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Première partie : Le Pastoralisme à l’épreuve des politiques publiques

Chapitre 2: Cadre théorique et méthodologique

II. La place des dynamiques identitaires dans le rapport au changement

3. Dans une démarche compréhensive

Pour cerner le contexte de développement de l’élevage au Sénégal et traduire sur le terrain nos questions de recherche, nous empruntons le cadre analytique proposé par Howard Becker (1988) pour une sociologie de l’art. Il considère que la production artistique est le résultat d’interactions entre l’artiste, ses pairs, son public, ses collaborateurs, ses commanditaires et ses critiques qui se construisent. Un ensemble d’acteurs sociaux coopèrent au travers de procédures conventionnelles à travers des espaces sociaux d'interactions, faits de réseaux, qu’il appelle « les mondes de l’art ». Ces mondes sont caractérisés par l’appartenance à un même monde vécu mais ils ne sont pas pour autant des dispositifs structurels qui définissent a priori la nature des interactions entre acteurs et les implications de ces interactions. En

75 référence à sa logique, nous considérons le contexte du développement de l’élevage comme un « monde » pour faire référence aux différents espaces sociaux où les acteurs de l'élevage au Sénégal interagissent.

Le monde de l’élevage au Sénégal est structuré en trois « mondes » en interaction, au sein desquels se pensent et se déroulent les transformations de l’élevage. Pour schématiser, le

« monde des prescripteurs de changement » formule les injonctions de développement en fonction de ses propres attentes ; le « monde des professionnels concernés », entendu ici comme l’univers des éleveurs du Ferlo, est le lieu des pratiques d’élevage ; enfin, nous tiendrons compte de la disjonction entre les éleveurs pratiquants dans le Ferlo et les organisations dites professionnelles, en enquêtant sur la configuration des institutions qui constituent le troisième monde des représentants professionnels agricoles. Ces mondes sont des lieux de construction des façons de voir le métier d’éleveur. Dans le premier, les politiques publiques ou ce qui en tient lieu sont formulées ; dans le second, des pratiques d’élevage et le débat professionnel produisent des normes d’élevage ; entre ces deux niveaux, un troisième regroupe les organisations professionnelles. Le processus de professionnalisation des activités d’élevage n’en est pas au stade où l’on pourrait parler réellement de monde de professionnels dans un sens large, qui engloberait à la fois les éleveurs et leurs instances de représentation. Malgré les discours bienveillants sur l’utilité d’une représentation effective des éleveurs, la représentativité des structures actuelles n’est pas convaincante.

Il existe par ailleurs un univers de dispositif de développement fortement imbriqué, parfois superposé à celui des prescripteurs officiels de changement : il s’agit du dispositif des projets de développement. Phénomène particulier du contexte d’intervention publique et privée dans les pays en voie de développement, ces institutions sont rattachées au monde des prescripteurs, car leurs modèles d’intervention sont développés en référence à ceux du développement officiel même s’ils ne sont pas en totale conformité, l’État n’ayant pas les moyens de définir et mettre en œuvre une politique publique globale.

Nous tenterons de saisir les interactions entre ces trois mondes. Nous avons choisi de mener une analyse multi-niveaux pour comprendre les façons d’être éleveurs et les changements en cours dans la société pastorale du Ferlo, au lieu de nous limiter aux éleveurs du Ferlo. Il s’agit d’ouvrir la « boîte noire » des injonctions, et celle des réactions à ces prescriptions.

Il est nécessaire de revenir ici sur notre démarche.

Nous ne souhaitons pas ajouter de la matière à l’abondante littérature constituée de monographies ethnologiques et anthropologiques qui, par ailleurs, constituent la majorité des

76 références dans lesquelles nous puisons pour réinterroger des logiques déjà identifiées. Nous nous y référons également pour donner du poids aux observations que nous faisons.

Cependant, nous utilisons des outils anthropologiques dans notre dispositif de recherche : l’observation participante et l’ethnographie combinatoire. Les anthropologues et les ethnologues ont permis de comprendre l’organisation sociale des sociétés pastorales, les justifications socioéconomiques des pratiques, etc. Notre différenciation par rapport à ces recherches repose sur le fait que nous mettons à plat les dynamiques internes de la société pastorale que nous observons, pour comprendre les interactions entre les éleveurs, de la même façon que nous étudions les rapports des éleveurs aux autres « mondes » en mettant l’accent sur la diversité des façons de concevoir le métier d’éleveur. A partir de données empiriques, nous recherchons les logiques profondes et structurées à partir desquelles les éleveurs mobilisent des ressources plurielles pour faire face à un contexte d’injonctions et d’incertitude.

Avec une telle perspective, nous nous inscrivons donc dans une « sociologie des pratiques du développement » (Lémery, 1999) pour étudier les processus de changement de l’agriculture, sociologie de nature compréhensive. « Ce qui caractérise une sociologie des pratiques du développement, c’est le souci de référer toute injonction au changement et toute action engagée pour cela et toute réponse à ce genre d’injonction et d’action, à la structure et aux tensions propres des mondes particuliers à partir desquels elles sont formulées » (Lémery, ibid.). Nous examinons les tensions entre les trois mondes de l’élevage, telles qu’elles apparaissent dans les différents débats qui structurent les mondes du développement de l’élevage. L’analyse des débats au sein d’un monde professionnel fait ressortir les processus dialogiques, mais aussi les rapports de force, les impositions, les négociations et les coopérations entre les acteurs qui produisent les nouvelles normes de conduites.

Actuellement, une manière propre à certains éleveurs d’exploiter des ressources et de s’intégrer à la vie économique est remise en cause par les prescripteurs, dans un contexte à la fois de risques et d’incertitudes climatiques, économiques qui affectent des ordres établis, et d’injonctions pour le changement d’un modèle de production éprouvé, qui renforcent et accentuent les contraintes intrinsèques aux systèmes pastoraux. Nous tentons ainsi de décrire

« les processus sociaux particuliers au travers desquels s’opère (dans des contextes de crises, lorsque se trouve en question le fond d’évidences sur lequel reposaient un ordre et une dynamique d’action considérés comme données) la production des catégories de jugement et

77 des normes d’action qui conditionne la mise en place d’un nouveau régime de fonctionnement de cet ordre et de cette dynamique » (Lémery, ibid.).

Ainsi, cette problématique structurée autour des questions de conceptions de métier nous a conduit à nous appuyer sur les théories sociologiques de l'identité. Prendre l'identité comme découlant d'une double transaction entre acte d'attribution et acte d'appartenance permet d'appréhender la construction de l'identité sociale et professionnelle des éleveurs à travers leurs interactions, entre eux et avec les acteurs du monde de l'élevage au Sénégal. Dans ces interactions, les identités des éleveurs évoluent. Nous nous référons au cadre d'analyse d'Alain Touraine pour étudier la dynamique de ces identités et leur lien avec les changements pratiques. Nous avons par conséquent, mobilisé ces différents cadres théoriques pour interroger les logiques sociales observées lors de nos enquêtes. La démarche suivie est explicitée dans la section suivante.