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Extension de l’interactionnisme à la communication interculturelle

Chapitre 2 : Le regard interactionniste

II. Extension de l’interactionnisme à la communication interculturelle

interculturelle. Une question nous est posée : pourrait-on disposer, avec l‟approche interactionniste, d‟un outil de recherche efficace ?

II.1. Diversité des formes culturelles pour entrer en interaction

Lors d‟une première rencontre ou d‟une prise de contact, le Vietnamien a l‟habitude de demander l‟âge, la profession, la situation familiale, le nombre d‟enfants et même le salaire de son interlocuteur. Le Français, par contre n‟est pas à l‟aise avec ces questions. Il arrive qu‟il n‟y réponde pas ou qu‟il soit surpris, même mal à l‟aise. Essayons d‟observer l‟exemple suivant :

« V : Vous vous appelez comment ?

F : Je suis Jacques et vous ?

V : Je m‟appelle Nam. je suis marié, deux enfants. Vous êtes marié aussi ?

F : Non, je suis célibataire.

V : Ah bon ! À votre âge, vous êtes encore célibataire. Vous êtes donc très occupé et vous

avez un bon salaire ? Combien gagnez-vous chaque mois ?

F : (reste en silence) » (V: Vietnamien ; F: Français)

Le Français ne veut pas répondre à la dernière question de son interlocuteur et il reste silencieux, puisque parler à un inconnu de sa situation financière est un tabou en France. Or les tabous varient selon les cultures.

Par ailleurs, Erving Goffman a sur la rationalité un avis proche de celui d‟Alfred Shütz : « Quant à la façon de s‟engager dans une conversation, c‟est toujours par rapport aux critères de son propre groupe social que l‟on ressent une inconvenance dans la conduite d‟autrui. » (Goffman E, 1974 : 110)

Nous comprenons ici qu‟une raison de s‟engager dans une interaction est lorsque l‟action paraît raisonnable, raison qui est fonction des critères de son groupe social. L‟interactionnisme a complètement raison quand il propose des lignes de conduite différentes selon les cultures d‟origine. En ce qui le concerne, nous empruntons cette idée :

« Les personnes qui ont été élevées dans le même système culturel parlent plus ou moins la même langue et possèdent plus ou moins les mêmes valeurs » (Bateson G. ; Ruesch J., 1988 : 63)

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en vue de clarifier les mêmes lignes de conduite chez les personnes d‟un même groupe, d‟une même communauté.

Par contre, E. Goffman propose que :

« S‟engager spontanément, lorsqu‟il s‟agit d‟un devoir envers soi-même ou envers autrui, est une tâche délicate, comme nous l‟ont appris les corvées et les travaux dangereux. » (Goffman E, 1974 : 103)

en précisant que :

« Les actes doivent tomber en accord avec les obligations, mais, en un sens, on ne peut pas agir afin de satisfaire à celles-ci, car un tel effort exigerait que l‟on détournât son attention de la conversation pour la porter sur le problème de s‟y engager spontanément » (Goffman E, 1974 : 103)

L‟engagement spontané à la communication biculturelle nous pose non seulement le problème de réaction, mais aussi celui de rituels d‟interaction déterminés par chaque culture.

Or, en communication interculturelle, on doit prendre en compte l‟élément interculturel, car la rationalité de l‟action de l‟un est différente de celle de l‟autre. Nous pensons alors au cas où le Français réagit face à un compliment de l‟autre, par exemple,

- C‟est beau tes yeux -Tu trouves !

Ou bien :

- Votre voix est superbe. -Merci, c‟est gentil.

En pareil, le Vietnamien dira plutôt quelque chose comme : « Oh non, mes yeux sont laids !», «Oh, non, je chante mal » ou bien « Ma voix est faible »… Il opposa un démenti à tout compliment, car ainsi l‟exigent les règles culturelles de son pays.

Bref, la réponse, l‟action et la représentation du sujet impliquent encore son éthique culturelle. La « rationalité » d‟une action ne peut s‟apprécier qu‟à la lumière d‟une éthique

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différente. Il arrive donc qu‟un jugement se révèle inexact seulement parce qu‟il est évalué par une autre éthique culturelle.

II.2. L’ incompréhension due aux réalisations différentes

Comme nous l‟avons précédemment relevé, la réalisation des rites d‟interaction de deux sujets culturels différents, est différente. Nous pouvons voir d‟abord le rite le plus simple tel que les salutations se réalisent par une bise chez les Français et un sourire chez les Vietnamiens. Nous avons vu que la réception d‟un cadeau se déroule différemment là encore.

