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II. PARTIE EXPERIMENTALE

2.2. Etat de l’art

Comme nous l’avons souligné, le vieillissement cognitif s’accompagne fréquemment du phénomène de manque de mot (Clark-Cotton et al., 2007, Mortensen et al., 2006, Schwartz et

al., 2005) et d’un ralentissement général du traitement de l’information (Salthouse, 1996). A partir de ces observations, les chercheurs ont formulé une hypothèse selon laquelle le débit de parole diminuerait avec l’âge. Cependant, Penny et al. (1996) n’ont pas trouvé de différence significative du débit de parole entre les personnes âgées et très âgées. En revanche, de nombreuses études traitant des caractéristiques temporelles de la production de la parole dans le vieillissement normal ont montré que le nombre et la durée des disfluences augmentent avec l’âge et les auteurs interprètent cette observation comme une difficulté d’évocation lexicale ou des fonctions cognitives (Au et al.,1989, Bortfeld et al., 2001, Clark-Cotton et al., 2007, Zellner-Keller, 2007). Cependant, Hupet et al. (1992) arguent que le phénomène d’hésitation observé dans le vieillissement normal n’est pas le signe d’un accès lexical ralenti mais plutôt d’une élaboration linguistique fine, visant à la fluidité de l’échange et à l’adéquation de la situation. En effet, en comparant le discours oral de sujets jeunes et celui de sujets âgés, ces auteurs ont observé que le langage spontané des personnes âgées est particulièrement élaboré, hiérarchisé et riche en détails.

Les déficits linguistiques dans la maladie d’Alzheimer sont fréquemment mis en relief dans le domaine lexico-sémantique, alors que les aspects syntaxiques et phonético-phonologiques sont souvent considérés comme relativement bien préservés jusqu’au stade avancé de la maladie (Cohn et al., 1991, Kertesz et al., 1988, Patel et al., 1994, Romero et al., 1996).

Les études utilisant des batteries standardisées pour les patients aphasiques n’ont pas révélé de perturbations phonémiques et articulatoires chez les patients souffrant de la MA.

Appell et al. (1982) ont examiné 25 patients MA avec Western Aphasia Battery (Kertesz, 1982), une modification du Boston Diagnostic Aphasia Examination (Goodglass et al., 1972). Même si les patients MA ont produit de nombreuses circonlocutions dans la production spontanée, les phrases sont plus ou moins correctes grammaticalement et souvent complètes, aucune perturbation phonémique ou problème d’articulation n’ont été observés. Pour Constantinidis et al. (1978, cité par Appell et al., 1982), la paraphasie sémantique est fréquente dans la MA, alors que la paraphasie phonémique n’apparaît qu’à un stade relativement avancé de la maladie.

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La transposition phonémique est rare dans la production spontanée des patients MA, mais cela peut devenir apparent lors d’une situation expérimentale dans laquelle le sujet est invité à produire des combinaisons de sons inconnus, des mots dépourvus de sens (i.e. logatomes) ou des phrases longues.

Murdoch et al. (1987) ont obtenu des résultats similaires, en examinant 18 patients MA à l’aide du Neurosensory Centre Comprehensive Examination of Aphasia (Spreen et al., 1977) et du Western Aphasia Battery (Kertesz, 1982). Alors que la capacité sémantique des patients MA est déficitaire, leur performance en articulation, en phonologie et en syntaxe est comparable à celle des sujets contrôles.

Rousseaux et al. (2010) ont examiné 29 patients MA aux stades léger et modéré en utilisant

The Lille Communication Test (Rousseaux et al., 2001) qui permet de mesurer la capacité d’un sujet à participer à une communication, son aptitude à la communication verbale et non verbale. Dans la communication verbale, les problèmes majeurs que rencontrent les patients MA sont relatifs à la compréhension et à la production de mots ou de phrases, ce qui est dû au phénomène de manque de mot. La capacité pragmatique est également touchée, en particulier lorsqu’il s’agit de répondre à une question ouverte ou de produire une information nouvelle. Cependant, les auteurs soulignent qu’ils n’ont relevé aucun trouble du débit de parole, de l’articulation et du contrôle syntaxique.

Contrairement aux études précédentes, Croot et al. (2000) arguent que le déficit phonético-phonologique peut apparaître précocement dans la maladie d’Alzheimer. Ils ont examiné 10 patients MA qui présentaient initialement des troubles du langage. Les auteurs ont étudié le discours spontané (conversations enregistrées pendant la pause de l’évaluation neuropsychologique), la dénomination d’image, la répétition, la citation du jour de la semaine, des mois de l’année et de l’alphabet. Les résultats montrent que les productions de ces patients comportent de nombreuses paraphasies phonémiques, erreurs de faux départ, persévérations, ainsi qu’une parole hésitante. Les auteurs notent également que le processus articulatoire peut être occasionnellement compromis dans la maladie d’Alzheimer. Green et al.

