• Aucun résultat trouvé

3.3 Des questions qui homogénéisent le terrain

3.3.2 Les facteurs socio-politiques

Observons une deuxième critique adressée à la Conception Participative. Rönkkö et al. (2008) regrettent que très peu de travaux montrent comment les « facteurs socio-politiques » influent sur l’application des méthodes de CP. Pour contribuer à combler ce manque, les auteurs entreprennent de décrire un cas dans lequel la réorganisation d’une entreprise a résolu le problème qu’une méthode de CP devait aider à résoudre. On peut résumer leur texte de la façon suivante. L’histoire se passe dans une entreprise qui développe une plateforme d’interface utilisateur pour téléphones mobiles. Dans cette entreprise se trouve notamment l’équipe « Interaction Design » (ID) dont le travail est de concevoir de nouveaux prototypes d’interface et de tester ces prototypes auprès des utilisateurs. Les membres de l’équipe ID ont un problème : les ingénieurs chargés du codage de la plateforme tiennent rarement compte de leur travail. Pour résoudre ce problème, l’équipe ID décide d’utiliser une méthode basée sur des scénarios d’usage – Personas. L’idée est de rendre les besoins des utilisateurs à la fois plus concrets et plus précis et d’obliger ainsi les ingénieurs chargés du codage à en tenir compte. Malheureusement, l’équipe ID s’aperçoit bientôt qu’il lui est impossible d’appliquer la méthode. Des spécifications d’ordre technologiques et marketing sont régulièrement ajoutées au cours des projets et rendent impossible la mise en place d’une approche basée sur les besoins des utilisateurs. La méthode est alors abandonnée. Rétrospectivement, cependant, il semble qu’un autre facteur ait également contribué à empêcher la mise en place de la

64 méthode. A la même époque, une importante réorganisation a eu pour conséquence de placer l’équipe ID au centre des flux d’information de l’entreprise, renversant ainsi le rapport de force entre l’équipe ID et les ingénieurs chargés du codage. Cette réorganisation a donc eu pour effet de résoudre précisément le problème que Personas devait aider à résoudre.

Il ne s’agit là, évidemment, que d’un résumé. Néanmoins, ce résumé suffit à rendre compte de l’ambiguïté que produit le texte de Rönkkö et al. On comprend bien que la réorganisation de l’entreprise ait pu gêner la mise en place de Personas. Mais, en même temps, il semble que l’abandon de la méthode ait eu des causes différentes. Alors, quel rôle exactement la réorganisation a-t-elle joué ? Comment précisément est-elle entrée en ligne de compte au moment de décider d’abandonner Personas ? Les auteurs ne le disent pas. C’est un peu comme s’ils décrivaient comment un projectile A a fait dévier de sa trajectoire un projectile B mais sans avoir pu enregistrer le moment de l’impact entre les deux projectiles. Un doute s’installe : s’agit-il de l’histoire d’une incidence – celle de A sur B ? ou d’une coïncidence A et B se sont simplement croisés ? L’article ne permet pas de trancher. Essayons maintenant de comprendre. D’où vient que le texte de Rönkkö et al. ne parvient pas à présenter clairement le rôle joué par la réorganisation de l’entreprise dans l’échec de Personas ? Nous pensons que cela est dû à l’insistance des auteurs à traiter la réorganisation comme un « facteur socio-politique ». Expliquons-nous : un facteur est une notion de statistique. C’est utile lorsque l’on connaît un état A et un état B et que l’on ne peut pasobserver directement le mécanisme qui fait passer de A à B. On joue alors sur la répétition du phénomène pour identifier les facteurs qui sont statistiquement corrélés au passage de A à B. Cette stratégie, cependant, est contre-productive lorsque l’on peutobserver le mécanisme qui fait passer de A à B. Elle conduit en effet à traiter comme des blocs homogènes des assemblages hétérogènes et empêche ainsi de voir les points de contact par lesquels ces différents assemblages sont liés les uns aux autres. C’est exactement ce qui se produit ici : les auteurs construisent d’abord un

65 bloc A, Personas-comme-moyen-de-renforcer-l’influence-de-l’équipe-ID, puis un bloc B, les-spécifications-technologiques-et-marketing-comme-cause-de-l’échec-de-Personas, et introduisent enfin le « facteur socio-politique », la-réorganisation-de-l’entreprise-comme-cause-du-regain-d’influence-de-l’équipe-ID. Ces trois blocs étant parfaitement compacts et lisses, il n’est plus possible de voir comment ils peuvent être reliés les uns aux autres. Paradoxalement donc, ce que les auteurs cherchent à faire apparaître – l’influence des « facteurs socio-politiques » – est précisément ce qui les empêche de montrer clairement comment les choses influent les unes sur les autres.

Les auteurs des articles discutés ci-dessus ont en commun d’observer qu’il manque quelque chose dans la littérature de la CP19. Ce quelque chose, pour Beck, ce sont « les relations de domination » ; pour Rönkkö et al., ce sont « les facteurs socio-politiques ». Le problème c’est qu’en se focalisant sur ces questions, ces auteurs rejettent dans l’ombre une grande partie de ce qui se passe sur le terrain. « Les relations de domination » conduisent Beck à se désintéresser de la notion de participation, et donc, des relations de pouvoir qui s’exercent à travers sa définition ; les « facteurs socio-politiques », conduisent Rönkkö et al. à traiter leur terrain sous forme de blocs homogènes, les empêchant de montrer comment certains évènements sont liés les uns aux les autres. Ces questions, en somme, tendent à homogénéiser artificiellement ce qui se passe sur le terrain. Elles empêchent de suivre comment les acteurs s’efforcent de lier les éléments hétérogènes du terrain. Les articles consacrés à ces questions apparaissent en cela comme les négatifs des articles consacrés aux techniques : les premiers montrent les couleurs que les seconds ne montrent pas, mais les uns comme les autres laissent

19 Une phrase de Rönkkö et. al (2008) résume bien ce sentiment : « Nous devons compléter nos recherches sur les méthodes [de CP] par des approches capables de s’ouvrir précisément à ce qui est caché lorsque l’on se concentre sur les méthodes » (Notre traduction, Op. cit., p.78).

66 une grande partie du terrain hors du cadre. On n’en sait donc pas plus sur les critères permettant de juger de la réussite d’un projet de CP.