De même, le Français donne directement son opinion tandis que le Vietnamien évite de le faire ou s‟arrange pour la donner directement ou d‟une manière voilée.

Le Français peut dire ouvertement son refus, parce qu‟il le trouve normal. Par contre, le Vietnamien ne peut pas le faire, car selon lui, le refus appartient à des choses négatives.

Dans la vie quotidienne, le Français dit à toutes les personnes à table « Bon appétit !» tandis que le Vietnamien dit à toutes, à l‟une après à l‟autre « Je vous invite à manger ». Nous pensons qu‟ici représente le respect de l‟individualisme chez le premier et celui du collectivisme chez l‟autre.

II.3. Éléments interculturels en interaction verbale

L‟interaction des sujets, qui est au cœur de notre sujet, nous l‟imaginons comme un jeu dont les interactants sont les joueurs. Dans le cas de l‟entretien d‟embauche que nous étudions, le sujet vietnamien doit entrer dans une interaction exolingue lorsque son interlocuteur français utilise la langue maternelle. La disparité de langue cause un certain blocage pour le sujet vietnamien, même chez les bons éléments qui maîtrisent bien le français, même si nous pouvons supposer que ce blocage n‟est pas considérable pour un public vietnamien qui a un niveau élevé de langue. Au cours de l‟interaction verbale, nous pouvons constater une suite d‟échanges rituels entre les acteurs, une série de séquences comme le dit Goffman:

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« Pendant une conversation, l‟interaction procède par poussées successives, par une suite d‟échanges qui sont autant d‟unités rituelles relativement fermées qui morcellent le flux d‟information et d‟activité. » (Goffman E., 1974 : 35)

Chez un Vietnamien, le rite d‟évitement se manifeste par un silence lorsqu‟il n‟a pas de réponse ou qu‟il hésite à répondre. Le Français, dans un cas similaire, n‟hésitera pas à dire « Je ne sais pas », « Je ne suis pas au courant » au lieu de rester silencieux. Le silence, a, pour lui, une autre signification, peut-être négative. Soit l‟exemple suivant :

« 26.P. de quoi ça parle le sujet ? qu‟est-ce que c‟est le sujet ? (silence ) // Vu

?

27.E. (Vu). non.

28.P. de quoi ça fait, d‟après vous. thank you:: ( rires ). vas-y, vas-y.

29.E 1’. il parle d‟une pub, ils sont des boissons

30.P. quelles boissons ?

31.E1’. nescafé.

32.P. c‟est quoi nescafé ?

( rires) » (Nguyen Minh Nguyet, 2005, Annexes : 6)

Dans ce passage, nous remarquons que le rite a une signification complexe, et variable selon les cultures. On peut rire car la parole d‟une parole drôle ou pour se moquer de quelqu‟un. Mais en Asie, il est fréquent de rire dans une situation embarrassante ou ennuyeuse, ou encore pour cacher sa gêne. En pareil cas, le Français ne comprendra pas pourquoi son interlocuteur vietnamien rit, et peut même être vexé. D‟où sont des incompréhensions chez le Français.

Les significations du rire chez le Vietnamien sont aussi multiples. Un sourire peut en fait remplacer un « bonjour » à la rencontre de quelqu‟un, il peut exprimer la joie, la sympathie, l‟encouragement, la réconciliation ainsi que l‟hésitation, l‟évitement ou la peur du sujet. Il exprime la satisfaction, la plaisanterie, l‟encouragement et aussi le désaccord, la moquerie, la critique, le mépris. Il existe aussi des rires suivis d‟une parole qui ne signifient que diplomatie ou gentillesse.

On dit souvent que le Vietnamien fait peu de gestes en communiquant et que les traits sur son visage ne sont peu expressifs quand la personne n‟est pas en proie à une forte émotion. Le Français, par contre, communique avec force, gestes et les traits sur son visage très expressifs. Donc, la première difficulté entre le Français et le Vietnamien est de deviner

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l‟émotion réelle. Le Vietnamien, pour sa part, sera gêné parfois par les gestes, et les expressions du Français qui lui paraissent exagérés et spectaculaires, ou s‟amusera de ce qu‟il jugera comique, peu sérieux, surtout chez un professeur ou un chef. Et le Français, par contre ne comprend pas, parfois, pourquoi un enfant vietnamien gardera un visage fermé.