(1996) ont également identifié un patient qui présentait initialement une aphasie primaire progressive non fluente mais finalement diagnostiqué comme atteint de la maladie d’Alzheimer après examen post mortem.

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Ce patient présentait non seulement un trouble de la mémoire à court terme, mais également des déficits syntaxiques, phonologiques et articulatoires. L’étude d’Ash et al. (2004) a également confirmé que la parole des patients MA est moins fluente que celle des sujets âgés sains, avec plus de ruptures et d’hésitations.

Concernant les variables temporelles dans le discours des patients MA, Singh et al. (2001) ont étudié des conversations produites par des patients et des sujets âgés sains. Ils ont identifié cinq variables permettant d’objectiver l’organisation temporelle de la parole :

i) le taux de parole (nombre de mots / temps de parole total) : nombre de mots par minute ;

ii) le taux de phonation (nombre de mots / temps de parole total hors temps de pause) ; iii) le temps de phonation transformé (arc sin(temps de phonation / temps de parole)) ; iv) la durée moyenne des pauses (temps de pause / nombre de pauses) ;

v) le taux de pause standardisé (nombre de mots / nombre de pauses).

Dans cette étude, la pause est considérée comme un silence de plus de 2 secondes. Les résultats montrent que le taux de pause et le taux de phonation sont significativement plus faibles, et la durée moyenne des pauses est significativement plus élevée dans le discours des patients MA que dans le discours des sujets sains. Cependant, il n’y a pas de différence entre les deux groupes de sujets quant au temps de phonation transformé et au taux de pause standardisé.

Hoffmann et al. (2010) ont obtenu des résultats similaires. Dans une étude où ils comparent des discours spontanés produits par des patients MA aux stades léger, modéré, sévère et ceux produits par des sujets âgés sains, les auteurs ont mesuré différentes variables temporelles telles que : le taux d’articulation (nombre de phonèmes / temps parole hors temps de pause) ; le rythme de parole (nombre de phonèmes par seconde pauses incluses, également défini comme le taux de parole) et le ratio d’hésitation (temps de pause / temps de parole). Ici, la pause est considérée comme un silence de plus de 300 ms. Les résultats révèlent que le taux d’articulation se différencie significativement entre le groupe de sujets contrôles et les groupes de patients MA aux stades modéré et sévère, alors qu’aucune différence entre les sujets sains et les patients MA au stade léger n’est observée. En revanche, ces derniers ont un taux d’articulation plus élevé que les groupes de patients plus sévèrement atteints. Pour ce qui concerne le taux de parole, les résultats montrent que les sujets sains produisent toujours plus de parole que les patients MA.

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Le rythme de parole est plus élevé chez les patients en phase légère que chez les patients aux stades modéré et sévère. Ces deux derniers groupes ne se différencient pas par cette mesure. Enfin, le ratio d’hésitation montre que les personnes âgées saines produisent moins d’hésitations que les patients Alzheimer, tous stades confondus.

En outre, les résultats montrent un effet du stade d’évolution de la maladie sur le ratio d’hésitation : les patients attestant un degré de sévérité de la pathologie léger se distinguant des stades modérés et sévères. Ainsi, les auteurs concluent que certaines caractéristiques physiques de la parole peuvent être un indicateur sensible d’entrée dans la maladie d’Alzheimer.

Illes (1989) a également examiné les variables temporelles des discours spontanés recueillis à partir des questions portant sur les informations autobiographiques auprès de patients MA aux stades léger et modéré. Elle a analysé le temps total de l’échantillon ; le taux de parole (nombre de mots / temps de parole pause exclue) ; la durée, la fréquence, et la localisation des pauses silencieuses (supérieures à 200 ms) ; et les pauses sonores. Contrairement aux études précédemment citées, la durée totale du discours et le nombre de mots produits hors temps pause des patients MA sont comparables à ceux des sujets contrôles, ainsi que le taux d’autocorrection et le nombre de pauses sonores. En revanche, la durée des pauses silencieuses en début de phrase est significativement plus longue chez les patients atteints de la MA.

Une étude comparative des paramètres temporaux du discours oral spontané entre des patients atteints de Troubles Cognitifs Légers (TCL), des patients MA et des sujets contrôles menée par Han et al. (2010) a obtenu des résultats similaires. L’analyse du discours oral (élicité à partir de la description d’une image et d’une conversation) a révélé qu’il n’y a pas de différence entre les différentes populations pour ce qui concerne les variables taux de parole et taux d’articulation. En revanche, les auteurs ont observé que la durée des pauses et le nombre de pauses sont significativement plus élevés dans le discours des patients MA au stade léger et modéré par rapport aux patients TCL et au sujets contrôles.

L’étude de Gayraud et al. (2011a) évalue le discours autobiographique de patients Alzheimer (aux stades léger et modéré) et de sujets âgés sains appariés en termes d’âge, de sexe et de niveau socioculturel. Les silences qui excèdent 200 ms ont été codés selon leur localisation externe ou interne par rapport à la frontière syntaxique. De plus, le nombre et la durée de pauses remplies, d’hésitations et d’allongements vocaliques ont été précisément mesurés.

