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II. PARTIE EXPERIMENTALE

1.2. Corpus : positionnement théorique

Les données orales à partir desquelles nos analyses ont été effectuées proviennent d’une série d’entretiens individuels semi-dirigés. Les participants de notre étude ont été invités à raconter librement les événements marquants de leur vie. Ainsi, notre corpus relève du discours narratif oral spontané.

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Les recherches sur la capacité langagière des patients atteints de la maladie d’Alzheimer ont souvent été conduites avec les tests linguistiques standardisés (e.g. dénomination d’image, fluence verbale, etc.), du fait de leur simplicité opérationnelle, de leur possible reproductibilité et de leur capacité de standardisation. Comme nous allons le voir, ces tests ont permis d’identifier le déclin de la capacité linguistique des patients souffrant de la MA. Cependant, comme le soulignent Chand et al., (2010), ce type de tests fournit des informations très limitées sur l’habileté langagière réelle d’un sujet. Bucks et al. (2000) et Devevey (2001) expliquent en effet que la capacité linguistique des patients MA est souvent évaluée avec des tests standardisés pour les patients aphasiques : il n’existe en effet aucun outil spécifique qui soit adapté aux patients Alzheimer. Or, les tests pour patients aphasiques peuvent être insensibles pour détecter le déclin précoce de la capacité communicative des patients MA.

En citant Sabat (1994), les auteurs arguent que le score des tests linguistiques standardisés ne reflète pas forcément le vrai niveau de la capacité communicationnelle des patients MA du fait de l’absence d’informations relatives au contexte socio-psychologique dans lequel le langage est naturellement produit.

Plusieurs intérêts de l’analyse du discours oral dans la maladie d’Alzheimer par rapport aux tests linguistiques standardisés peuvent être notés :

i) Elle permet de mesurer la capacité langagière de manière plus naturelle, elle peut ainsi offrir un outil d’évaluation plus sensible (Bucks et al., 2000).

En effet, le discours oral comporte une hétérogénéité de faits langagiers et une grande densité de phénomènes. Son analyse peut ainsi fournir des informations précieuses quant au fonctionnement cognitif global : certains phénomènes oraux tels que les énoncés inachevés ou abandonnés, les substitutions, les omissions, les ratages, les répétitions, les interjections, les pauses (pleines ou vides), les autocorrections sont autant d’indices permettant d’observer plus aisément la planification du discours et les aspects dynamiques de la conceptualisation en cours. L’analyse du discours oral apparaît donc comme particulièrement informative pour l’évaluation de la performance communicative des individus, sa richesse et sa singularité (Lee et al., 2009a).

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ii) Elle permet de dépasser la prise en compte figée d’éléments linguistiques isolés et d’appréhender les structures et le fonctionnement transphrastique d’un acte linguistique se rapprochant d’une situation de communication naturelle (Schiffrin, 1994).

iii) Elle permet d’évaluer les personnes atteintes de démence sévère, qui ne peuvent pas accomplir les tests neuropsychologiques formels (Bucks et al., 2000).

La communication correspond à tout moyen verbal ou non verbal utilisé par un individu pour échanger des idées, des connaissances, des sentiments avec un autre individu (Brin, et al., 2004). La situation de communication peut être définie, quant à elle, par l’objet de l’énoncé qui correspond aux différents types de discours (Dubois et al., 1994). Après avoir fait une revue de littératures exhaustive sur le langage des patients Alzheimer, Taler et al. (2008) ont conclu qu’une des méthodes les plus prometteuses pour étudier les changements précoces de la performance linguistique dans la maladie d’Alzheimer est l’analyse du discours narratif. C’est pourquoi nous avons retenu ici ce genre discursif.

Le discours narratif semi-dirigé présente de nombreux intérêts au plan expérimental :

i) il peut être qualifié d’écologique en ce sens que le sujet humain est anthropologiquement défini comme conteur d’histoires (Rabatel, 2009).

Sur ce point, Hupet et al. (1992), explique que le discours narratif spontané traduit l’habileté linguistique telle qu’elle se manifeste dans la vie quotidienne.

ii) il peut susciter l’intéressement des participants.

En effet, selon Schenk et al. (2004) « Le récit de vie apparaît comme un révélateur privilégié des liens entre mémoire, sentiment d’identité et communication » (p. 37). Raconter sa vie, « c’est la (re)construire, dans le présent, pour un interlocuteur (il s’agit bien en effet d’une interaction et non d’une histoire adressée à un auditeur passif). C’est tisser des liens entre des événements vécus, discontinus, pour en faire une histoire cohérente, qui a un sens pour l’autre et pour soi. Création discursive (ou parole en acte), elle donne non seulement des significations nouvelles à l’expérience du narrateur, mais la maîtrise qu’elle lui confère comme acteur de sa vie. Il s’agit là du caractère performatif du discours. Cet effet d’affirmation de soi confirme l’évidence des liens […] entre sentiment d’identité et communication » (p. 38).

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La production du discours narratif faisant appel la mise en jeu de ressources mémorielles, attentionnelles, exécutives, etc. peut paraître difficile pour les patients souffrant de la maladie d’Alzheimer. Cependant, la communication étant une compétence sur-apprise, le déficit d’autres fonctions cognitives aurait moins d’impact sur les mesures linguistiques par rapport aux tests traditionnels (Bucks et al., 2000). En outre, une tâche suffisamment complexe permettrait de mieux faire ressortir les effets de la maladie d’Alzheimer.

Nous considérons a priori que cette tâche nous permettra d’obtenir une quantité de discours suffisante pour mener à bien notre recherche, étant donné que les souvenirs anciens sont relativement bien préservés, du moins en début d’évolution, dans la maladie d’Alzheimer (Giffard et al., 2001, Irish et al., 2011, Piolino et al., 2003). Comme les patients MA sont sensibles à la valence émotionnelle et comme plus la charge affective est importante plus elle laissera des traces (Collette et al., 2008), nous avons choisi d’éliciter le discours des sujets à partir d’un thème fortement chargé émotionnellement (i.e. évocation de souvenirs personnels agréables/ désagréables). Selon Marquis et al. (1998) « la charge émotionnelle peut créer une impulsion de résurgence du langage oral » (p. 9).

Lorsque la psycholinguistique s’est développée, les aspects de production du langage ont été peu étudiés avec seulement 5% de publications sur ce thème (Levelt, 1994). Ceci est probablement dû aux difficultés rencontrées pour obtenir des données comparables. En effet, la durée du discours, le maintien du ou des thèmes proposés et le genre discursif sont autant de facteurs confondants. Aujourd’hui, le raffinement des méthodes d’analyse et l’avancée des technologies modernes (notamment l’existence d’outils de Traitement Automatique du Langage Naturel), permettent d’aller plus loin dans la description.