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Des techniques, mais quels critères d’évaluation ?

Depuis la fin des années 80, la plupart des efforts en matière de Conception Participative11 (CP) semblent s’être portés sur le développement et l’amélioration de techniques de CP (Kensing et al. 1998, Muller 2002). Sans chercher ici à être exhaustif, on peut mentionner notamment :

les « future workshops » (Kensing et Madsen, 1991). Il s’agit d’ateliers visant à faire émerger des idées pour changer une situation jugée problématique. Les participants

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50 élaborent d’abord une liste des aspects négatifs de la situation présente, puis une liste des caractéristiques de ce que serait la situation idéale. Ils élaborent enfin un plan pour transformer la situation présente. Tout au long des ateliers, l’animateur invite les participants à user de métaphores pour décrire les situations.

Le prototypage coopératif (Bødker et Gronbaek, 1991). Il s’agit de séances de travail

au cours desquelles les concepteurs et les futurs utilisateurs d’un outil expérimentent ensemble une version non aboutie de l’outil. L’idée est de tester l’outil le plus tôt possible dans des conditions réelles d’utilisation de façon à pouvoir identifier rapidement ses limites et être en mesure d’apporter les corrections nécessaires. Le travail s’organise de façon à faire alterner rapidement des phases de tests et des phases de modifications de l’outil.

Le maquettage coopératif (Ehn et Kyng 1991, Brandt 2006). Il s’agit de séances de

travail comparables à celles du prototypage coopératif. La différence est que les participants travaillent autour d’une version encore très éloignée du "véritable" outil (par ex. une boîte en carton figurant les fonctionnalités d’une future imprimante). L’avantage de cette technique par rapport au prototypage est notamment qu’elle permet à tous les participants de mettre « la main à la pâte », libérant ainsi leur créativité.

Les scénarios d’usage (Carroll et Rosson 2002). Il s’agit d’utiliser des personnages

fictifs pour décrire aussi concrètement que possible les futurs usages d’un outil. L’idée est de construire un scénario à chaque étape de la conception de façon à explorer les avantages et les inconvénients de chacune des options envisagées. Le premier scénario sert ainsi à analyser la situation présente, il est ensuite repris et transformé pour explorer les concepts alternatifs, les technologies disponibles, le type d’interface

51 approprié etc.

Les jeux de conception (Brandt et Messeter 2004, Ehn et Sjögren 1991). Il s’agit de

jeux permettant d’explorer collectivement les divers éléments d’une situation de conception. Ces jeux combinent des éléments provenant du terrain (ex. vidéos, photographies, listes des outils disponibles etc.) avec des éléments de l’univers du jeu (ex. cartes à distribuer, plateau de jeu, Lego etc.). Les joueurs peuvent ainsi se saisir à tour de rôle des éléments du jeu pour élaborer différentes visions de la situation présente et de la façon dont elle pourrait être transformée.

L’ethnographie (Hughes et al. 1994, Harper 2000). Il s’agit d’observer une activité là

où elle a lieu et d’en décrire le déroulement aussi précisément que possible. L’objectif est de parvenir ainsi à rendre compte dans toute son épaisseur de l’expérience particulière de ceux qui font cette activité. L’ethnographie étant réalisée, il s’agit ensuite de l’utiliser pour susciter des idées de conception et anticiper leurs conséquences sur le terrain.

Toutes ces techniques ont en commun qu’elles visent la création d’espaces hybrides (Muller 2002), c’est-à-dire d’espaces re-combinant entre eux des éléments provenant d’univers différents. Chacune de ces techniques implique en effet le déplacement d’éléments d’un monde vers un autre : les métaphores des « future workshops » produisent un déplacement des "langages métiers" des divers participants, le prototypage et le maquettage coopératif transportent le prototype du monde de l’informaticien dans celui de l’utilisateur, le scénario d’usage déplace dans l’univers de la fiction la description technique des besoins et des fonctions, et l’ethnographie permet littéralement de transporter le monde des futurs utilisateurs dans celui des concepteurs. Cette hybridation est ce qui permet d’ouvrir le travail de conception aux non-spécialistes ; elle est ce qui le rend participatif.

52 Soit, mais quels sont les critères permettant de mesurer le succès de ces techniques ? Comment sait-on si le travail de conception a été suffisamment ouvert aux non-spécialistes ? Sur ce point, vraisemblablement, les avis divergent. Pour certains (Bødker K. et al., 2004), un projet de CP est réussi lorsque des représentants des différents « groupes impactés » ont participé au travail de conception et qu’ils sont parvenus à un prototype satisfaisant l’ensemble des participants. Pour d’autres (Beck 2002), un projet de CP est réussi lorsqu’il a permis à des « groupes dominés » de décider par eux-mêmes des outils dont ils ont besoin. Il ne nous appartient pas de trancher entre ces deux critères. On notera simplement que l’application de l’un comme de l’autre pose problème. Comment s’assurer, d’abord, que l’ensemble des « groupes impactés » a bien été représenté ? Que faire notamment des groupes informels, mal définis ou en cours d’émergence, bref, de tous les groupes dont la représentation pose problème ? Comment faire, ensuite, dans les situations où l’identification des « groupes dominants » et des « groupes dominés » est ambivalente ou impossible ? Avec quel groupe convient-il alors de s’allier ? Il semble, en somme, que la Conception Participative manque de critères lui permettant d’évaluer précisément ses projets.

Nous proposons ici de mettre en évidence les causes de ce manque et les moyens d’y remédier. Nous montrerons d’abord que le manque de critères d’évaluation vient de ce qu’il existe très peu de travaux décrivant comment les projets de CP se construisent sur le terrain. Nous verrons ainsi que la plupart des articles consacrés aux techniques de CP ne rendent compte que très partiellement des épreuves de terrain dans lesquelles les techniques se définissent et se redéfinissent. Nous verrons également que les travaux dénonçant les insuffisances des articles consacrés aux techniques imposent généralement des cadres d’analyse qui empêchent de suivre comment les projets se construisent sur le terrain. Nous montrerons ensuite que l’identification de critères d’évaluation précis passe par la description des dispositifs participatifs en train de se faire. Nous verrons alors comment la description pas

53 à pas d’un projet réalisé au sein d’un cabinet d’avocats permet de faire apparaître un nouveau critère : la constitution des groupes émergents en force d’action. Nous ferons enfin un détour par la Sociologie des Sciences et des Techniques pour montrer comment la description des stratégies développées par certains profanes pour collaborer avec des scientifiques permet de dégager des critères permettant d’évaluer précisément les dispositifs visant à organiser ces collaborations.