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La palette de situations qui exigent une méthode multilatérale et supranationale de droit comparé est vaste : elle s’étend à des situations qui soulèvent des questions fondamentales de droit privé jusqu’aux grands conflits armés de notre époque. Examinons d’abord trois exemples pratiques qui exigent une approche multilatérale de droit comparé dans une perspective supranationale. Ensuite, il sera possible de réfléchir aux conséquences que ce changement de perspective pourrait avoir pour l’enseignement du droit comparé.

1. Dans le premier exemple, une fille de 6 ans est admise à l’hôpital. Les médecins, par négligence, tardent à pratiquer les examens nécessaires. Quand ces examens sont finalement effectués, une tumeur au cerveau est diagnostiquée. La fille est opérée, mais souffre de lésions irréversibles. Elle demande des dommages et intérêts aux médecins. La question se pose de savoir si la faute des médecins a été la cause des lésions irréversibles.

Ce cas a été porté devant les tribunaux en Australie. Selon le droit australien, il était exigé que la fille établisse qu’il était « more probable than not » que le dommage aurait pu être évité sans la négligence des médecins. La fillette n’a pas pu satisfaire ce test. La faute des médecins l’a pourtant privée d’une chance d’éviter certaines lésions. Ce cas a soulevé, pour la première fois en droit australien, la question de savoir s’il était possible de demander des dommages-intérêts pour la « perte de chance » ou « loss of a chance »21. Lors de cette procédure devant la High Court of Australia, les juges ont demandé aux avocats de présenter les solutions au problème trouvées dans d’autres ordres juridiques, notamment aux Etats-Unis, en Angleterre, au Canada et dans les juridictions sur le continent européen.

Dans ce premier exemple, la comparaison était employée dans un but classique qui est de trouver de l’inspiration pour répondre à une question soulevée dans le cadre d’un droit national. Pourtant, pour effectuer la recherche exigée par la Cour, les avocats et les experts de droit comparé ont dû analyser et comparer non pas deux ou trois, mais un grand nombre d’ordres juridiques sur le plan mondial. Pour pouvoir gérer une telle multitude d’informations et de solutions dans la plus grande objectivité possible, il fallait maîtriser une méthode multilatérale et adopter, lors de la comparaison, une vision supranationale de droit comparé22.

21 Tabet v Gett [2010] High Court of Australia 12 (21 avril 2010), disponible sous http://www.austlii.edu.au/au/cases/cth/HCA/2010/12.html (dernière consultation : 18 avril 2012).

22 Pour des études comparatives en cette matière, voir, avec de nombreuses références, KADNER GRAZIANO THOMAS, « "Alles oder nichts" oder anteilige Haftung bei Verursachungszweifeln – Zur Haftung für "perte d'une chance" und eine Alternative. Urteile des schweizerischen Bundesgerichts vom 13.6.2007, des belgischen Hof van Cassatie vom 5.6.2008, des Supreme Judicial Court of Massachusetts vom 28.7.2008 und des High Court of Australia vom 21.4.2010 mit Anmerkung und

Des comparaisons multilatérales d’une telle ampleur ne sont pas limitées à la pratique des tribunaux australiens. Au Royaume-Uni, dans la jurisprudence de la House of Lords (ou, depuis 2009, de la Supreme Court), environ un quart à un tiers des arrêts rendus depuis 1995 recourent à la méthode comparative.

Tout comme dans l’arrêt de la High Court of Australia, la jurisprudence anglaise limite rarement sa comparaison à un seul ordre juridique étranger ; bien au contraire, les tribunaux cherchent de l’inspiration dans un nombre d’ordres juridiques étrangers aussi large que possible. Depuis environ 1995, la House of Lords inclut dans la comparaison non seulement des ordres juridiques appartenant à la tradition de la Common Law, mais aussi des ordres juridiques de tradition continentale. Ces recherches sont effectuées notamment dans le but de savoir s’il existe des principes communs sur le plan international qui pourraient ensuite servir de source d’inspiration lors de la solution d’un problème en droit anglais23.