II.4. Divergence dans l’interprétation des acteurs

L‟interprétation de l‟acteur est construite par les connaissances langagières, encyclopédiques, socioculturelles, professionnelles des sujets. Elle est exprimée par la façon de s‟engager dans l‟interaction, celle de maintenir les échanges langagiers, de réaliser des échanges réparateurs ou de se détacher si nécessaire.

Dans des cours de français auxquels nous avions l‟occasion d‟assister, les étudiants vietnamiens avaient l‟habitude d‟utiliser une phrase à l‟emporte-pièce en début de conversation, dont voici quelques exemples:

Ev5 : je suis pour l‟union libre/heu parce que d‟abord…”

Ev5 : je pense/l‟amour/n‟est pas éternel… ”

“Ev9 : je suis contre l‟union libre/ parce que pour l‟humanité…”

(Ev : étudiant vietnamien) (Nguyen Minh Nguyet, 2005, Annexes : 51)

Par contre, la production orale de l‟animateur français natif est normalement concrète, descriptive, comme on peut le voir ci-dessous:

Av3. comme ça ?

Pf. non plus/…le livre de poche/ il est peut-être comme ça/ d‟accord ? il est

plus grand/ il est plus grand/ que le carnet. mais/il s‟appelle livre de poche car il est plus petit que les/ autres grands livres// donc, le livre de poche c‟est un livre, un roman, une histoire, hein ? on écrit pas dessus c‟est pour lire/ pour lire/ pas pour écrire dessus. alors aujourd‟hui/ en france, en france/ un livre de poche,

c‟est 5 euros/ 5 euros maximum. qu‟est-ce que vous pensez ?” (Av : Apprenant

vietnamien ; Pf : Professeur français) (Nguyen Minh Nguyet, 2005, Annexes :

36)

L‟expression du Français est généralement analytique, détaillée et contient toujours des choses concrètes sur le sujet abordé:

“Pf : une petite amourette/ une amourette// on XXXX amour/ ça veut dire un petit amour, hein/ ça veut dire une une liaison amoureuse/ qui est courte/ courte de durée, une amourette par exemple de /d‟une semaine/d‟un mois. d‟accord ? donc, là c‟est pas l‟union libre/ c‟est pas amourette pour ça l‟amant choisit une

semaine un mois, d‟accord ? vous avez des arguments déjà ? oui?” (Pf =

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C‟est que le Vietnamien a l‟habitude de ne pas donner directement son avis. Il s‟efforce de l‟attribuer à un groupe, ou à quelqu‟un d‟autre, par peur de perdre sa face si cet avis n‟est pas bon ou s‟il vexe l‟autre. Le Français est en général beaucoup plus direct comme

l‟illustre l‟expression subjectivede cette jeune animatrice française:

“ Pf : mais, c‟est comme le mariage/ c‟est peut-être/ c‟est différent si au vietnam, je connais pas. en france/ moi je loue un appartement avec mon petit ami/ on partage le loyer chacun/ et voilà, on dort ensemble, on mange ensemble, on vit ensemble, XXXXXXXXXX, oui. c‟est pas possible au vietnam ? non,

hein. mais en fait, vos parents qui disent/ qu‟ils ne sont pas d‟accord. oui.” (Pf =

professeur français) (Nguyen M. N., 2005, Annexes : 60)

Dans ce cas, cette française a pu dire toute la vérité et raconter son histoire l‟union libre est accepté en France.

Tout acteur certain d‟avoir une tenue correcte dans sa communauté agira avec naturel. Sinon, il n‟est pas motivé ou il n‟en a pas envie, surtout quand il s‟agit d‟éthique comme dans le cas ci-dessous :

Pf. d‟accord. c‟est bien/ c‟est intéressant ? qu‟est-ce que vous pensez, les

autres ?

Ev8. mais/ je pense que c‟est un problème éthique”

Ev9. dans notre pays, c‟est une / un problème éthique”

(Pf = professeur français, Ev = étudiant vietnamien) (Nguyen Minh Nguyet, 2005, Annexes : 51, 52)

Les deux personnes peuvent ne pas bien s‟entendre, l‟un n‟est peut-être pas sûr de ce que l‟autre a dit. Il arrive que l‟un puisse faire un choc pour l‟autre par les termes qui sont les tabous dans la culture du dernier.

