles, sur les façons dont ils se définissent comme éleveur, puisque le travail pastoral est dans une certaine mesure une manière de remplir les critères d’appartenance au groupe social. Des habitus pastoraux rassemblent les façons pastorales de penser et d’agir, portées par les structures sociales, qui sont des forces diffuses assurant une reproduction de l’ordre social. Mais, penser que les individus ne sont que pris par des forces sociales qui les contraignent à agir de telle ou telle manière est une façon réductrice d’interpréter la réalité. Au sein des familles d’éleveurs, plusieurs formes identitaires divergentes rentrent en concurrence sur ce que doit être l’élevage, et par conséquent ce que doit être le métier d’éleveur . Il y a une pluralité dans la façon de se penser éleveur.

Ensuite, dans les organisations professionnelles, la façon de définir l’identité est décalée par rapport à celle des éleveurs. Dans le débat professionnel, il y a une disjonction sur la manière de penser l’élevage entre les éleveurs actifs au Ferlo, et leurs organisations qui se disent professionnelles. Ceci nous conduit à mener un double exercice : d’abord regarder l’identité d’éleveur telle qu’exprimée par les éleveurs du Ferlo eux-mêmes, ensuite regarder l’identité d’éleveur telle qu’elle se définit au sein de ces organisations. Les positionnements par rapport au changement des "acteurs collectifs" que sont les organisations de producteurs sont

73 importants à cerner, parce qu’ils occupent l’espace du débat social formalisé. Ils représentent également l’outil censé transmettre les revendications des éleveurs aux décideurs politiques.

Existe-il une ou plusieurs formes identitaires, ou figure professionnelle, autour desquelles se reconnaissent les éleveurs, capables de propulser un développement de l’activité dans le contexte actuel ? Comment ces identités se situent par rapport à celles de l’éleveur moderne, promue par les politiques publiques dans le cadre d’une modernisation de la production, fondée sur l’intensification des productions, l’insémination artificielle et une professionnalisation des acteurs ?

Au regard de la configuration du monde de l’élevage au Sénégal et compte tenu du contexte de professionnalisation de l'élevage caractérisé par un monde de l'élevage "discontinu", deux échelles d’observation s’imposent, résultant de la disjonction entre les éleveurs à la base et leurs institutions représentatives. Cette discontinuité relève du fait qu’il y a d’un coté des

« éleveurs pratiquants », « parqués » dans le Ferlo, loin24 de la bureaucratie et des institutions administratives ; de l’autre, un réseau d’acteurs « intéressés », constitués d’un autre type d’éleveur25 très au fait des politiques et des enjeux, et d’agents de développement représentant des structures d’interventions très diversifiées. De ce point de vue, une lecture de l’action collective est utile pour représenter les enjeux qui se discutent au sein des représentations syndicales. Ainsi, pour nous, il est utile de voir comment cette forme d’organisation collective se raccroche aux formes identitaires des éleveurs du Ferlo.

Diverses approches sociologiques ont conceptualisé l’action collective.

L'action collective comme résultant de l’agir ensemble non intentionnel, est conceptualisé par Boudon (Boudon, 1977 ; cité par Neveu, 2000) dans la notion « d’effets pervers » ou « d’effets émergents » résultant d’un agrégat de comportements individuels sans intention de coordination. Dans cette optique, le collectif est la conséquence d’actions non concertées, c’est en quelque sorte à travers la poursuite d’objectifs purement individuels que les actions des agents sociaux aboutissent à des effets non recherchés et qui peuvent avoir des conséquences néfastes pour les individus. Cette perspective sociologique réduit selon nous le

24 La problématique des rapports des éleveurs au monde a été transformée par les études de Barth (1969, et 73) et de Khazanov (1984), et il parait caricatural de présenter les éleveurs comme des gens qui vivent déconnectés du monde extérieur, mais nous faisons exprès de marquer d’une part, la relative particularité des éleveurs du Ferlo maintenus dans l’enclavement par le manque d’infrastructures de communication. D’autre part, les organisations d’éleveurs censées établir une forme de lien entre les éleveurs et les administrations ont manqué à leur mission car la distance déjà grande entre ces organisations et les éleveurs ne cesse de se creuser.

25Les « éleveurs du dimanche » ainsi nommés de manière laudative par les services publics regroupent un ensemble très hétérogène d’agents économiques motivés par des raisons diverses allant de positionnement politique à l’accaparement d’aide aux éleveurs.

74 champ de réflexion aux rationalités individuelles car nous voulons donner de la consistance aux acteurs collectifs assermentés qui s’organisent et portent les revendications explicites d’autres acteurs. Néanmoins, elle nous permet d’expliquer que malgré l’existence de ces acteurs collectifs, les motivations individuelles des éleveurs leaders ou membres actifs restent déterminantes et constituent dans certains cas une contrainte au bon fonctionnement des collectifs. On est en situation où les « effets pervers » seraient la somme des conduites individuelles au sein d’une organisation. Nous choisirons ici d’insister sur les dérives de mouvements conçus dans une logique de captation de ressources et de culture de l’aide. Des situations similaires dans le contexte africain du développement sont largement traitées par des anthropologues (Association Euro Africaine pour l’Anthropologie du changement social et du Développement APAD) qui ont travaillé sur la notion de courtier du développement.

Alain Touraine parle de mouvement social résultant de l’action concertée en faveur d’une cause, qui est le contre-point de l’approche précédente. Il définit « l’agir ensemble intentionnel » comme une " Forme d'action collective qui prend la forme d'une lutte contre la domination (exemples : le mouvement ouvrier, le mouvement lycéen). Dans un mouvement social, la revendication d'indépendance n'est pas seulement dirigée vers la définition d'une catégorie particulière, mais elle s'affirme dans le but de contrôler les orientations culturelles d'une société " (Touraine, p.131 1997). Sa réflexion devrait nous permettre de juger si le mouvement produit ou non du changement.

Nous interrogerons les rapports des éleveurs à ces structures formellement instituées pour porter leurs revendications : est-ce que leurs formes actuelles et leurs modes de fonctionnement incarnent des postures de développement de l’élevage au Sénégal ?