2. Le deuxième exemple concerne le droit international public : un Etat occupe des terrains voisins. En violation du droit international, des colonies sont construites dans les territoires occupés et des infrastructures y sont créées.

Après plusieurs décennies, l’Etat occupant se retire des territoires occupés. La question se pose de savoir quelles sont les obligations de l’Etat occupant par rapport aux colonies et infrastructures créées.

La question s’est présentée lors du retrait d’Israël de la Bande de Gaza. Elle devait être résolue en application de la Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre de 190724 ainsi que de la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre de 194925. Selon l’article 55 de la Convention de La Haye de 1907, l’Etat occupant est considéré comme usufruitier des territoires occupés. Or, il n’existe aucune jurisprudence internationale précisant cette disposition. En revanche, les ordres juridiques nationaux qui ont servi de modèle pour l’article 55 de la Convention de La Haye de 1907 connaissent des dispositions

einem Lösungsvorschlag », Zeitschrift für Europäisches Privatrecht (ZEuP) 2011 p. 171-200 ; « Loss of a Chance in European Private Law - "All or nothing" or partial liability in cases of uncertain causation », European Review of Private Law (ERPL) 2008 p. 1009-1042 ; « La "perte d'une chance"

en droit privé européen : "tout ou rien" ou réparation partielle du dommage en cas de causalité incertaine », in : CHAPPUIS/WINIGER (éd.) : Les causes du dommage, Genève/Zurich/Bâle, 2007, p. 217-248.

23 Voir notamment LORD BINGHAM in Fairchild v Glenhaven Funeral Services Ltd. : « The law must be developed coherently, in accordance with principles so as to serve, even-handedly, the ends of justice. If, however, a decision […] offends one’s basic sense of justice, and if consideration of international sources suggests that a different and more acceptable decision would be given in most other jurisdictions, whatever their legal tradition, this must prompt anxious review of the decision in question. In a shrinking world […] there must be some virtue of uniformity of outcome whatever the diversity of approach in reaching that outcome », House of Lords, 20.06.2002 [2002] 3 All ER 305 (334).

24 En particulier les art. 42 à 56 de la Convention de la Haye.

25 En particulier la section III de la Convention de Genève.

détaillées sur l’usufruit ainsi qu’une riche jurisprudence interprétant les droits et les devoirs de l’usufruitier.

Là encore une comparaison multilatérale d’un nombre aussi important que possible d’ordres juridiques connaissant la notion d’usufruitier offrait des perspectives intéressantes dans la recherche d’une solution appropriée. Dans ce deuxième exemple concernant l’interprétation du droit international, il était dès le départ exclu de prendre un seul ordre juridique national comme point de référence pour la comparaison. Lors de l’interprétation du droit international, la perspective pour la comparaison est nécessairement multilatérale et supranationale.

3. Le troisième exemple concerne la demande de dommages-intérêts la plus importante qui ait jamais été présentée en droit jusqu’ici : en violation du droit international, un Etat a envahi un autre Etat et y a causé d’énormes dégâts. Une force internationale est intervenue et a obligé le premier Etat à se retirer des territoires occupés. Une fois la guerre terminée, l’Etat qui a été envahi ainsi que des Etats voisins ont réclamé de l’Etat occupant la réparation des préjudices subis lors de cette guerre.

Dans le cas d’espèce, il s’agissait de l’invasion du Koweït par l’Iraq lors de la guerre du Golfe de 1990-91. Le cas a été porté devant le Conseil de sécurité des Nations Unies qui a institué un organe subsidiaire, la United Nations Compensation Commission, établie en 1991 au siège européen des Nations Unies à Genève26. Selon le règlement établi pour cette procédure, l’Etat occupant était tenu d’indemniser les Etats voisins ainsi que leurs ressortissants, et ceci notamment au titre des atteintes à la santé subies par les ressortissants de ces Etats. Le règlement ne précisait cependant pas dans le détail à quelles conditions les Etats voisins pouvaient réclamer une compensation pour des dommages subis à distance par leurs ressortissants (par ex. pour les frais de traitement liés au syndrome de stress post-traumatique, PTSD).

