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2.1 L’acteur-réseau comme méthode…

2.1.6 Ecrire des comptes rendus remplis d’objecteurs

Le cinquième principe concerne la qualité des textes qu’écrivent les praticiens des sciences sociales. La question que soulève la théorie de l’acteur-réseau est celle-ci : comment faut-il s’y prendre pour montrer comment l’on passe de l’explanans (ce qui explique) à l’explanadum (ce qu’il faut expliquer) ? Comment faire pour que les textes que l’on écrit à propos des acteurs puissent être reliés à ce que les acteurs font eux-mêmes ? Comment faire, en somme, pour produire des comptes rendus objectifs ? La réponse de Latour est qu’il faut écrire des textes dans lesquels les acteurs – qu’ils soient humains ou non-humains – objectent à ce qu’on essaie de leur faire dire ou de leur faire faire ; dans lesquels on puisse lire le coût qu’il a fallu payer pour associer les acteurs sous une certaine forme. La solution, autrement dit, consiste à s’efforcer de traiter tous les acteurs comme des médiateurs – y compris les éléments produits par l’analyste lui-même, ses questionnaires, ses entretiens, ses comptes rendus. La quantité d’acteurs que l’enquêteur parvient à traiter en médiateurs est ainsi le principal critère permettant de distinguer un bon compte rendu d’un mauvais compte rendu :

Je dirais qu’un bon compte-rendu est un compte-rendu qui trace un réseau. J’entends par là une chaîne d’actions où chaque participant est traité à tous égards comme un médiateur. Pour le dire très simplement : un bon compte rendu, dans notre optique, est un récit, une description ou une proposition dans lesquels tous les acteurs font quelque chose au lieu, si j’ose dire, de rester assis à ne rien faire, de transporter des effets sans les transformer. Chaque maillon du texte peut devenir une bifurcation, un événement, ou l’origine d’une nouvelle traduction. Dès

7 Cooren (2006, 2010a et b) à travers la notion astucieuse de « ventriloquie » propose de renouveler les analyses interactionnelles de façon à rendre compte de la façon dont les acteurs humains à la fois sont agis et font agir les non-humains lorsqu’ils parlent.

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que les acteurs sont traités non plus comme des intermédiaires mais comme des médiateurs, ils rendent le mouvement du social visible aux yeux du lecteur (…). Dans notre version des sciences sociales un texte est donc un test, ou plutôt le test crucial, qui porte a) sur le nombre

d’acteurs que l’auteur est capable de traiter en médiateurs, et b) sur la distance le long de laquelle il parvient à mener le social rendu de nouveau visible aux yeux des lecteurs. (…) Ainsi le réseau ne désigne pas une chose qui se trouverait là et qui aurait vaguement la forme d’un ensemble de points interconnectés, comme le « réseau » téléphonique, le « réseau » autoroutier ou le « réseau » des égouts. Ce n’est rien d’autre qu’un indicateur de la qualité d’un texte rédigé au sortir d’une enquête sur un sujet donné. Un réseau qualifie le degré d’objectivité d’un récit, c’est-à-dire la capacité de chaque acteur à faire faire des choses inattendues aux autres acteurs. Un bon texte met au jour des réseaux d’acteurs lorsqu’il permet à celui qui l’écrit de tracer un ensemble de relations définies comme autant de traductions A l’inverse, comment définir un mauvais compte rendu textuel ? Dans un mauvais texte, seule une poignée d’acteurs seront désignés comme les causes de tous les autres, lesquels n’auront d’autre fonction que de servir d’arrière-plan ou de relais pour des séries causales. Ils auront beau gesticuler pour faire office de personnages, ils n’auront aucun rôle dans le scénario, puisqu’ils n’agiront pas (souvenons-nous que si un acteur n’introduit aucune différence, ce n’est pas un acteur) (…) Ainsi est sûrement mauvais un compte rendu qui n’a pas été produit d’une manière originale, ajustée à ce cas et à lui seul, rendant compte à des lecteurs particuliers de l’existence d’informateurs particuliers. Il est standard, anonyme, général ; il ne s’y passe rien ; on n’y trouve que des clichés reprenant ce qui a déjà été assemblé sous la forme passée du social. (op. cit. p.189-190)

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2.2 …à ne pas confondre avec l’acteur-réseau comme « modèle »

La lecture que nous faisons ici de la théorie de l’acteur-réseau s’efforce de coller au plus près de la présentation qu’en fait Latour dans son livre de 2007. Elle n’est néanmoins pas la seule possible. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la théorie de l’acteur-réseau a été élaborée, critiquée, défendue, précisée, abandonnée, reprise et transformée au cours d’une longue série de textes donnant prise à différentes formes de lecture. Certaines de ces lectures sont contradictoires les unes avec les autres et produisent des textes dont les effets sont diamétralement opposés. Un lieu de clivage important se situe dans la lecture qui est faite de la notion de « réseau ». Pour Latour (2007) le « réseau n’est rien d’autre qu’un indicateur de la qualité d’un texte rédigé au sortir d’une enquête sur un sujet donné. Un réseau qualifie le degré d’objectivité d’un récit, c’est-à-dire la capacité de chaque acteur à faire faire des choses inattendues aux autres acteurs » (op. cit., p.190). La métaphore du réseau n’a donc pas pour but de re-présenter le monde, mais d’être un outil pour essayer de suivre comment le monde se présente lui-même.

Il s’agit d’un outil qui aide à décrire quelque chose, et non ce qui est décrit. Pour emprunter à l’histoire de l’art une comparaison, le réseau entretient avec le sujet traité la même relation que le quadrillage de la perspective entretient avec un tableau figuratif : les lignes que le peintre esquisse en premier vont en effet lui permettre de projeter ensuite un objet tridimensionnel sur la toile ; mais elles ne sont pas ce qu’il faut peindre, seulement ce qui a permis au peintre, avant qu’il les efface ou les recouvre, de donner l’impression de profondeur en trois dimensions sur une surface en deux dimensions. (op.cit., p.191).

Cependant, tous les textes écrits par les auteurs de l’ANT ne sont aussi clairs sur ce point. On peut penser par exemple à celui de Law et Callon (1992)8 dans lequel la frontière entre ce qui

36 aide à décrire et ce qui est décrit est loin d’être aussi nette (voir plus bas). Ils donnent ainsi prise à des lectures de l’ANT dans lesquelles le réseau cesse d’être le quadrillage qui aide à peindre quelque chose pour devenir le modèle qu’il faut peindre. Il importe alors de souligner que les textes écrits à partir d’une telle lecture de l’ANT produisent des effets très différents de ceux recherchés par les auteurs de l’ANT : les divers acteurs cessent de produire des formes originales, et se mettent tous à reproduire la forme préétablie d’un réseau. Ils cessent d’être des médiateurs pour devenir – sans qu’on ait jamais montré comment – de simple intermédiaires. L’effet de profondeur disparait ; le compte rendu est pauvre ; aucune nouvelle ressource pour l’action n’est produite. C’est ce que nous voudrions montrer maintenant.