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Le taux de parole est calculé en divisant le nombre de syllabes par le temps de parole total ; le taux d’articulation, en divisant le nombre de syllabes par le temps de parole hors temps de pause. Les résultats montrent un effet de population pour le nombre de pauses silencieuses, d’hésitations et d’allongements vocaliques. En revanche, les auteurs n’ont pas observé de différences quant au nombre de pauses remplies.

Le ratio d’hésitation, le rapport entre le nombre de mots et le nombre de disfluences, montre que les patients ont produit plus d’hésitations que les sujets contrôles. Bien qu’au plan de leur durée, ces variables soient régulièrement plus longues dans le discours des patients Alzheimer, il n’y a pas de différence significative au plan statistique. Contrairement aux études précédemment citées, les auteurs arguent que le nombre de pauses est un critère plus important que leur durée pour caractériser la parole des patients souffrant de la maladie d’Alzheimer.

En ce qui concerne les disfluences verbales, McNamara et al. (1992) ont étudié un discours descriptif (« Le voleur de biscuits », Boston Diagnostic Aphasia Examination, Goodglass et

al., 1972) produit par des patients souffrants de la maladie d’Alzheimer, des patients atteints de la maladie de Parkinson et des sujets âgés sains. L’absence et l’omission des éléments lexicaux, les paraphasies sémantiques et phonémiques, et les paragrammatismes sont considérés comme des erreurs de production. Afin d’étudier la capacité à repérer et à corriger les erreurs de production, le taux d’autocorrection a été mesuré. Les résultats montrent que le nombre moyen d’erreurs des patients MA est le double de celui produit par les patients atteints de la maladie de Parkinson, et ces deniers ont produit trois fois plus d’erreurs que les sujets contrôles. Seules 24 % des erreurs ont été corrigées par les patients MA, contre 72 à 92 % par les sujets contrôles.

Les études qui se sont intéressées au contexte de l’apparition des disfluences montrent que le problème d’accès au lexique semble causer des disfluences dans le cadre de la maladie d’Alzheimer. De plus, il a été démontré que certaines variables psycholinguistiques affectent l’accès au lexique. De nombreuses études ont en effet montré que le lexique de haute fréquence est plus facile d’accès et plus rapidement récupérable que les mots de fréquence lexicale basse. L’étude d’Astell et al. (1996) a démontré que le phénomène de mot sur le bout de la langue apparaît significativement moins avec les mots de haute fréquence chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

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Gayraud et al. (2011a), Gayraud et al. (2011b), Gayraud et al. (sous presse) ont également observé que les difficultés d’accès au lexique concernent davantage les mots de fréquence lexicale faible. Par ailleurs, selon Garrad et al. (2005), la réduction des ressources cognitives dans la maladie d’Alzheimer peut se manifester par l’utilisation préférentielle de mots fréquents dans la langue.

En comparant deux listes de mots – l’une composée des mots reflétant la difficulté d’accès au lexique et l’autre composée de mots ne présentant aucune difficulté de traitement et tirés des productions spontanées de nos sujets – il a été observé un effet significatif de l’âge d’acquisition37 (Gayraud et al., 2012), de la densité du voisinage phonologique38 (Gayraud et

al., sous presse) et de la complexité phonético-phonologique (Gayraud et al., 2011b).

Le nombre de mots qu’un sujet peut produire dans un temps donné est généralement considéré comme une mesure sensible de la capacité d’accès au lexique mental du sujet (Cummings, 2004). Dans la majorité des tâches lexicales standardisées, les patients Alzheimer montrent une faible performance. Ces tâches sont cependant peu adaptées pour étudier le processus dynamique d’intention et de planification. Selon Illes (1989), l’examen des paramètres temporels de la parole dans la maladie d’Alzheimer se révèle d’un intérêt particulier puisqu’il peut fournir des indices sur le processus cognitif, tels que la planification de la parole, l’organisation structurelle et peut permettre de détecter des changements et de suivre le déclin cognitif.

Cet état de l’art montre que l’analyse des phénomènes on-line de la production langagière chez les patients souffrant de la maladie d’Alzheimer constitue une piste encore peu explorée mais prometteuse (Hoffmann et al., 2010, Lee, 2012).

37 Les mots précocement acquis sont plus faciles et plus rapidement traités que les mots acquis plus tardivement.

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La densité de voisinage phonologique se définit comme le nombre de mots qui sont similaires à un mot donné par la substitution, l’addition ou la suppression d’un seul phonème (Luce & Pisoni, 1998). En production, les mots ayant une forte densité de voisinage phonologique sont plus facilement récupérables, leur dénomination est plus rapide et ils sont susceptibles d’induire moins d’erreurs que les mots ayant une faible densité de voisinage phonologique.

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