Pour résoudre ce problème, il était nécessaire de procéder à une comparaison multilatérale et d’adopter une perspective nécessairement supranationale. Le but était de rechercher s’il existait, dans les différents systèmes de responsabilité délictuelle du monde, des principes juridiques communs quant au dédommagement pour le dommage subi à distance. De tels principes communs pouvaient ensuite servir de source d’inspiration pour guider la Commission des Nations Unies dans sa décision.

4. Il existe encore d’innombrables autres situations qui exigent une comparaison multilatérale dans une perspective supranationale : ainsi, dans l’Union européenne, lors de la préparation de chaque grand projet de législation, la Commission européenne exige des travaux préparatoires comparatifs prenant en considération les ordres juridiques des 27 Etats

26 http://www.uncc.ch (dernière consultation : 18 avril 2012).

membres de l’Union. Pour la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la comparaison multilatérale est un travail quotidien27. On pourrait citer encore les travaux de l’Institut international pour l’unification du droit privé (UNIDROIT), les travaux des différents groupes de recherches européens sur des principes communs du droit européen28 ou d’innombrables projets de législation nationale qui ont été précédés de vastes recherches comparatives multilatérales. Enfin, dans une dimension plus modeste : toute élection de droit dans un contexte international, par exemple lors de la conclusion d’un contrat international, peut créer le besoin d’une comparaison multilatérale et supranationale dans le but d’identifier le système le plus approprié pour régir le cas d’espèce.

III. Comment enseigner le droit comparé? – La proposition genevoise29

Ces exigences pratiques sur le plan national et international ont des répercussions sur le droit comparé et sur son enseignement. La question se pose de savoir comment préparer les étudiants d’aujourd’hui, qui seront les juristes et juges de demain, aux défis que présentent ces situations ainsi que l’internationalisation du droit et du travail du juriste. Comment pouvons-nous les préparer à une approche multilatérale et supranationale de droit comparé?

Une telle approche de droit comparé exige que les futurs comparatistes disposent de connaissances méthodologiques particulières (A), d’une connaissance des raisons pour les divergences entre les différents ordres juridiques (B), ainsi que de bonnes connaissances linguistiques (C).

27 En réponse à ces exigences pratiques, des recherches comparatives multilatérales, effectuées dans une perspective supranationale sont actuellement publiées en Europe, voir notamment : VON BAR CHRISTIAN,CLIVEERIC (ed.), Principles, Definitions and Model Rules of European Private Law – Draft Common Frame of Reference (DCFR), Full Edition, Munich, 2009 ; WINIGER BÉNÉDICT,KOZIOL HELMUT, KOCH BERNHARD,ZIMMERMANN REINHARD (éd.), Digest of European Tort Law, vol. 1 « Essential Cases on Natural Causation », Vienne/New York, 2007 ; WINIGER/KOZIOL/KOCH/ZIMMERMANN (ed.), Digest of European Tort Law, vol. 2 « Essentiel Cases on Damage », Berlin, 2011 ; voir aussi les nombreuses publications du European Center for Tort and Insurance Law (ECTIL), http://www.ectil.org : Publications (dernière consultation : 18 avril 2012).

28 Voir notamment les travaux des groupes ou institutions suivants : Commission pour le droit européen du contrat, Society of European Contract Law (Secola), Groupe d’étude sur un Code civil européen, Académie des privatistes européens, European Group on Tort Law, European Center for Tort and Insurance Law (ECTIL), International Working Group on European Trust Law,Commission on European Family Law, Working Group on the Approximation of the Civil Procedure Law, International Working Group of European Insolvency Law ou encore CERP (Centrum für Europäisches Privatrecht).

29 A la Faculté de droit de l’Université de Genève, le cours de droit comparé a été, est ou sera enseigné par CHRISTINE CHAPPUIS,BÉNÉDICT WINIGER,GIAN-PAOLO ROMANO et THOMAS KADNER GRAZIANO. Il est offert au niveau du Master et dans le cadre du « Certificat de droit Transnational (CDT) » qui s’adresse à des étudiants ayant suivi, avec succès, 2 ans d’études de droit au moins ; plus d’information in : www.unige.ch/droit/transnational/index.html (dernière consultation : 18 avril 2012).