II.5. Problèmes interculturels issus des remaniements du moi/soi

C‟est le stade lié à des modifications du moi des acteurs, au cours de l‟interaction. Les modifications du moi peuvent provoquer des malentendus, des blocages ou des incompréhensions mutuelles. Le Vietnamien prenant des précautions ou ayant tendance à se défendre dès qu‟il agit, bloque inconsciemment son interlocuteur français. Par exemple, quand il ne comprend pas la question, il ne dit pas qu‟il ne la comprend pas, il garde le silence et cherche à orienter sa réponse dans une autre direction, il évite de résoudre ou fournit une autre réponse qui ne correspond pas à la question. Ce comportement peut créer

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une incompréhension chez l‟acteur français qui ne voit pas pour quelle raison, son interlocuteur vietnamien ne dit pas : « Je ne comprends pas la question ». Pour le sujet vietnamien, avouer qu‟il ne comprend pas la question peut révéler ses ignorances, et lui fait craindre d‟être déconsidéré. Par le perfectionnisme, il veut souvent donner de lui une image parfaite.

C‟est généralement une mesure de prudence de reproduire des comportements déjà éprouvés. Le Vietnamien reproduira une expérience accomplie avec succès dans le passé, en contexte endolingue. Il étend donc les règles, les structures communicationnelles, les modèles de culture de sa communauté à la communication interculturelle. Obsédé normalement par « les règles d‟or » de prudence, de face et d‟autres, le Vietnamien a l‟air réservé, même timide, tandis que le Français a l‟air beaucoup moins réservé que son interlocuteur par sa façon d‟expression concrète, descriptive.

Pourtant, nous ne pouvons pas ne pas aborder la capacité d‟expression des acteurs. À ce propos, Erving Goffman a partagé :

« La capacité d‟expression d‟un acteur (et par conséquent son aptitude à donner des impressions) s‟exprime sous deux formes radicalement différentes d‟activité symbolique : l‟expression explicite et l‟expression indirecte. La première comprend les symboles verbaux ou leurs substituts, qu‟une personne utilise conformément à l‟usage de la langue et uniquement pour transmettre l‟information qu‟elle-même et ses interlocuteurs sont censés attacher à ces symboles. Il s‟agit de la communication au sens traditionnel et étroit du terme. La seconde comprend un large éventail d‟actions que les interlocuteurs peuvent considérer comme des signes symptomatiques lorsqu‟il est probable que l‟acteur a agi pour des raisons différentes de celles dont il a fait explicitement mention » (Goffman E., 1973 : 12)

Ayant normalement la première capacité, dans le cas de la réparation, le Français peut facilement relancer : « Excusez-moi », « Je vous en prie », « Pardonnez-moi »…Le Vietnamien, en revanche ayant la seconde capacité, recourent plutôt à un sourire, à un regard ou à un geste de rapprochement pour les actions de la vie courante.

Quand les acteurs n‟ont plus de choses à partager ou quand l‟interaction penche vers un incident ou un autre noyau d‟attention, ils cherchent à se détacher. « Mais, puisqu‟un tel engagement est obligatoire, le détachement sous toutes ses formes constitue une sorte de

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méfait que l‟on pourrait appeler « mésengagement » (Erving Goffman, 1974 :104). La notion de mésengagement est différemment perçue et manifestée par les sujets culturels. Cependant E. Goffman distingue ces quatre formes du détachement suivantes :

- Les préoccupations extérieures lors du détour de l‟individu du foyer d‟attention prescrit à un objet tout à fait étranger à l‟interaction.

- Le repli sur soi représenté par les émois de l‟individu

- Le repli sur l‟interaction « vécu sous la forme d‟un « silence pénible » (Goffman E., 1974 : 107)

- Le repli sur autrui régi par un autre participant qui devient un objet d‟attention, lors de la distraction de l‟individu au cours de l‟interaction.

Nous pouvons nommer les formes du détachement les circonstances motrices exigeant les réactions de remaniement du moi/soi de l‟acteur. Celui-ci varie d‟une culture à une autre comme les centres d‟intérêt des acteurs sont différents ; chaque sujet culturel a ses propres émois ; de propres raisons du silence et de la distraction.

Donc, il arrive que le Français soit étonné par la manière de mésengagement de son partenaire vietnamien ou à l‟inverse. Ils ne savent pas si c‟est une mauvaise compréhension, un tabou, une vexation ou d‟autres.

III. Évaluation critique de l’interactionnisme goffmanien appliqué à la